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Full text of "Impressions de guerre de prêtres soldats"

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IMPRESSIONS  DE  GUERRE 


DE 


PRÊTRES  SOLDATS 


ETUDES 


Fondées  en  1856,  paraissant  deux  fois  chaque  mois  en 
livraisons  de  144  pages  grand  in-8%  la  Revue  comporte, 
avec  des  articles  de  fond  et  des  variétés,  une  recension 
sérieuse  des  livres  nouveaux. 

Recueil  de  haute  vulgarisation  avant  tout  religieuse, 
les  Études  font  la  première  place  à  des  sujets  que  leur  im- 
portance maintient  à  l'ordre  du  jour,  et  auxquels  l'intérêt 
passionné  des  hommes  intelligents  assure  en  notre  temps 
un  surcroît  d'actualité. 

Les  Etudes  ont  publié,  depuis  septembre  1914,  et  conti- 
nuent de  publier,  parallèlement  à  leurs  Impressions  de 
guerre,  divers  articles  sur  les  questions  de  morale,  de  philo- 
sophie et  de  psychologie  soulevées  par  la  présente  guerre. 

Les  abonnements  partent  du  5  janvier,  du  5  mars,  du 
5  juillet  ou  du  5  octobre. 

Un  an  :  Fhance....     25  fr.  —  Union  postale..     30  fr. 

Six  mois  :  France..     13  fr.  —  Union  postale..     16  fr. 

Numéro  spécimen  sur  demande. 

S'adresser  à  l'Administrateur  des  Études, 
12,  rue  Oudinot,  Paris  (Vil') 


IMPRESSIONS  DE  GUERRE 


DE 


PRETRES  SOLDATS 


RECUEILLIES  PAR 


Léonce  de  GRANDMAISON 


IMAGES  DE  LA  GR.U'DE  GUERRE 
DE  BRUXELLES  A  SALONIQUE 


PARIS 

LIBRAIRIE   PLON 

PLON-NOUIIRIT  ET  C",  IMPRLMEUKS-ÉDIÏEURS 

8,    RUK    GARANCIÈRE    —   6" 

1917 
Tous  droils  réserves 


Nihil  obstat. 

A.  d'Alès. 
iO  décembre  1916. 

Imprimatur 

Parisiis,  die  16»  decembris  1916. 
H.  Odelix, 
V-  g- 


Droits  de  reproduction  el  de  traduction 
réservés  pour  tous  pays. 


AVANT-PROPOS 


Un  si  petit  livre  ne  souffre  pas  de  titre 
massif.  C'est  la  raison  qui  m'empêche  de  pré- 
senter ce  second  volume  d'Impressions  comme 
un  Recueil  pour  servir  à  f  histoire  et  à  la  psychologie 
du  militaire  français  de  la  grande  guerre. 

Aumôniers,  combattants,  brancardiers,  les 
prêtres-soldats  qui  ont  bien  voulu  nous  confier 
leurs  souvenirs  furent  en  contact  étroit  et  con- 
tinuel avec  l'âme  du  soldat.  Sans  y  chercher  un 
sujet  d'étude,  appliqués  entièrement  à  leur  mi- 
nistère sacerdotal  et  à  leurs  devoirs  profession- 
nels, ils  n'ont  pas  laissé  de  bénéficier  de  la  juste 
confiance  faite  à  leur  caractère  et  à  leur  discrète 
sagesse.  Peut-être  n'ont-ils  pas  mieux  raconté 
que  d'autres  —  encore  que  la  haute  culture  de 
beaucoup  les  mît  déjà  hors  pair  parmi  les  chro- 


II  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

niqueurs  du  front  ;  —  ils  ont  sûrement  vu  mieux, 
plus  juste  et  plus  au  fond  que  la  plupart  de 
leurs  émules,  ce  qui  touche  au  moral,  aux 
croyances,  aux  sentiments,  aux  habitudes  d'es- 
prit des  combattants.  C'est,  avec  le  bon  accueil 
fait  à  la  première  série  de  ces  Impressions  de 
guerre  des  Études,  ce  qui  nous  encourage  à 
publier  celle-ci. 

Quelques-uns  des  morceaux  qui  la  compo- 
sent :  Deux  marsouins  de  1915,  par  exemple,  ou 
Dans  la  fournaise  de  Verdun,  ont  retenu,  au 
moment  qu'ils  furent  publiés,  l'attention  d'une 
large  partie  du  public  français.  On  les  retrou- 
vera ici,  joints  à  d'autres  récits  d'une  tonalité 
plus  grise,  d'un  intérêt  peut-être  moins  poi- 
gnant, mais  donnant  à  merveille  le  sentiment 
de  cette  longue  guerre  d'endurance  et  d'usure, 
guerre  de  détail,  d'attente  et  d'affût,  de  tenace 
et  invincible  patience,  dans  laquelle  le  génie  vif 
et  primesautier  de  la  France  n'a  pas  moins 
excellé  —  à  l'admiration  du  monde  —  que  dans 
l'offensive  et  la  guerre  de  mouvements.  De 
Tahure  à  Troyon,  et  de  Bruxelles  à  Salonique, 
avec  de  longs  arrêts  dans  ces  «  environs  d'Arras  » 
où  nous  promena  si  longtemps  la  prose  réti- 


AVANT-PROPOS  m 

cente  des  Communiqués,  et  dans  les  champs, 
désormais  sacrés,  des  Hauts-de-Meuso  et  de 
Verdun,  nos  souvenirs  se  trouvent  former  une 
chaîne  suivie.  Mais,  plus  que  dans  cette  conti- 
nuité géographique,  l'unité  profonde  réside  ici 
dans  l'esprit  religieux  qui  anime  celles  même 
de  ces  pages  où  l'œil  distrait  ne  verrait  d'abord 
que  paysages  sobrement  notés,  qu'émotions 
puissamment  rendues.  Divers  par  la  fonction 
ou  l'attitude,  penché  sur  le  mourant  pour  l'ab- 
soudre et  le  consoler,  entraînant  au  feu  sa 
section,  ou  affermissant  le  moral  de  ceux  qui 
ont  à  subir  l'assaut  rageur  des  obus,  le  prêtre- 
soldat  reste,  dans  ces  récits  sincères  comme 
dans  la  réalité  de  l'action,  l'homme  de  Dieu,  le 
messager  et  le  bon  sergenl  du  Christ  Jésus. 

Léonce  de  Grandmaison, 

Directeur  des  Études. 


i"  septembre  191G. 


LIVRE  PREMIER 

IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE 


IMPRESSIOiNS   DE   GUERRE 


DE 


PRETRES  SOLDATS 


EN    CHAMPAGNE 


1.  —  Relève  de  blessés  à  la  Butte  de  Tahure 
{Champagne  pouilleuse) . 

Mercredi  13  octobre  1915.  —  Hier  au  soir,  au 
coucher,  on  m'avertit  que  je  devrais  aller  aujour- 
d'hui  aux  blessés.  Enfin,  on  va  travailler  sérieu- 
sement! La  nuit  a  été  mouvementée;  on  a  mar- 
mite notre  bois;  beaucoup  d'entonnoirs  dans  le 
champ  à  côté,  quelques  brandies  d'arbres  cassées; 
pas  d'autre  dégât;  mais  les  éclats  sifflaient  ferme 
au-dessus  de  nos  abris  :  j'avais  l'impression  de 
dormir  dans  une  tombe. 


4  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Dans  le  petit  jour,  on  nous  donne  un  quart  de 
café  chaud,  un  morceau  de  fromage  et  du  pain; 
puis  on  s'attelle  deux  à  deux  à  une  poussette,  et 
en  route.  (La  poussette  est  constituée  essentielle- 
ment par  deux  roues  assez  hautes  et  légères,  entre 
lesquelles  est  suspendu  un  brancard.  L'ensemble 
est  léger  et  assez  commode.) 

Nous  allons  directement  vers  les  tranchées,  en 
suivant  la  route  de  Perthes  à  Hurlus.  Cette  route  a 
été  si  bien  marmitée  qu'il  n'en  reste  plus  grand'- 
chose.  On  en  a  fait  une  autre  à  quelques  centaines  de 
mètres  ;  elle  aboutit  à  la  route  qui  va  vers  Tahure. 
On  marche  à  la  queue  leu  leu,  sans  parler;  il  y  a 
six  poussettes,  donc  douze  hommes,  un  caporal  et 
un  sergent.  Nous  suivons  la  route  :  le  jour  est  rose 
dans  le  brouillard  et  le  contraste  est  frappant  de 
ce  calme  et  des  horreurs  que  nous  traversons.  A 
côté  de  la  route,  une  tombe  d'Allemands  a  été 
retournée  par  une  marmite  ;  c'est  une  sépulture 
de  l'an  dernier  :  un  crâne  déjà  desséché  est  sur  le 
bord  de  l'entonnoir.  Un  peu  plus  loin,  un  obus  est 
tombé,  cette  nuit,  sur  une  cuisine  roulante  qui 
apportait  la  soupe  aux  combattants.  Conducteur, 
cuisinier,  chevaux,  tout  a  été  horriblement  déchi- 
queté. De  la  cuisine,  il  reste  quelques  tôles  tor- 
dues, une  ou  deux  tiges,  un  robinet  de  cuivre  ; 
tout  le  bois  a  été  consumé.  C'est  effrayant  comme 
destruction.  : 

Il  y  a  des  débris  informes  mêlés  à  de  la  terre  ; 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE       5 

ce  sont  les  restes  de  deux  hommes.  Les  chevaux 
sont  à  côté  ;  l'un  est  décapité,  l'autre  a  l'épaule 
ouverte.  Une  prière,  en  passant,  pour  les  deux 
pauvres  liéros  inconnus  dont  on  ne  parlera  pas,  et 
on  continue.  Nous  arrivons  au  carrefour  de  la 
route  de  Perthes  à  Tahure.  Le  canon  recommence  à 
tonner.  D'abord,  une  batterie  de  75  qui  tire  der- 
rière nous  :  les  obus  doivent  passer  très  peu  liaut 
par-dessus  nous  ;  on  a  une  invincible  envie  de 
courber  la  tête  et  les  épaules  à  chacun  de  ces 
Dumm...  qui  nous  rasent.  Puis,  d'autres  batteries 
s'y  mêlent  un  peu  plus  loin,  puis  l'ennemi  riposte. 
Nous  avançons  quand  même.  Les  boyaux  d'accès 
sont  trop  étroits  pour  laisser  passer  nos  poussettes 
et  il  faut  aller  en  terrain  découvert  en  suivant  la 
route.  Nous  sommes  obligés  de  contourner  trois 
trous  de  marmite  qui  ont  défoncé  la  chaussée. 
Quelques  petits  sapins  bordent  la  route,  tous  cou- 
pés à  hauteur  d'homme  parles  obus. 

.En  contre-bas,  voilà  un  endroit  ravagé,  noirci, 
brillé...,  des  bouts  d'étoffe  calcinés,  des  débris  de 
cuivre,  un  entonnoir  énorme,  criblé  de  trous  plus 
petits.  C'est  un  dépôt  de  munitions  boclies,  qu'ils 
avaient  abandonné  là;  un  de  leurs  obus  l'a  fait 
sauter  avant-hier,  il  y  a  eu  grand  ravage  ;  tout  ce 
qui  était  inflammable,  à  50  mètres  à  la  ronde,  a 
flambé  :  poussettes,  musettes,  équipements,  bois 
de  fusil,  sapins.  Un  peu  plus  loin,  c'est  encore 
plus  triste  :  presque  au  milieu   de  la  ciiaussée. 


6  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

quatre  casques,  trois  énormes  flaques  de  sang 
avec  quelques  débris  indiscernables;  sur  la  haie, 
à  côté,  des  cartouchières  toutes  neuves,  avec 
leurs  courroies  jaunes.  C'était,  me  dit-on,  quatre 
hommes  qui  se  reposaient.  Un  obus  les  a  tués 
tous  quatre...  Nous  suivons  encore  la  route  au 
milieu  de  débris  de  toutes  sortes  ;  dans  le  champ 
à  côté,  un  boyau  circule,  on  voit  des  têtes  de  fan- 
tassins qui  y  passent.  Nous  sommes  au  plus  mau- 
vais endroit,  bien  visibles,  sur  la  route  bien  repérée 
par  l'ennemi.  Enfin,  nous  arrivons  au  poste  de 
secours  où  l'on  doit  nous  amener  les  blessés.  On 
laisse  les  poussettes  sur  le  côté  de  la  route.  Je 
n'arrive  pas  à  décrocher  ma  bricole  de  la  pous- 
sette, la  hâte  me  rend  maladroit  ;  mes  camarades 
sont  déjà  dans  le  boyau  et  m'appellent;  j'essaye 
de  me  raisonner,  mais  je  sens,  je  l'avoue  humble- 
ment, une  peur  insensée  m'envahir...  On  ne  voit 
que  moi,  tout  seul,  sur  cette  route  blanche... 
Enfin,  je  me  décroche.  Ouf  1...  juste  au  même 
moment,  une  commotion  me  secoue;  est-ce  un 
vent  violent,  ou  le  bruit  de  la  détonation,  je  ne 
sais  ;  ma  tête  rentre  d'elle-même  dans  mes  épaules 
qui  se  courbent  et,  sans  trop  savoir  ce  que  je  fais, 
je  dégringole  dans  le  boyau.  C'est  un  obus  de  305 
qui  a  passé  à  2  mètres  environ  au-dessus  de  moi, 
et  a  éclaté  100  mètres  plus  loin.  Allons,  mon  ange 
gardien  veille  sur  moi  ! 

Le  poste  de  secours  est  tout  simplement  le  des- 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE       7 

SOUS  de  la  route  :  un  pont  fait  de  rondins  couverts 
de  tôle  et  de  terre.  Il  y  a  peu  de  place  et  les  bran- 
cardiers n'y  séjournent  pas  :  en  attendant  que  les 
blessés  arrivent,  ils  se  mettent  dans  un  tronçon  de 
boyau  long-  de  100  à  200  mètres,  parallèle  à  la 
route.  Dans  les  côtés  de  cette  tranchée  sont 
creusés  des  trous,  sortes  de  loculii  où  un  homme 
peut  s'étendre.  Ainsi  on  ne  gêne  pas  la  circulation 
dans  le  boyau,  et  on  est  à  l'abri,  à  peu  près,  des 
éclats  d'obus.  Il  n'y  a  danger  que  si  un  obus  tombe  " 
juste  dans  le  boyau;  alors  on  est  enseveli. 

Nous  prenons  chacun  possession  d'un  trou  et 
attendons.  Il  y  a  encore,  entre  nous  et  les  Alle- 
mands, d'abord  un  terrain  découvert,  sans  boyaux, 
de  1 500  mètres  environ,  coupé  d'une  ligne  de 
tranchées  ;  puis  trois  lignes  de  trancliées  dans  un 
espace  de  600^mètres  environ;  puis  le  village  de 
Tahure  occupé  par  nos  tout  avant-postes  ;  puis 
l'ennemi  à  300  mètres.  L'endroit  où  nous  sommes 
est  un  des  plus  mauvais,  car  les  Prussiens  l'ar- 
rosent perpétuellement  de  «  tirs  de  barrage  »,  afin 
d'empêcher  les  munitions  et  le  ravitaillement  d'ar- 
river aux  combattants  de  tranchées. 

Et  de  fait,  à  peine  sommes-nous  là  (il  est  sept 
heures)  que  le  marmitage  commence;  par  rafales 
de  quatre,  de  huit,  de  dix,  les  grosses  marmites 
tombent.  Elles  s'annoncent  de  très  loin  par  un 
ululement  qui  s'approche,  devient  décliirant,  puis 
éclatent  en  faisant  une  énorme  colonne  de  fumée 


8  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

noire,  de  poussière,  de  débris...  Les  éclats  vont 
retomber  au  loin  en  faisant  chacun  leur  petite 
musique. 

On  se  rencoigne  dans  son  trou  et  on  attend  en 
supputant,  de  trou  à  trou,  sur  l'éclatement  plus 
ou  moins  proche  de  telle  et  telle  marmite. 

Il  n'y  a  pas  attaque  aujourd'hui  aux  tranchées, 
aussi  les  blessés  sont  rares,  j'ai  le  temps  de  réflé- 
chir dans  mon  loculus.  Ce  coin  oii  nous  sommes, 
si  horriblement  bouleversé,  coupé  par  les  boyaux, 
taraudé  par  les  obus,  remué,  saccagé...  C'est  bien 
cette  terre  pétrie  de  sang  et  de  ferraille  dont  on  a 
parlé  dans  les  Études.  L'impression  est  horrible- 
ment désolée,  écrasante.  On  sent  la  puissance  de 
la  mort  qui  plane  là.  Une  odeur  douceâtre  im- 
prègne tout,  odeur  que  je  retrouverai  plus  tard 
sur  les  cadavres  :  celle  du  sang  desséché,  cette 
craie  de  Marne  en  est  imbibée.  C'est  aussi  l'odeur 
humaine  pourrie,  odeur  d'excréments  qui  souillent 
tous  les  tournants  de  boyaux,  le  réalisme  le  plus 
abject  à  côté  de  l'horreur  et  de  l'héroïsme;  c'est 
une  odeur  qui  s'attache  aux  vêtements,  à  la  barbe, 
qui  reste  en  vous  avec  cette  poussière  pénétrante 
et  tenace...  C'est  ça,  la  guerre;  nous  y  sommes 
en  plein. 

Le  bruit  du  canon  est  tel  que  d'un  côté  à  l'autre 
du  boyau  on  ne  s'entend  pas;  je  suis  obligé  de 
hurler  pour  me  faire  entendre  de  l'homme  couché 
à  un  mètre  en  face  de  moi.  Un  éclat  d'obus  gros 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE       9 

comme  la  main  tombe  entre  nous  deux  :  c'est  le 
premier  de  la  journée;  et  il  fait  cliaud,  lourd,  l'air 
est  cliargé  de  fumée,  le  ciel  semble  tout  l)as  sur 
nos  tètes  et  toujours  les  marmites  qui  hurlent; 
il  est  vrai  que  les  75,  de  tous  côtés,  y  répondent, 
et  ils  en  font,  un  raffiil!  C'est  le  «  duel  acharné 
d'artillerie  »  que  vous  avez  lu  dans  les  commu- 
niqués. 

Le  sergent  qui  était  resté  dans  le  poste  de  se- 
cours passe  en  se  courbant  dans  le  boyau  :  «  Un 
blessé  vient  d'arriver.  A  votre  tour!  » 

Je  sors  du  boyau  avec  mon  coéquipier  et  monte 
sur  la  route.  Un  petit  frisson  en  se  trouvant  de 
nouveau  à  découvert  et  seuls.  On  ne  voit  pas  une 
tète  d'Iiommc  dans  cette  plaine  si  remplie  de  com- 
battants. Les  brancardiers  régimentaires  ont  posé 
le  brancard  sur  le  bord  de  la  route  et  sont  repartis 
par  les  boyaux.  Le  blessé  est  là,  couché,  en  plein 
sous  les  marmites  qui  passent...  Mon  Dieu,  j'ai 
bien  vu  des  l)lcssés  à  iMontauban,  et  {)Ourtant 
qu'était-ce  à  côté  de  cela?...  On  n'a  même  pas 
pansé  le  malheureux  :  en  vaut-il  la  peine?...  Il  a 
la  jambe  droite  coupée  au-dessus  du  genou,  on 
voit  les  deux  bouts  d'os  dans  une  bouillie  rou- 
geàtre,  la  jambe  gauche  broyée  au  til)ia;  le  [)ied 
gauche  a  été  coupé  en  deux  presque  longitudina- 
lement;  une  section  assez  nette  qui  laisse  voir  les 
bords  du  soulier  emprisonnant  une  tranche  de 
quelque  chose  qui  ressemble  à  du  haciiis  de  porc. 


10  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

La  section,  en  biseau,  va  de  la  base  du  petit  doigt, 
qui  seul  reste,  à  la  clieville  interne  :  c'est  hor- 
rible!.. Les  habits  sont  noircis  de  poudre  et  de 
terre.  Le  visage  entièrement  couvert  d'un  masque 
de  sang-  coagulé,  à  travers  lequel  fdtrent  deux 
regards  de  bête  blessée...  L'homme  explique, 
comme  il  peut,  que  c'est  une  marmite  qui  l'a  ainsi 
écrasé.  Il  est  resté  huit  heures  enseveli...  Com- 
ment n'est-il  pas  mort?  Les  poils  de  sa  moustache 
sont  colles  au  sang  de  sa  lèvre  inférieure.  Il  parle 
au  travers  comme  il  peut.  Son  aspect  est  tel  que 
nous  restons  abasourdis,  malgré  le  danger. 

Puis  le  sentiment  de  la  réalité  nous  revient;  on 
prend  le  brancard,  on  le  suspend  à  la  poussette, 
puis  bricole  à  l'épaule,  et  en  route.  Que  de  cahots 
sur  cette  route  défoncée!  On  fait  attention,  mais 
l'homme  ne  se  plaint  pas  :  «  Allez,  vite,  vite,  » 
répète-t-il.  Après  200  mètres,  plus  de  route;  une 
marmite,  depuis  notre  passage  de  ce  matin,  l'a 
défoncée.  Il  faut  descendre  dans  le  champ  (si  on 
peut  appeler  cela  un  champ),  puis,  à  force  de 
coups  d'épaule,  remonter  le  talus.  Nous  haletons, 
on  étouffe,  le  casque  pèse  horriblement...  On 
entend  un  chant  continuel,  srar  une  note  jolie, 
presque  mélancolique...  Je  n'ai  analysé  que  plus 
tard  ce  que  c'était.  Ce  sont  les  obus  de  75  qui 
passent  sur  nous  et  les  éclats  d'obus  boches,  en 
nombre  incalculable,  qui  pleuvent  partout  :  la 
basse  est  faite  par  les  éclatements  de  marmites  à 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      11 

tout  instant,  et  cela  devient  si  continuel  qu'on  n'y 
fait  plus  attention,  on  va  tète  basse,  tirant  de  tout 
son  poids,  aliuri,  abruti  par  ce  bruit,  endormi  par 
cette  note  chantante  des  obus.  On  ne  raisonne 
rien,  on  n'a  plus  peur,  on  marche  la  gorge  pleine 
de  poussière  :  je  récite  machinalement  un  acte  de 
contrition  que  je  recommence  indéfiniment,  sans 
trop  savoir  ce  que  je  dis.  Pourtant,  je  n'ai  pas  la 
sensation  d'avoir  peur,  comme  tout  à  l'heure. 

Derrière  nous,  le  blessé  se  plaint;  il  a  froid,  il 
demande  si  on  n'a  })as  une  couverture.  Il  faut 
arrêter.  C'est  dangereux...  Un  effort  de  volonté, 
et  ça  y  est.  On  arrête  en  pleine  route.  Nous 
n'avons  pas  de  couverture,  j'étends  ma  pèlerine 
de  caoutchouc  (celle  que  mon  frère  m'a  envoyée 
et  qui  fait  pour  la  seconde  fois  la  campagne)  sur 
les  jambes  en  bouillie  du  malheureux.  Puis  on 
repart.  Enfin,  voilà  le  relais  de  voitures.  Un  peu  de 
calme.  Le  blessé  est  posé  dans  une  tranchée  tandis 
qu'on  charge  d'autres  brancards. 

Le  pauvre  homme  s'est  confessé  et  a  reçu 
rextrôme-onction  déjà,  d'un  prêtre  soldat  qui  a 
aidé  à  le  déterrer...  Je  lui  renouvelle  l'absolution- 
Il  est  mort,  m'a-t-on  dit,  dans  la  voiture,  après 
2  kilomètres. 

Nous  revenons,  par  la  même  route,  reprendre 
notre  [»lace  au  poste  de  secours  et  on  attend.  Les 
marmites  sont  un  peu  moins  nombreuses,  c'est-à- 
dire  qu'il  n'y  en  a  plus  qu'une  toutes  les  deux  ou 


12  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

trois  minutes.  D'autres  équipes  partent,  emme- 
nant chacune  leur  blessé...  Je  mets  un  peu  de 
poussière  de  craie  sur  le  sang  qui  est  resté  attaché 
à  mon  caoutchouc.  Dans  l'abri,  à  côté  de  moi,  un 
brancardier  lime  paisiblement  un  coupe-papier  fait 
du  cuivre  d'une  ceinture  d'obus.  Il  est  habitué  à 
tout  cela.  Il  est  sur  le  front  depuis  le  10  août  1914. 

Je  me  lève  et  circule  un  peu  dans  le  boyau; 
chaque  trou  a  son  homme  qui  dort,  qui  mange, 
qui  écrit...  On  en  vient  à  se  rassurer.  De  temps  à 
autre,  un  petit  détachement  de  quinze  à  vingt 
hommes  vont  vers  les  tranchées  de  première  ligne 
ou  en  viennent. 

Ils  passent  à  la  queue  leu  )eu,  surchargés  de 
leur  sac  et  outils,  pioches,  pelles.  Ils  sont  blancs 
de  poussière  de  craie,  hâves,  sales  indescriptible- 
ment.  Plus  de  couleur  à  leurs  habits,  tout  est  gris; 
il  semble  qu'ils  n'ont  plus  de  sourcils,  que  leurs 
moustaches  ont  disparu;  une  couche  de  craie  et 
de  sueur  cache  leur  peau;  leurs  yeux  brillent  là 
dedans;  ils  défilent  sans  parler,  automatiques, 
sans  vous  regarder.  Pauvres  gens;  voilà  quatorze 
ou  quinze  jours  qu'ils  sont  dans  les  tranchées, 
couchant  par  terre  sous  l'incessant  bombarde- 
ment, attendant  la  mort  à  tout  instant,  mangeant 
peu  et  froid.  On  leur  porte  la  soupe  de  2  kilomètres 
à  l'arrière,  dans  des  seaux  en  toile.  Elle  arrive 
couverte  d'une  couche  de  poussière  de  craie,  et 
froide;  et  puis  ils  ont  du  «  singe  »;  pas  de  vin,  pas 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      13 

d'eau  ou  presque...  Ah!  ceux  qui  se  plaignent  à 
l'arrière  ! . . 

Un  petit  groupe  se  forme  au  bout  du  Ijoyau.  Le 
sergent  parle  avec  un  homme  qui  vient  de  Tahure. 
Il  s'ag-it  d'aller  là-bas,  chercher  deux  blessés 
tombés  devant  Tahure  et  qu'on  ne  peut  aborder 
sans  passer  sous  le  feu  d'une  mitrailleuse  boclie... 
Il  faut  amener  des  poussettes  pour  les  rapporter; 
on  demande  des  hommes  de  bonne  volonté,  ce 
sera  dangereux.  Nous  partons  à  quatre,  traînant 
deux  poussettes,  avec  un  sergent,  gros  pépère 
placide,  calme  et  brave.  Par  la  route  directe,  d'ici 
à  Tahure,  il  y  aurait  à  peine  1 200  mètres,  mais 
elle  est  prise  en  enfilade  par  le  feu  des  tranchées 
ennemies,  et  on  interdit  d'y  passer,  ce  serait  folie. 
On  fait  un  détour  de  2  kilomètres.  Il  n'y  a  pas  de 
boyau.  Nous  descendons  de  la  chaussée;  d'abord, 
un  champ  de  terre  rougeàtre  avec  quelques  trous 
d'obus;  puis  nous  contournons  un  petit  bois  :  au 
tournant,  quatre  carcasses  de  ciievaux  qu'il  faut 
enjamber  et  sur  lesquelles  faire  passer  les  pous- 
settes. C'est  liideux!..  Le  petit  défdé  entre  deux 
bois  s'élargit  :  c'est  maintenant  une  piste  qui 
passe  sur  le  côté  d'un  petit  clianip,  gorge  de 
30  à  40  mètres  entre  deux  bois.  Les  deux  bois 
sont  remplis  de  nos  soldats  dans  les  trancliées;  ils 
nous  font  signe  de  nous  liàter  en  liocliant  la  tète. 
Ils  lèvent  les  yeux  en  l'air  :  je  regarde,  il  y  a  là- 
bas,  au  bout  (\u  délilé,  un  ballon-saucisse  boche 


n  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

qui  ne  peut  pas  ne  pas  nous  voir.  Nous  formons 
avec  nos  deux  poussettes  un  groupe  trop  compact. 
On  va  certainement  nous  repérer.  Ça  ne  manque 
pas;  un  obus  de  77  tombe  dans  le  champ  à  côté, 
qui  est  criblé  de  trous,  déjà.  Il  n'éclate  pas...  Nous 
nous  séparons. 

Je  prends  de  l'avance  avec  mon  compagnon.  Un 
obus  tombe  sur  la  piste  derrière  nous,  devant 
l'autre  poussette,  et  éclate  fort  bien...  La  terre 
retombe  sur  nous  en  pluie,  un  casque  du  groupe 
d'arrière  sonne  sous  un  éclat  d'obus...  Rien!  pas 
de  blessés,  c'est  miraculeux.  Nous  prenons  le  trot 
en  conservant  nos  distances. 

Les  poussettes  bondissent  par-dessus  les  enton- 
noirs. D'autres  obus  tombent  dans  le  champ  à 
côté...  Les  uns  éclatent,  les  autres  non,  on  n'y  fait 
plus  attention,  on  trotte.  Le  défilé  s'allonge  entre 
les  bois.  Mon  Dieu!  comme  c'est  long!  Implaca- 
blement, les  obus  nous  suivent  et  éclatent  à  notre 
liauteur,  mais  à  gauche...  Décidément  la  «  sau- 
cisse »  y  voit  de  travers. 

Enfin  voilà  le  bout  du  défilé;  triste  spectacle  au 
tournant,  à  4  mètres  sur  la  gauche  :  un  cadavre  de 
soldat.  Il  est  sur  le  dos,  les  deux  poings  fermés, 
©n  distingue  sa  mâchoire  crispée,  ses  deux  poings 
menaçant  le  ciel.  Il  faut  passer.  Pauvre  homme  1 
Qui  est-ce?  Qui  le  pleurera  là-bas,  en  France?... 
Un  peu  plus  loin,  un  autre,  puis  deux  ou  trois 
autres  en  groupe,  couchés  sur  le  côté  ou  sur  le 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      15 

ventre,  les  bras  étendus.  Pauvres  morts!..  Mais 
nous  sommes  presque  arrivés;  la  petite  vallée  a 
tourné  à  angle  droit  et  là  tout  près  on  distingue  à 
300  mètres  des  j)ans  de  murs  dans  des  arbres 
hachés,  sur  un  monticule.  C'est  Taliure,  dont  on 
a  tant  parlé...  Sur  la  droite,  adossés  à  la  colline, 
protégés  par  un  repli  de  la  vallée,  on  distingue  des 
cahutes  en  bois  très  bien  construites.  Devant,  des 
hommes  vont,  viennent.  Ce  sont  les  anciennes 
«  Écuries  allemandes  ».  Ils  sont  restés  là  tout 
l'hiver  et  s'étaient  installés.  L'offensive  du  25  sep- 
tembre les  a  chassés.  Maintenant,  c'est  un  poste 
de  secours...  Les  hommes  qui  sont  là  nous  font 
vivement  signe  de  nous  mettre  sur  le  côté  de  la 
vallée. 

En  effet,  dans  le  milieu,  on  est  sous  le  feu  d'une 
mitrailleuse  qui,  par  une  dépression  do  la  butte, 
fauclie  tout.  Et  nous  entendons  soudain  des  dzinn^ 
dzimi,  significatifs.  Nous  sautons  de  côté,  et,  après 
avoir  passé  par-dessus  une  tranchée,  pleine  de 
poilus,  qui  barre  la  vallée,  nous  voilà  en  sûreté 
aux  Écuries  boclies.  Voici,  sur  une  cinquantaine  de 
mètres,  à  moitié  creusées  dans  la  colline,  à  moitié 
construites,  des  écuries  pour  les  chevaux,  des 
habitations  pour  les  hommes,  un  salon  pour  des 
officiers.  Devant,  une  pompe  bien  cimentée.  J'y 
vais  prendre  un  peu  d'eau,  elle  est  fraîdie,  excel- 
lente, je  remplis  mon  bidon.  Ce  sont  les  Allemands 
qui  ont  fait  creuser  ce  puits,  très  profond,  paraît-il. 


16  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Tout  cela  est  organisé  solidement,  proprement, 
durable,  bien  à  l'abri.  Nos  deux  blessés  sont  là; 
ils  étaient  tombés  au  milieu  de  la  vallée  à  30  mètres 
à  peine  (là  où  nous  sommes  passés)  en  voulant 
aller  directement  de  la  tranchée  aux  Écuries,  sans 
passer  par  le  boyau.  Ils  sont  restés  quelque  temps 
au  milieu;  aller  les  chercher  eût  été  se  faire  tuer 
sûrement:  ils  ont  réussi  à  se  traîner  jusqu'à  l'abri 
des  Ecuries.  Blessures  relativement  légères  dans 
les  jambes.  On  souffle  un  peu;  on  en  profite  pour 
regarder  Tahure.  Cette  butte  dont  on  a  tant  parlé, 
objectif  qui  a  coûté  si  cher...  J'y  suis  presque  : 
200  mètres  à  peine.  Et  qu'est-ce?  Presque  rien; 
une  petite  butte,  une  taupinière;  que  de  sang 
versé  !  Les  obus  français  ont  inondé  pendant 
soixante  heures  tout  le  coin  où  nous  sommes.  On 
en  a  tiré,  paraît-il,  plus  de  deux  millions  î  et  nous 
qui,  après  deux  cents  ou  trois  cents  marmites, 
étions  dans  un  état  d'énervement  !  A  quel  degré 
d'abrutissement  n'ont  pas  dû  arriver  ceux  qui 
étaient  là,  dans  ces  écuries  bien  propres,  dans  ce 
salon  bien  coquet...  J'ai  envie  de  dire  :  «  Voir 
Tahure  et  mourir!  »  tant  je  suis  ravi  d'être  venu 
jusque-là.  Je  pense  au  commandant  H...  qui  a  cer- 
tainement passé  par  ici;  à  mon  frère,  dont  cette 
butte  a  été  l'objectif  pendant  longtemps...  Mainte- 
nant ça  y  est,  elle  est  à  nous.  On  ne  peut  s'ima- 
giner ce  que,  ici,  ce  nom  de  Tahure  évoque  de 
pensées,  d'idées  tristes  et  glorieuses  à  la  fois  !.. 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      17 

Je  veux  essayer  d'aller  au  village,  dans  lequel  il 
y  a  une  ligne  de  tranchées  des  nôtres.  C'est  inter- 
dit. J'aurais  peut-ctre,  au  cimetière,  s'il  existe 
encore,  trouvé  quelques  traces,  une  tombe...  Il 
faut  repartir.  Nous  chargeons  nos  blessés  sur  la 
poussette.  Ils  sont  heureux  et  oublient  qu'ils 
souffrent  pour  nous  plaindre  d'être  venus  les 
chercher  si  loin...  Il  y  aura  un  mauvais  pas  à  fran- 
chir :  le  milieu  de  la  vallée,  là  où  la  mitrailleuse 
donne.  Nous  y  sommes  passés  sans  défiance  tout  à 
l'heure  ;  maintenant,  un  petit  frisson .  Allons,  un  acte 
d'abandon  à  Dieu,  un  signe  de  croix  et  on  se  lance 
au  grand  trot,  tirant  les  poussettes...  Nous  voilà  à 
l'endroit  le  plus  critique,  au  beau  milieu  de  la 
petite  gorge,  pas  loin  du  groupe  de  cadavres  qui 
ont  été  étendus  là  par  la  mitrailleuse.  Allons-nous 
être  comme  eux  dans  un  instant?..  Mes  idées  filent 
dans  mon  esprit  avec  une  rapidité  vertigineuse  : 
je  remar([ue  presque  simultanément  notre  gros 
petit  sergent  qui  trotte  de  toutes  ses  forces,  tout 
suant,  son  ventre  secoué  comme  un  panier  à  sa- 
lade, et  puis  je  remarque  que  les  poilus  de  la  tran- 
chée, sur  laquelle  nous  repassons,  sont  propres  et 
ont  l'air  content.  L'eau  de  la  pompe  boclie,  sans 
doute...  Ahl  les  bienfaits  de  l'eau!...  Puis  je  pense 
à  Madagascar...  Si  les  élèves  du  collège  nous 
voyaient  tramant  cette  poussette!..  Et  puis,  tout 
d'un  coup,  une  vive  douleur  au  talon  :  j'ai  calé 
avec  ledit  talon  la  roue  de  la  poussette  lancée  à 
n.  2 


18  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

toute  vitesse  sur  une  petite  pente;  je  tombe  pres- 
que, mais  je  me  relève  ;  mon  talon  me  fait  violem- 
ment mal...  Mais,  dzin,  dzin,  dzinn...  voilà  la  note 
chantante  des  balles.  Clopin-clopant,  mais  sans 
diminuer  la  vitesse,  nous  trottons,  nous  trottons... 
Nous  dépassons  les  cadavres  :  je  remarque  leurs 
molletières,  bien  sanglées,  couvertes  de  boue... 
Et  enfin,  le  tournant,  la  vallée  où  les  obus  nous 
accompagnaient;  nous  sommes  hors  du  champ  de 
la  mitrailleuse.  Il  n'y  a  plus  que  les  obus  à 
craindre,  c'est  relativement  peu. 

Nous  allons  au  pas  ;  on  est  haletant,  épou- 
monné,  notre  blessé  rit  de  tout  son  cœur  Nous 
refranchissons  les  cadavres  de  chevaux,  comptons 
les  trous  d'obus  tout  en  marchant,  nous  rions, 
nous  sommes  gais  d'avoir  échappé  au  danger  et 
sauvé  deux  braves  gars  :  une  fervente  prière  de 
remerciement.  Et  nous  voici  au  poste  de  secours. 
Ce  n'est  plus  qu'un  jeu  :  il  y  a  encore  du  danger, 
mais  tout  est  relatif. 

Jeudi  14  octobre.  —  Je  passe  la  journée,  assez 
calme,  à  mettre  en  ordre  affaires  et  souvenirs.  Ce 
matin,  un  cheval  a  été  tué  dans  le  champ  à  gauche 
de  notre  cantonnement  par  un  éclat,  ou  une  balle 
perdue.  Je  le  vois  d'ici,  faisant  une  grosse  bosse 
noire  au  milieu  du  champ  grisâtre.  J'ai  été  me 
promener  à  cette  place,  en  toute  sécurité,  avant- 
hier.  A  sept  heures  du  soir,  on  appelle  les  hommes 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      19 

de  ma  section;  on  craint  une  attaque  et  de  nom- 
breux blessés,  dans  la  nuit.  Nous  partons,  étjuipés 
comme  à  l'ordinaire,  mais  sans  musette  ni  bidon. 
Je  n'emporte  que  mon  fidèle  caoutcliouc. 

Nous  reprenons  la  même  route  connue;  mais 
c'est  un  dédale,  un  enchevêtrement,  un  fouillis 
inextricable  de  cuisines  roulantes  qui  viennent 
porter  la  soupe  et  le  café  aux  combattants.  Elles 
s'arrêtent  en  lile  interminable  sur  la  route  et  des 
hommes  avec  des  seaux  de  toile  distribuent  la 
pitance  dans  les  tranchées...  les  Allemands  con- 
naissent certainement  cette  affluence  de  ravitaille- 
ment, ils  connaissent  aussi  la  route  ;  ils  ont  assez 
vécu  dans  ces  parages,  tout  est  repéré.  Cependant, 
par  une  sorte  de  convention  tacite,  les  canons  se 
taisent  à  ce  moment  et,  dans  la  nuit,  la  soupe  va 
en  paix  vers  les  poilus.  Pourtant  quelquefois  un 
obus  inattendu  arrive  en  plein  sur  la  route,  parmi 
les  équipages  enclievétrés,  fait  sauter  cinq  ou  six 
chevaux,  autant  d'hommes,  une  ou  deux  cuisines 
roulantes...  et  puis  le  silence  se  rétablit,  on  ra- 
masse les  débris  des  morts,  on  écarte  les  chevaux 
éventrés  et  les  cuisines  serrent  la  file...  C'est  inex- 
primal)le,  l'insouciance  de  la  mort  que  tout  ce 
monde  a  par  ici. 

Comme  nous  arrivons  en  cet  endroit  (l'embran- 
chement des  deux  routes),  traînant  avec  peine  nos 
poussettes  au  milieu  de  cet  enchevêtrement  de 
chevaux  et  de  cuisines,  je  sens  mes   yeux   me 


20  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

picoter  ferme,  puis  une  envie  de  fermer  les  yeux, 
de  pleurer...  Mes  camarades  connaissent  déjà  cela. 
«  Des  gaz  lacrymogènes  !  »  Vite,  les  lunettes  bien 
assujetties  sur  le  nez...  Quelle  tête  devons-nous 
avoir  !  Mais  ce  n'est  pas  assez,  cinq  ou  six  obus 
éclatent  sourdement  à  quelque  distance.  Ils  ne  font 
pas  le  bruit  ordinaire...  Et,  presque  aussitôt,  une 
sensation  d'étranglement,  comme  si  on  vous  ser- 
rait à  la  gorge...  puis  la  respiration  devient  pé- 
nible :  «  Des  gaz  suffocants  !  »  On  adapte  le  masque 
devant  le  nez  et  la  bouche,  on  serre  vigoureuse- 
ment, on  est  à  moitié  étouffé.  Derrière  nous, 
nous  entendons  les  chevaux  qui  renâclent,  qui 
s'ébrouent;  puis,  une  à  une,  les  cuisines  font  tête- 
à-queue  et  s'éloignent  au  plus  vite  en  ferraillant. 
Les  poilus  auront-ils  leur  soupe  ce  soir?...  Nous 
continuons  à  marcher,  à  tâtons,  car  il  fait  nuit  et 
les  lunettes  jaunes  enlèvent  le  peu  de  lueur  qui 
reste...  Les  yeux  me  piquent  horriblement,  par 
suite  du  gaz  que  j'ai  emprisonné  dedans  ;  on 
étouffe  sous  le  bâillon  du  tampon-masque,  et 
pourtant  c'est  le  salut  :  il  faut  les  laisser. 

L'impression  de  ces  gaz  est  abominablement 
démoralisante.  On  se  sent  pris,  sans  rémission,  à 
la  merci  de  tout;  c'est  l'air  respirable,  la  vie  et  la 
vue  qui  manquent  à  la  fois.  Fuir...  où?  dans  quelle 
direction  ne  s'étendent-ils  pas?  Ils  couvrent  toute 
la  plaine;  et  cela  en  plein  air,  là  où  jamais  on  ne 
devrait  manquer  de   cet  airl  Quelle  abominable 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      21 

angoisse!  Ah!  les  misérables!  Ils  ont  bien  trouvé 
le  seul  moyen  de  faire  reculer  les  Français  ! 

Avec  un  violent  effort  de  volonté,  en  tenant  la 
poussette  qui  est  devant  moi  et  que  mon  coéqui- 
pier, aveuglé  lui  aussi,  fait  marcher  je  ne  sais 
comment,  j'avance  à  tâtons,  me  demandant  avec 
une  certaine  angoisse  comment  cela  va  finir...  Je 
sens  la  peur  m'envaliir  de  nouveau!  et  puis  cela 
se  dissipe  peu  à  peu.  La  confiance  me  revient, 
peut-être  est-ce,  tout  simplement,  que  mon  masque 
fonctionne  bien. 

Nous  revoilà  au  poste  de  secours  de  ce  matin. 
Il  fait  noir  comme  dans  un  four.  Il  n'y  a  pas  de 
blessés;  il  n'y  aura  probablement  pas  d'attaque 
cette  nuit.  Nous  voilà  vingt-deux  iiommes  immo- 
bilisés là  pour  la  nuit  sans  aucun  travail.  On  s'ac- 
croupit par  terre  sous  le  pont  de  la  route,  le  menton 
aux  genoux.  Défense  d'allumer  quoi  que  ce  soit; 
défense  de  causer  trop  fort...  Et  les  hommes  com- 
mencent à  se  traîner.  Mon  compagnon  a  une 
montre  à  cadran  pliosphorescent,  ce  qui  permet 
le  raffinement  du  supplice  de  voir  s'écouler  trop 
lentement  les  heures.  Neuf  heures  du  soir...  dix 
heures...  Ouf!  mes  jambes  recroquevillées  me 
font  un  mal  horrible.  Je  propose  à  mon  voisin 
d'en  face  (car  nous  sommes  entassés  les  uns  sur 
les  autres  comme  des  harengs  dans  une  caque) 
d'étendre  une  de  ses  jambes  entre  les  miennes, 
pour  que  je  puisse  en  faire  autant  de  son  côté.  Il 


22  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

accepte  avec  reconnaissance.  Nous  voilà  bons 
amis  pour  la  vie.  C'est  horrible  de  rester  replié 
sur  soi-même  sans  rien  faire  toute  une  nuit.  Il 
commence  à  faire  froid.  On  grelotte;  on  essaye 
des  changements  de  jambe...  Enfin,  on  fait  passer 
l'ordre  d'enlever  les  masques  et  les  lunettes... 
Quel  bienfait!  De  l'air  pur!  Le  temps  est  clair  et 
par  les  deux  bouts  du  pont,  comme  par  des  ouver- 
tures de  tunnel,  on  voit  briller  les  étoiles...  On  se 
gave  d'air  frais  :  pendant  ce  temps,  on  ne  pense 
plus  à  la  position  incommode  des  jambes.  Mais 
tout  passe,  et  bientôt  les  jambes  recroquevillées 
vous  rappellent  durement  à  la  réalité.  Ce  dessous 
de  pont  doit  être  sale,  ignoble.  On  n'y  voit  rien, 
on  s'étend  là  dedans,  dans  une  boue  douteuse, 
faite,  Dieu  sait  de  quoil...  On  se  repose  en  met- 
tant un  coude  là  dedans,  puis  l'autre.  On  s'accote 
l'un  contre  l'autre;  on  grogne!  Il  n'est  qu'une 
heure  du  matin  :  encore  quatre  heures  de  supplice. 
Je  n'y  tiens  plus,  je  sors  et  vais  me  promener 
dans  le  boyau.  Le  bombardement  recommence  : 
ce  sont  des  77,  dont  beaucoup  n'éclatent  pas,  heu- 
reusement, car  la  terre  est  ameublie...  J'ai  froid 
aux  pieds  cruellement;  je  trotte  dans  le  boyau.  A 
côté  de  moi,  quelques  énormes  rats,  si  gros  que  je 
les  prends  d'abord  pour  des  chats,  passent,  dispa- 
raissent dans  les  trous  où  nous  étions  ce  matin  I 
Quelle  horreur!  De  quoi  sont-ils  nourris,  ceux-là? 
Je  dis  mon  chapelet,  je  fredonne,  je  pense  à 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      23 

Madagascar,  à  mes  parents,  je  prie...  le  temps 
passe  avec  une  lenteur!...  Il  est  deux  heures  et 
demie  du  matin;  presque  plus  de  canon.  Seuls 
des  75,  par  petites  raffiJes  brutales  qui  déchirent 
le  silence,  envoient  des  obus  vers  les  Allemands, 
puis  tout  redevient  silencieux,  pour  recommencer 
dix  minutes  plus  tard. 

Ils  sont  crispants,  agagants,  ces  75...  Ils  ne  se 
sont  pas  tus  de  toute  la  nuit;  ils  ont  l'air  de  dormir 
et  puis  tout  d'un  coup,  vlan,  vlan...  une  rafale 
rageuse  montre  qu'ils  veillent. 

Le  sommeil  m'accable...  tant  pis  pour  les  rats!... 
je  m'enroule  les  pieds  dans  mon  caoutchouc,  et  je 
m'étends  dans  les  trous-abris  d'hier.  Le  sol  en  est 
fait  de  petits  morceaux  de  craie,  comme  des  cail- 
loux concassés  :  c'est  atrocement  dur,  ça  salit 
plus  que  la  boue;  ça  entre  dans  les  chairs...  Ah! 
les  beaux  habits  bleu  horizon!  à  quelle  sauce  on 
les  met!  Et  je  m'assoupis  tout  de  même  à  moitié... 
Je  rêve  que  les  rats  mangent  mon  caoutchouc  et 
que  je  suis  devant  mon  frère,  penaud,  m'excusant 
de  n'avoir  pas  pris  plus  de  soin  de  ce  précieux 
vêtement. 

Vendredi  15  octobre.  —  Ouh!  là!  je  me  réveille, 
engourdi,  meurtri,  roué  de  coups.  Je  me  lève  avec 
peine,  sors  de  mon  trou...  D'autres  brancardiers, 
engourdis  aussi,  sortent  de  dessous  le  pont; 
boueux,  ignobles;  je   dois   être    comme  eux.  Je 


24  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

sens  que  ma  barbe  est  pleine  de  craie...  Il  est  six 
heures  du  matin.  Nous  repartons  pour  le  canton- 
nement, et  j'y  dis  ma  messe  avec  délices  dans  ma 
tranchée  relativement  sûre  et  presque  propre  1... 
Que  le  bon  Dieu  est  boni... 

Paul  DE  LA   D..., 

ancien  missionnaire  à  Madagascar, 
brancardier  à  la  N°  division. 


2.  —  Leux  marsouins  de  1915. 

Fred...  Frédéric  sans  doute.  Les  camarades  ne 
lui  connaissaient  d'autre  nom  que  ce  sobriquet 
d'outre-Manche.  Lui,  pourtant,  n'avait  rien  de  bri- 
tannique. C'était  l'apache  montmartrois  dans  toute 
la  pureté  de  la  race,  sans  croisement  aucun  : 
1  m.  80  de  haut,  maigre,  nerveux,  la  peau  basanée 
par  la  fumée  des  bouges,  les  yeux  noirs,  vrillants 
dans  l'orbite  creusé  par  les  nuits  de  crime,  parais- 
sant plus  noirs  et  plus  mauvais  encore  sous  les 
cheveux  de  jais  qui,  pour  mieux  dissimuler  le 
regard,  descendaient  jusqu'au  bas  du  front;  le 
visage  imberbe,  malgré  ses  vingt-huit  ans;  la 
lèvre  carminée  par  des  années  d'alcool  et  pen- 
dante sous  un  bout  de  cigarette  toujours  éteint; 
les  épaules  voûtées,  des  bras  aux  biceps  d'athlète 
et,  pour  commencer  tous  les  gestes,  un  mouve- 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      25 

ment  de  la  main  droite,  poing  fermé,  où  l'on 
croyait  encore  voir  le  «  surin  ». 

Quand  il  arriva  sur  le  front,  au  mois  de  décem- 
bre, instinctivement,  les  voisins  «  se  garèrent  », 
—  d'autant  qu'il  n'était  pas  dans  son  escouade 
depuis  deux  heures  que  l'on  savait  déjà  ses 
anciennes  accointances  avec  Bonnot  et  ses  trois 
dernières  condamnations,  à  lui,  l'une  pour  vol, 
deux  autres  pour  meurtre. 

On  distribuait  ce  matin-là  des  paquets  de  car- 
touches. Fred  prit  les  siennes  des  mains  du  gradé. 
0  Attends  un  peu  que  je  mette  à  part  celle  des  gé- 
néraux »,  traîna-t-il  avec  son  accent  faubourien... 

Tous  avaient  entendu.  Pas  un  n'avait  souri; 
dans  ce  régiment  d'infanterie  coloniale,  où  les  tra- 
ditions étaient  particulièrement  glorieuses,  où  les 
chefs  aimaient  passionnément  leurs  hommes,  s'in- 
téressaient à  chacun,  vivaient  de  leur  vie  et,  dans 
les  heures  difficiles,  ne  leur  commandaient  qu'une 
chose,  de  les  suivre,  les  complots  antimilitaristes 
n'avaient  pas  cours.  Le  mot  de  Fred  fit  scandale. 

Or,  l'escouade  était  commandée  par  le  plus 
jeune  de  tous.  Petit-Pierre  —  ou  «  le  gosse  », 
comme  on  l'appelait  avant  qu'il  n'ait  conquis  ses 

galons  rouges. 

* 
*   * 

De  son  père,  de  sa  mère,  de  son  enfance,  Petit- 
Pierre  ne  savait  rien.  Ses  souvenirs  ne  remontaient 


26  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

pas  au  delà  d'un  voyage  en  Amérique,  avec  une 
troupe  de  musiciens  dont,  à  sept  ans,  il  était  le 
violoniste  prodige  et  l'attraction  la  plus  lucrative. 
Depuis  lors,  il  avait  couru  le  monde,  —  le  «  grand 
monde  »,  disait-il  :  il  voulait  dire  les  musics-halls 
des  grandes  villes. 

En  août  1914,  il  avait  dix-huit  ans,  pas  d'ar- 
gent —  car,  s'il  gagnait  gros,  il  dépensait  plus 
encore,  —  et  un  ravissant  minois  blondin,  qui  lui 
avait  valu  mille  et  une  aventures  romanesques  et, 
tout  fraîchement  encore,  une  «  peine  de  cœur  », 
Celle-ci,  beaucoup  plus  que  l'idée  de  patrie,  l'avait 
décidé  à  s'engager  pour  la  durée  de  la  guerre. 

Je  fis  sa  connaissance  au  début  de  l'hiver,  dans 
les  tranchées  de  Massiges.  En  fait  de  religion,  c'était 
la  table  rase  :  il  ignoraitjusqu'aunomde  Notre  Sei- 
gneur Jésus-Christ,  qu'il  ne  se  rappelait  pas  avoir 
jamais  entendu.  Il  avait  bien  vu  des  crucifix,  mais 
c'était,  croyait-il,  un  épouvantail  pour  menacer 
de  pendaison  les  enfants  pas  sages.  Dieu  fut  di- 
vinement bon  pour  cette  âme  à  qui  personne 
n'avait  même  essayé  de  donner  un  rayon  de  vé- 
rité. En  quelques  jours  la  grâce  l'illumina  tout 
entière. 

Affiné  par  l'art,  peut-être  aussi  par  des  hérédités 
ignorées,  Petit-Pierre  goûtait  de  véritables  jouis- 
sances à  s'entendre  exposer  les  merveilleuses  har- 
monies du  catholicisme.  L'incarnation,  la  rédemp- 
tion, l'eucharistie,  la  sainte  Vierge,  autant  d'aperçus 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      22 

nouveaux  qui  le  ravissaient,  qui  satisfaisaient  enfin 
les  aspirations  de  sa  belle  nature. 

Le  baptême  ne  tarda  pas.  Je  le  lui  conférai  dans 
les  ruines  de  Massiges,  au  matin  d'une  journée  qui 
s'annonçait  dure.  Puis,  sortant  de  ma  custode  une 
petite  hostie,  je  lui  donnai  ce  Dieu  près  duquel  il 
avait  passé  dix-lmit  ans  durant,  en  inconnu,  et 
qu'il  aimait  déjà  en  ami,  avec  toute  sa  naïve  déli- 
catesse dartistc.  J'attendais,  je  l'avoue,  avec  une 
certaine  curiosité,  les  premiers  mots  de  cet  enfant 
quand  il  se  relèverait  de  son  colloque  intime  avec 
Jésus,  la  première  pensée  éclose  de  cette  première 
communion.  Le  moment  venu  de  rejoindre  son 
poste,  il  rouvrit  les  yeux  et,  m'embrassant  douce- 
ment :  «  Père,  je  vous  les  amènerai  tous.  » 

Dès  cette  première  heure  où  il  tenait  son  idéal, 
Petit-Pierre  sentait  le  besoin,  le  devoir  de  le  révéler 
à  d'autres.  Ceux  qui  auront  eu,  comme  moi,  l'in- 
sig"ne  bonlieur  d'assister,  durant  la  guerre,  à  la  ré- 
demption des  âmes  de  soldats  et,  chez  bon  nombre 
d'entre  elles,  à  une  sanctification  rapide,  précipitée, 
où  les  événements  semblaient  forcer  la  grâce  à 
condenser  en  quelques  jours  son  travail  ordinaire 
de  longues  années,  auront  remarqué  que  tout  con- 
verti, si  égoïste,  si  timide  fût-il,  devenait,  à  dater 
de  son  premier  contact  avec  le  corps  du  Ciirist,  un 
foyer  rayonnant  de  vie  divine,  un  apôtre. 

Deux  jours  après,  «  le  gosse  »  m'avait  amené 
trois  camarades,  o  Vous  les  aiderez  un  peu,  Père: 


28  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

ils  sont  comme  j'étais;  ils  n'en  savent  pas  long- 
sur  le  bon  Dieu.  » 

Tout  naturellement  aussi,  une  transformation 
se  fit  dans  son  caractère,  mais  lente,  très  lente. 
Avant  d'atteindre  la  fermeté  du  chrétien,  sa  nature 
sensitive  eut  à  subir  des  chocs  douloureux.  Et  puis 
les  habitudes  de  toujours  étaient  là,  et  la  situation 
faite  près  des  camarades,  et  les  contre-attaques  du 
démon,  furieux  d'une  si  belle  prise  de  la  grâce. 
Contre  tout,  Petit-Pierre  eut  vite  trouvé  le  préser- 
vatif :  cliaque  jour,  où  que  nous  fussions,  il  «  exi- 
geait »  la  sainte  eucharistie. 

Que  de  fois,  quand  nous  étions  au  cantonne- 
ment, je  le  trouvai,  le  matin,  rôdant  aux  alentours 
de  son  abri!  Assailli  la  veille  au  soir  par  les  solli- 
citations criminelles  de  voisins  de  paille,  incapable 
de  résister  par  la  force,  il  s'était  enfui  au  dehors  et 
là,  toute  la  nuit,  —  ces  nuits  glaciales  d'hiver,  —  il 
avait  battu  la  semelle  en  récitant  son  chapelet. 
Quand  je  paraissais  alors,  il  était  radieux  :  «  Ah! 
je  vais  enfin  l'avoir!  »  Et  comme  je  le  grondais 
malgré  tout  :  a  Ne  vous  inquiétez  pas,  me  répon- 
dait-ii,  tant  que  j'aurai  ma  communion  quotidienne, 
le  reste  marchera.  Et  puis,  je  suis  si  heureux 
d'ofi"rir  à  Jésus  un  petit  sacrifice  pour  expier  ma 
vie,  pour  racheter  ma  pureté.  » 

La  grâce  le  portait  visiblement.  Avec  elle,  il 
résistait  aux  quolibets,  muet  d'abord  et  gauche, 
bientôt  gai,  presque  crâne.  Lui,  l'artiste  rêveur, 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      29 

nerveux,  susceptible,  craintif  de  toute  gène  et  de 
tout  danger,  il  se  fit  serviable,  toujours  préoccupé 
d'alléger  ses  camarades  —  môme  surtout  les  rail- 
leurs; —  pour  vaincre  la  peur,  il  se  proposait  à 
toutes  les  patrouilles  de  volontaires;  au  créneau, 
il  regardait  longuement  par  l'ouverture,  défiant  le 
fusil  braqué  en  face,  à  20  mètres,  parfois  moins. 

Un  beurcux  coup  de  main  sur  le  petit  poste 
allemand,  où  il  tua  trois  Boches  et  sauva  la  vie  du 
gradé  qu'il  accompagnait,  acheva  de  lui  conquérir 
le  respect  des  camarades  et,  un  matin  de  décembre, 
quand  je  lui  apportai  la  sainte  hostie,  il  me  dit, 
radieux  :  «  Aujourd'hui,  j'ai  un  petit  cadeau  à 
donner  à  Jésus.  »  Il  me  montrait  ses  manches 
galonnées  de  rouge.  «  Je  vais  lui  consacrer  mon 
escouade  et  lui  promettre  de  lui  gagner  tous  mes 
hommes.  » 

Et  c'est  pourquoi,  sans  doute,  huit  jours  à  peine 
après  qu'il  avait  été  nommé  caporal,  Notre  Sei- 
gneur amenait  Fred  dans  l'escouade. 


*  * 


Petit-Pierre  avait  tressailli  au  scandaleux  propos 
du  nouveau  venu.  Comme  chef,  il  entrevit,  en  un 
éclair  de  pensée,  la  gravité  du  cas  et  ce  qu'entraî- 
nait infailliblement  son  intervention  —  que  d'autres 
auraient  d'emblée  jugée  son  de\oir;  —  comme 
apôtre,  il  entrevit  une   manière    beaucoup    plus 


30  IMPRESSIONS  DE   GUERRE 

haute  de  remplir  ce  devoir  :  sauver  une  âme  à 
Dieu  et,  par  là  même,  donner  un  soldat  à  la  France. 
Il  sembla  n'avoir  rien  entendu. 

Mais,  quand  la  nuit  fut  venue,  tandis  qu'on  veil- 
lait aux  créneaux,  doucement  il  s'approcha  de 
Fred...  Sous  la  capote  du  petit  caporal,  le  cœur 
battait  à  tout  rompre  :  cette  première  tentative  pou- 
vait tout  gagner  ou  tout  perdre.  Quelle  fervente 
prière  il  fit  avant  de  parler!... 

D'abord,  il  lui  enseigna  un  «  bon  truc  »  pour 
masquer,  tout  en  visant,  l'ouverture  du  créneau 
qui  se  détachait  sur  le  clair  de  lune.  Puis,  accou- 
dés sur  les  sacs  à  terre,  tout  bas,  on  causa  de 
choses  et  d'autres,  ■■ —  des  Boches  qui  guettaient  là 
€t  qu'on  entendait  tousser,  —  des  attaques  précé- 
dentes, —  de  la  guerre,  pour  la  maudire,  mais 
aussi  pour  reconnaître  qu'il  fallait  bien  nous  dé- 
fendre et  défendre  les  autres...  Méfiant  aux  pre- 
miers mots,  Fred  s'était  peu  à  peu  détendu.  L'on 
en  vint  tout  naturellement,  tout  amicalement,  à  la 
plaisanterie  malheureuse.  Fred,  de  nouveau,  se  mit 
en  garde.  Mais  la  voix  de  l'enfant  se  faisait  si 
douce,  elle  allait  si  délicate  toucher  au  fond  du 
cœur  durci  les  quelques  fibres  encore  sensibles, 
qu'il  en  fut  tout  remué.  Il  regretta  la  parole  dite, 
surtout  parce  qu'elle  avait  fait  de  la  peine  au  petit, 
peut-être  aussi  parce  qu'il  en  sentait  déjà  la  honte, 
sans  en  comprendre  encore  l'erreur.  Et  quand 
Petit-Pierre,  après  avoir  serré  la  main  de  «  son 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      31 

homme  »,  quitta  le  créneau,  il  aperçut,  par  delà 
les  tranchées,  une  étoile  qui  se  levait  au  ciel  du 
bon  Dieu... 

Le  lendemain,  les  jours  suivants,  il  continua  sa 
tâche,  activement,  hai)ilement  Mais  il  avait  aflaire 
à  forte  partie  :  l'apache  tenait  bon. 

Quand  il  m'en  parla,  je  lui  répondis  :  «  Tâchez 
de  me  l'amener.  —  Je  tâcherai,  Père.  Mais,  tel 
qu'il  est,  vous  n'en  ferez  rien,  personne  n'en  fera 
rien.  Il  n'y  a  que  le  bon  Jésus  qui  peut  le  clian- 
ger.  »  Je  ne  pensai  pas  alors  qu'il  disait  si  vrai. 

Noël  approciiait.  C'était  l'occasion  rêvée.  Petit- 
Pierre  se  promettait  d'amener  Fred  à  la  messe  de 
minuit  que  nous  préparions  dans  une  grange  à 
moitié  détruite,  près  des  tranchées.  Hélas!  Fred, 
lui  aussi,  avait  organisé  sa  nuit  de  Noël  et  le  réveil- 
lon dans  son  trou,  à  deux  mètres  sous  terre.  Il  y 
passa  toute  la  nuit,  ivre-mort...  Malgré  le  décor  de 
notre  étahlc  où  naissait  l'Enfant  Jésus,  malgré  le 
Minuit,  chrétiens,  le  Noël  de  Paix  et  toute  la  joie, 
toute  l'espérance  de  cette  fête,  quand  Petit-Pierre 
s'agenouilla  sur  le  foin  pour  communier,  je  vis 
dans  ses  yeux  des  larmes  de  douleur. 


* 
*  * 


Un  mois  après,  comme  nous  étions  au  repos, 
Fred,  pour  faire  plaisir  à  son  petit  ami,  accepta 
enfin  de  le  suivre  à  l'église.  C'était  à  C...,  dans 


32  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

cette  petite  église  aux  vitraux  brisés  par  les  obus, 
au  bénitier  ignoblement  souillé  par  les  Allemands 
sacrilèges,  mais  où  la  Vierge  prit  sa  revanche  en 
ramenant  à  son  Fils  tant  d'âmes  de  coloniaux. 

En  ce  matin  de  dimanche,  nef,  chapelles  laté- 
rales, chœur  jusque  derrière  l'autel,  toute  l'église, 
bien  avant  l'-heure,  était  bondée  de  soldats.  Sur  la 
place,  des  flots  de  retardataires  battaient  la  porte. 

Fred,  qui  n'avait  jamais  franchi  le  seuil  d'une 
église  depuis  près  de  quinze  ans,  n'en  revenait 
pas.  Dominant  la  foule  de  sa  haute  taille,  il  voyait 
ces  centaines  de  marsouins  faire  ce  qu'il  croyait 
indigne  d'un  homme  :  prier.  Tandis  que,  gagné 
déjà  par  l'ambiance  du  recueillement,  il  cherchait 
à  se  remémorer  quelque  bout  de  prière,  on  en- 
tonna les  cantiques  :  Pitiés  mon  Dieu...  Credo... ^ 
Ave,  ave  Maria...,  des  chants  qu'il  croyait  bien  avoir 
entendus  quelque  part^  avoir  chantés  lui-même. 
Avec  ces  vieux  airs  lui  revenait  quelque  chose  des 
sentiments  qu'ils  avaient  jadis  éveillés  en  lui,  je 
ne  sais  quoi  qui  montait  du  tréfonds  de  son  être, 
ohl  de  très,  très  loin,  et  qui  était  doux  au  cœur... 

Les  refrains  s'enlevaient,  scandés,  puissants, 
dans  l'accord  des  voix  mâles  de  réservistes,  qui 
chevrotaient  sur  les  couplets  du  foyer,  et  des 
voix  presque  enfantines  des  «  petits  15  »  sonnant 
comme  des  clairons  de  charge.  Dans  ce  cri  de 
toutes  les  poitrines  passait  un  tel  acte  de  foi,  une 
si  ardente  supplication,  que  Fred  crut  sentir  une 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      33 

larme  perler  au  bord  de  ses  yeux.  Du  revers  de  sa 
main  droite,  —  la  main  du  surin,  —  il  effaça  rapi- 
dement, honteux. 

On   sonnait  le  Domine,  von  sum  dignm.  Apres 
avoir  communié,  je  me  retournai  pour  adresser 

quelques  mots  à  cette  foule 

Nous  devions  remonter  aux  tranchées  le  lende- 
main. Sur  les  liommes  qui  m'écoutaient,  combien, 
avant  le  dimanche  suivant,  auraient  déjà  dû  ré- 
pondre à  l'appel  du  Maître  et  Juge  de  là-haut?  Cin- 
quante au  moins,  s'il  n'y  avait  pas  attaque;  s'il  y 
avait  attaque,  deux  cents,  cinq  cents  peut-être.  Et 
combien  avaient  la  possibilité  de  se  confesser  entre 
les  corvées  ou  exercices  presque  ininterrompus 
du  cantonnement?  Combien,  dans  la  promiscuité 
de  la  tranchée?  La  plupart,  cependant,  voulaient 
leur  réconciliation  avec  Dieu;  les  autres  étaient 
près  de  la  vouloir;  et  tous  n'avaient-ils  pas,  en  ce 
danger  de  mort  imminent,  le  droit  —  et  le  devoir  — 
de  réconforter  leur  àmc  par  le  divin  viati(jue?  Aussi, 
après  leur  avoir  commenté  l'Évangile  du  jour,  (jui 
disait  la  prédilection  du  Pasteur  pour  la  brebis 
égarée,  blessée  aux  ronces  des  mauvais  chemins, 
je  leur  fis  faire  l'acte  de  contrition,  l'acte  do  désir 
(lu  retour  au  bercail,  avec  la  promesse  de  la  confes- 
sion quand  elle  serait  possible,  et,  comme  toujours 
en  pareil  cas,  je  leur  donnai  l'absolution  générale. 

Alors,  suivant  le  mot  d'un  de  mes  amis,  ce  fut 
«  la  ruée  à  la  communion  ». 

II.  3 


34  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Petit-Pierre,  les  yeux  baissés,  les  mains  jointes 
en  prière  sur  son  képi  blanc  de  boue,  vint  à  son 
tour.  Il  n'avait  pas  regardé  Fred  ;  mais  sous  ses 
paupières  closes,  tout  le  regard  de  l'àme  allait  à 
lui,  et  toute  la  prière  aussi. 

Fred  hésita.  Il  se  retourna.  Quelques  camarades 
ne  bougeaient  pas,  mais  il  ne  les  connaissait  pas. 
Son  cœur  se  mit  à  battre.  Pourquoi?  il  ne  le  savait 
trop.  Quelque  chose  l'attirait  là  oii  le  prêtre  avait 
dit  d'aller,  là  où  les  camarades  allaient  presque 
tous,  là  où  Petit-Pierre  allait  avec  tant  de  joie  et 
de  beauté  sur  le  front.  «  Après  tout,  se  dit-il,  — 
c'est  lui  qui  me  détailla  dans  la  suite  ce  drame 
intime,  —  ça  ne  coûte  rien  et  c'est  quelque  chose 
qui  me  mettra  bien  avec  le  bon  Dieu.  »  Et,  de  son 
grand  pas  décidé,  il  s'avança... 

Aurait-il  pu  dire  au  juste  ce  qu'il  allait  faire? 
Évidemment,  l'hostie  ronde  qu'il  voyait  distri- 
buer n'était  pas  du  pain  ordinaire,  on  venait  de 
le  dire;  il  avait  même  compris  que  c'était  le 
bon  Dieu  qu'on  recevait  là.  Et,  là-dessus,  de 
vagues,  oh!  très  vagues  réminiscences  de  sa 
première  communion  lui  passaient  dans  l'esprit, 
—  quelques  mots  du  catéchisme,  des  mots  vidés 
de  leur  sens,  —  des  images  d'autel  couvert  de 
fleurs,  de  brassard  blanc,  de  cierge  à  poignée 
rouge  et  franges  d'or,  de  dispute  à  la  maison  parce 
que  le  père  avait  trouvé  que  c'était  bien  des  dé 
penses  pour  rien,  —  mais  aucun  souvenir  de  cœur. 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      35 

aucune  impression  clirélienne  qui  subsistât,  car 
aucune  n'avait  trouvé  place  dans  ce  cœur  de  onze 
ans  déjà  gâté,  déjà  plein  d'idoles  grossières,  quand 
Jésus  y  était  venu  pour  la  première  fois. 

Cette  seconde  rencontre  fut  tout  autre.  La  mèclie 
fumait  encore,  le  souffle  de  Jésus  fut  assez  doux 
et  assez  puissant  pour  la  rallumer. 

Tandis  que  Fred,  tout  occupé  de  régler  sur  les 
voisins  l'attitude  de  ses  grandes  mains,  recevait 
Dieu  et  revenait  avec  Lui  près  de  Petit-Pierre, 
quelque  chose  d'infiniment  doux  l'envahissait, 
quelque  chose  comme  l'amour,  mais  l'amour  vrai, 
qu'il  n'avait  jamais  connu.  Il  lui  semblait  que  tout 
un  passé  s'en  allait,  qu'une  vie  nouvelle  commen- 
çait, meilleure,  et,  malgré  lui,  il  se  redisait  à  lui- 
même  :  «  Il  faut  que  tu  ailles  te  confesser.  Puisque 
tu  as  communié,  c'est  comme  si  tu  l'avais  promis. 
Va  te  confesser.  » 

La  messe  finie,  Petit-Pierre  emmena  Fred,  et, 
sous  le  porche,  les  yeux  Immides  de  joie,  il  lui 
serra  violemment  la  main  :  «  C'est  bien,  Fred,  ce 
que  tu  as  fait  là!  »  L'autre  jeta  un  regard  circu- 
laire sur  les  voisins,  puis  remettant  son  képi,  et 
l'ajustant  avec  les  deux  mains  comme  pour  mieux 
étouffer  sa  réponse  :  «  Oui,  —  fit-il  d'une  voix 
basse  qui  tremblait,  presque  honteuse,  —  oui,  je 
crois  que  je  suis  changé.  » 

Vingt-([uatre  heures  encore  il  lutta.  Enfin,  le 
lendemain,  quelques  minutes  avant  le  départ,  il 


36  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

s'approcha  de  moi,  esquissa  le  geste  du  surin,  puis 
un  salut  militaire  au  garde  à  vous  :  «  Monsieur 
l'aumônier,  je  voudrais  me  confesser.  » 

...  Ce  fut  une  scène  toute  divine.  La  grâce  était 
là,  visiblement  agissante,  donnant  à  ce  criminel  à 
peine  terrassé  le  repentir  et  la  générosité  d'un 
saint. 

Quand  il  se  releva,  de  sa  capote  il  sortit  un  por- 
tefeuille crasseux.  Simplement,  naturellement,  il 
déchira  deux  photographies.  Et,  sur  cette  face 
glabre  d'apache,  où  déjà  les  plis  de  la  haine 
s'adoucissaient,  je  vis  un  sourire,  le  premier. 
«  C'est  fini  »,  articula-t-il  énergiquement. 

En  échange,  je  lui  donnai  le  corps  très  pur  de 
Notre  Seigneur.  Cette  fois,  il  le  reçut  en  pleine 
connaissance,  avec  la  foi  ardente  du  néophyte,  et 
il  partit  radieux. 

Devant  la  grange,  on  sifflait  le  rassemblement. 
Fred,  en  passant  devant  Petit-Pierre,  lui  jeta,  tout 
bas  :  «  La  brebis  galeuse  est  retrouvée  et  lavée. 
Ca  m'a  b. . .  fait  du  bien  1  » 


La  route  se  fit  en  silence.  La  nuit  était  tombée. 
Il  pleuvait.  On  glissait  à  chaque  pas.  De  temps  à 
autre,  quelque  facétie  du  marsouin  qui  tourne  tout 
à  la  blague,  quelque  juron  d'homme  qui  s'enlisait 
ou  roulait  dans  la  boue  avec  sac  et  fusil. 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      37 

Fred,  si  fécond  d'ordinaire  en  grossières  apos- 
troplies,  ne  disait  pas  un  mot.  Petit-Pierre  respec- 
tait ce  mutisme  et,  dans  son  âme  débordante  de 
joie,  il  continuait,  lui  aussi,  l'action  de  grâces,  en 
égrenant  son  chapelet  et  des  mots  sans  fin  de 
reconnaissance. 

La  relève  faite,  chacun  veilla  aux  créneaux. 
L'ennemi,  à  qui  ne  pouvait  écliapper  ce  long  va- 
et-vient  dans  les  boyaux,  tiraillait  plus  que  de  cou- 
tume. 

Quand  le  jour  se  leva,  on  s'aperçut  de  part  et 
d'autre  que  nul  ne  songeait  à  sortir  pour  attaquer; 
les  fusils  se  calmèrent  un  peu.  On  alluma  les  pipes, 
on  commença  les  causeries,  ces  interminables  et 
toujours  identiques  causeries  des  tranchées  (jui  ne 
connaissent  que  deux  thèmes  :  la  guerre  présente 
et  les  plaisirs  passés. 

A  la  première  grivoiserie,  on  attendait  la  ré- 
plique de  Fred.  Elle  ne  vint  pas.  On  insista. 
«  Erreur,  mes  amis,  fit  l'apache  interpellé,  vous 
avez  connu  un  Fred,  vous  en  connaîtrez  un  autre.  » 

Et  ce  fut  vrai.  A  dater  de  ce  matin,  Fred  fut  un 
autre.  Tenue,  discipline,  langage,  préoccupation, 
tout  cliangé,  méconnaissable,  du  jour  au  lende- 
main, avec  une  violence  de  volonté  extraordinaire. 

Cependant,  comme  s'il  se  défiait  encore  de  cette 
volonté,  il  ne  quittait  plus  le  caporal.  Ensemble, 
ils  causaient  des  heures  entières  :  «  Je  suis  ton 
aîné,  mais  pour  ce  qui  est  de  la  religion,  je  suis 


38  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

ton  bleu,  il  faut  que  tu  m'instruises.  »  Et  Petit- 
Pierre  instruisait. 

Sa  première  leçon  avait,  comme  de  juste,  porté 
sur  la  communion  quotidienne  :  désormais,  ce  fut 
pour  eux  deux  que  je  dus  chaque  jour  —  chaque 
fois  du  moins  que  les  circonstances  s'y  prêtaient 
—  ouvrir  ma  custode  en  passant.  J'avais  pro- 
posé à  Petit-Pierre  de  suggérer  à  Fred  quelques 
actes  d'action  de  grâces.  «  Non,  Père,  le  bon  Jésus 
lui  parlera  mieux  que  moi.  » 

Petit-Pierre^  depuis  quelque  temps  déjà,  prati- 
quait l'examen  particulier  :  il  se  reprochait,  comme 
une  grosse  indélicatesse  envers  Notre  Seigneur, 
de  s'impatienter  contre  ses  hommes.  Il  réclama 
une  petite  feuille  pour  Fred,  lui  expliqua  le  méca- 
nisme et  en  détermina  la  matière.  Ensemble,  le 
matin,  on  se  rappelait  le  défaut  à  combattre  et  l'on 
invoquait  l'aide  du  bon  Dieu  et  de  la  sainte  Vierge  ; 
ensemble,  tout  au  long  du  jour,  on  s'avertissait; 
ensemble,  le  soir,  on  s'examinait,  on  marquait, 
l'un  contrôlant  l'autre,  et  l'on  se  punissait  aussi  : 
il  y  avait  un  tarif,  toujours  fixé  par  Petit-Pierre, 
qui  portait  sur  les  «  douceurs  ».  Ils  appelaient  ainsi 
les  misérables  extras  qu'une  bonne  aubaine  leur 
permettait  parfois  de  joindre  au  misérable  ordi- 
naire. 

Le  soir  était  l'heure  des  plus  délicieuses  confi- 
dences. Accoudés  au  créneau —  ou,  quand  on  était 
au  cantonnement,  couchés  l'un  près  de  l'autre,  — 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      39 

ils  commençaient  par  dire  ensemble  le  cliapelet.  A 
chaque  dizaine,  Petit-Pierre  spéciliait  une  inten- 
tion et  la  dernière  était  toujours  :  «  Pour  notre 
persévérance  à  tous  les  deux.  »  Puis  on  causait, 
peu  du  passé,  davantage  de  l'avenir  et  de  ce  que 
l'on  ferait  après  la  guerre,  plus  encore  du  présent, 
des  joies  et  des  peines,  des  difficultés  morales,  de 
Notre  Seigneur  surtout  et  de  son  amour.  «  Je  vou- 
drais arriver,  me  confiait  le  catéchiste,  à  bien  le 
convaincre  que  cette  vie  n'est  rien  à  côté  de 
l'autre.  »  Puis  on  choisissait  une  intention  pour  la 
communion  du  lendemain  et,  toujours  ensemble, 
on  faisait  un  bout  de  prière,  que  Petit-Pierre  ter- 
minait par  cette  demande  :  «  ...  Et  si  nous  devions 
plus  tard  mal  tourner,  faites-nous  tuer  maintenant.  » 
D'abord  Fred  avait  éncrgiquement  protesté  contre 
cette  addition;  mais  l'autre  la  lui  avait  si  bien 
expli(juée  qu'il  s^était  rendu  et,  presque  toujours, 
Petit-Pierre  le  voyait  alors  se  recueillir  un  instant, 
puis,  en  faisant  son  signe  de  croix  final,  mur- 
murer :  «  Oui.  » 

En  me  parlant  de  ces  causeries,  Petit-Pierre  me 
disait  un  jour  :  «  Je  commence  mon  bonheur  du 
ciel...  »  Et  c'était  aux  tranchées,  à  quelques  mètres 
des  fusils  boches  toujours  en  éveil,  sous  les  inces- 
santes rafales  de  l'artillerie,  au-dessus  de  ruines 
toujours  prêtes  à  sauter,  —  ou  bien  dans  les 
granges  ouvertes  au  froid,  sur  la  paille  nauséa- 
bonde, peuplée  de  ce  qui  fut  un  des  supplices  les 


40  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

plus  durs  de  notre  hiver  :  l'apôtre  «  commençait 
son  bonheur  du  ciel  » . 

En  même  temps  qu'il  façonnait  le  chrétien,  il 
s'appliquait  aussi  à  former  le  soldat.  Habilement, 
il  avait  dosé  les  difficultés,  faisant  appel  à  l'amour- 
propre  renaissant  pour  lui  confier  des  missions 
périlleuses,  lui  faire  prendre  conscience  de  son 
courage,  lui  faire  rendre  des  services  militaires 
dignes  d'être  signalés  aux  chefs. 

Très  vite,  Fred  prit  goût  au  métier.  Je  le  sentais 
à  ses  communions  :  lui  aussi,  il  réclamait  son  pain 
quotidien,  mais  parce  que,  disait-il,  «  c'est  lui  qui  me 
donne  la  force  de  bien  faire  mon  devoir  de  soldat  ». 

L'escouade  n'était  pas  sans  bénéficier  de  la 
transformation.  A  eux  deux,  ils  eurent  tôt  fait  de 
donner  aux  conversations  un  ton  nouveau,  de 
bonifier,  plus  ou  moins,  chacun  des  camarades. 
Aussi  bien,  Fred  n'absorbait  pas  Petit-Pierre  au 
point  de  lui  faire  oublier  sa  promesse  à  Jésus- 
Hostie  :  «  Je  lui  gagnerai  tous  mes  hommes.  » 

Bientôt  il  n'en  restait  plus  que  deux  à  décider. 
Fred  avait  dit  :  «  Ceux-là,  c'est  de  mon  monde,  je 
m'en  charge.  »  Mais,  lui,  il  y  allait  à  grands  coups 
de  voix.  C'étaient  des  discussions  violentes,  aux 
arguments  étranges,  d'autant  plus  affirmatifs  qu'ils 
ne  valaient  rien.  Il  ne  s'en  tenait  pas  là,  heureuse- 
ment. Avec  un  sens  chrétien  qui  me  surprit,  il 
imagina  de  «  se  chiner  un  peu  »,  comme  il  disait, 
—  traduisez  :  de  faire  des  sacrifices,  —  pour  les 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      41 

âmes  qu'il  voulait  sauver.  Et,  pendant  plusieurs 
semaines,  il  cessa  de  fumer,  lui  qu'on  avait  tou- 
jours vu  le  mégot  à  la  bouche;  à  dater  du  môme 
jour,  «  chine  »  plus  sensible  encore,  il  abandonna 
aux  camarades  ses  rations  de  tafia... 

Un  matin  de  mai  —  nous  avions  alors  quitté  le 
secteur  de  Massiges  pour  le  fortin  de  Bcauséjour 
—  nous  reçûmes  l'ordre  de  nous  tenir  prêts  pour 
le  soir  :  des  renseignements  de  prisonniers  annon- 
çaient une  attaque  à  dix-huit  heures. 

Le  temps  était  affreux.  Pluie  fine,  pénétrante, 
qui  ne  cessait  pas  depuis  trois  jours.  Les  bovaux 
étaient  rempHs  d'eau.  Durant  plus  d'un  kilomètre, 
il  fallait  se  dépêtrer  d'une  boue  gluante,  où  l'on 
enfonçait  jusqu'à  mi-cuisse.  Y  trébuchant  à  chaque 
pas,  les  hommes  étaient  littéralement  enduits  de 
marne  blanche,  vêtements  et  peau,  depuis  la  chaus- 
sure jusqu'au  képi.  Plusieurs,  la  nuit  précédente, 
s'étaient  enlisés,  si  bien  qu'on  avait  dû  les  faire 
dégager  par  une  équipe  armée  de  pelles.  D'autres, 
blessés  par  les  obus  qui  ne  cessaient,  eux  aussi, 
de  pleuvoir,  étaient  tombés,  et  la  boue  profonde 
les  avait  noyés.  J'en  recueillis  un,  dont  rien,  à  la 
surface  gélatineuse,  ne  décelait  la  présence,  mais 
mon  pied  avait  butté  contre  le  cadavre.  Il  venait 
sans  doute  de  tomber  là  quelques  instants  avant 
que  je  n'arrive.  Dans  ce  bloc  informe,  je  cherchai 
quchjue  ap[)arence  de  chair  pour  y  appliquer  les 
saintes  huiles... 


42  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Comme  toujours  depuis  des  mois  dans  ce  fortin, 
l'odeur  des  cadavres  nous  prenait  à  la  gorge.  Plus 
de  deux  mille  hommes,  Français  et  Allemands, 
tués  sur  le  coup  ou  morts  après  d'inimaginables 
agonies,  étaient  là,  en  décomposition,  jusqu'en 
bordure  des  parapets.  Impossible  de  les  enlever 
sans  être  visé  à  coup  sûr  par  les  mitrailleuses. 
Impossible  aussi  de  creuser  la  terre  —  ce  qu'il 
fallait  pourtant  bien  —  sans  piocher  dans  des  ca- 
davres, et,  tout  au  long  des  tranchées,  on  frôlait 
des  membres  suintants,  des  crânes  ouverts... 

Quand  je  débouchai  de  l'escouade,  les  deux 
inséparables  étaient  blottis  l'un  contre  l'autre,  les 
pieds  dans  la  boue  jusqu'au  mollet,  la  tête  sous  la 
toile  de  tente  déjà  traversée. 

Fred  astiquait  son  fusil,  sa  main  caressait  l'arme 
avec  amour.  «  C'est- il  vrai  qu'ils  vont  attaquer? 
Ahl  je  commence  à  vivre  1  »  Parce  qu'il  allait,  pour 
le  pays,  risquer  la  mort,  il  commençait  à  vivre, 
lui,  le  viveur  et  l'antimilitariste  d'hier! 

Quant  à  Petit-Pierre,  sur  une  vieille  enveloppe 
retournée,  mâchonnée  déjà  par  la  pluie,  il  rimait 
une  chanson.  «  Père,  écoutez.  Mais  vous  me  direz 
franchement  votre  avis.  »  Et  il  entonna,  sur  l'air 
d'une  chanson  ignoble...  «  Mon  petit,  vous  auriez 
pu  choisir  un  autre  air...  —  Oh!  Père,  celui-là  est 
si  joli!  Et  puis  tout  le  monde  le  connaît  et  ça  fera 
que  les  soldats  qui  l'aiment  auront  dessus  une 
bonne   chanson   au   lieu    d'une    mauvaise.    »   Sa 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      43 

«  bonne  chanson  »,  dont  il  projetait  déjà  l'envoi 
au  Bulletin  des  Armées^  disait  les  gloires  du  N*  colo- 
nial. Je  ne  me  rappelle  que  les  derniers  vers 
du  refrain  : 

Nous  lutterons  jusqu'au  trépas, 
Mais  les  Boch'  ne  passeront  pas. 

La  communion  de  ce  jour-là,  dans  l'expectative 
d'une  attaque,  fut  particulièrement  fervente,  éner- 
gique. «  ïls  peuvent  venir,  maintenant,  »  dit  Fret! 
en  remettant  son  képi. 

Or,  dans  l'après-midi,  bien  avant  l'heure  dite., 
une  formidable  explosion  bouleversa  notre  pre- 
mière ligne.  Trois  mines  allemandes  venaient  de 
sauter,  ensevelissant  une  demi-section  et  creusant, 
sur  une  longueur  de  près  de  50  mètres,  un  enton- 
noir dont  l'ennemi  voulait  profiter.  Simultané- 
ment, une  rafale  d'obus  s'abattait  sur  nos  tran- 
chées. Mais,  en  un  instant,  avant  même  que,  do 
l'autre  côté,  le  commandement  de  sortir  fût  donné, 
nos  marsouins,  d'un  bond,  avaient  franchi  le  para- 
pet et  sauté  dans  l'entonnoir.  Spontanément,  do 
ces  héros  courant  à  la  mort,  un  chant  avait  jailli,' 
repris  aussitôt  par  tous  : 

Allons,  enfants  de  la  patrie... 

En  face,  à  ">  mètres,  les  fusils  allemands  crépi- 
taient. De  droite  et  de  gauche,  les  mitrailleuses 
balayaient  les  abords  du  trou,  et  le  siflleinent  stri- 


44  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

dent  de  leur  va-et-vient  fauchait  les  renforts.  Mais 
et  le  bruit  des  balles  et  les  cris  des  mourants  se 
perdaient  dans  le  vacarme  des  obus.  Le  canon- 
revolver  rugissait,  presque  à  bout  portant;  les 
lourds  105  ronflaient,  puis  éclataient  comme  des 
tonnerres,  soulevant  des  colonnes  de  terre  et  de 
fumée  noire,  pendant  que  les  75  passaient  ra- 
geurs par-dessus  nos  têtes  et,  avec  une  précision 
effrayante,  craquaient  là,  à  20  mètres  des  hommes 
qu'ils  protégeaient.  On  n'y  voyait  plus.  Un  nuage 
opaque,  brûlant,  à  l'odeur  acre,  empoisonnante, 
couvrait  le  fortin.  Dans  cette  nuit  subite,  l'écla- 
tement des  grenades  jetait  des  lueurs  rougeàtres, 
illuminant  une  mêlée  monstrueuse  de  corps  ren- 
versés, de  baïonnettes,  d'écrasements  à  coups  de 
crosse,  à  coups  de  pied.  Pour  comble  d'horreur, 
chaque  obus,  frappant  des  cadavres,  faisait  gicler 
sur  les  vivants  des  lambeaux  de  chair  humaine, 
fraîche  ou  pourrie...  Et,  du  fond  du  gouffre,  à  tra- 
vers ce  fracas  de  mort,  on  entendait  toujours 
monter,  alerte,  rythmée,  enthousiaste,  la  Mar- 
seillaise... 

Petit-Pierre,  au  moment  de  l'explosion,  avait 
été  pris  sous  un  bloc  de  terre  éboulé.  Quand,  après 
le  premier  étourdissement,  il  put  enfin  se  dégager, 
ramassant  son  fusil,  il  courut  à  l'entonnoir,  désolé 
de  n'y  être  pas  entré  le  premier...  Hélas!  son  arme 
avait  trempé  dans  la  boue  et  refusait  de  fonction- 
ner. Le  commandant  de  compagnie  était  là.  «  Mon 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      45 

lieutenant,  mon  fusil  qui  ne  marclie  plus!  »  11 
pleurait  comme  un  bébé.  On  lui  en  trouva  un  qui 
marchait.  Il  poussa  un  cri  de  joie  et,  soutenant  le 
chœur  qui  faiblissait,  parce  que  les  héros  tom- 
baient les  uns  après  les  autres,  il  reprit  de  sa  voix 
vibrante,  où  pas  une  note  ne  tremblait  : 

Le  jour  de  gloire  est  arrivé... 

Un  obus  éclata,  l'abattit  raide.  Je  le  crus  mort. 
Non  :  une  seule  blessure,  peu  profonde,  à  ja  tète, 
il  avait  perdu  connaissance,  mais  on  le  sauverait. 
Hélas  !  il  fallait  l'abandonner  aux  brancardiers, 
aux  ambulances,  à  l'arrière  pour  quelque  temps... 

Dans  le  désordre  de  l'explosion,  Fred  m'avait 
échappé.  Mais  d'autres  l'avaient  vu.  Il  fut  superbe 
de  courage,  d'entrain.  A  ce  jeu  du  corps  à  corps, 
il  était  depuis  longtemps  passé  maître.  Un  cama- 
rade me  citait  de  lui  ce  mot,  tandis  qu'une  salve 
de  77  —  les  shrapnells  à  fusée  cerclée  d'alumi- 
nium —  éclatait  au-dessus  de  l'entonnoir  où  ils  se 
battaient  :  «  Veine,  alors!  Ce  qu'on  en  fera,  des 
bagues,  tu  parles  !  »  Et,  tranquillement,  entre 
deux  cartouches,  il  avait  ramassé  et  mis  en  poche 
l'une  des  fusées  encore  brûlante. 

Quelques  jours  après,  comme  le  colonel  passait 
en  revue  la  compagnie,  le  lieutenant  s'arrêta  de- 
vant Fred  :  «  Celui-ci,  c'est  un  brave.  »  Il  fut  cité 
à  l'ordre  du  régiment. 

Un  malin,  il  m'arriva  plus  droit,  plus  grand  que 


46  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

jamais.  «  Monsieur  l'aumônier,  tenez.  »  Et,  tou- 
jours avec  le  geste  du  surin,  il  me  tendit  sa  croix 
de  guerre.  La  main  tremblait  d'émotion.  «  Vous 
allez  me  la  bénir,  me  l'attacher,  je  vais  commu- 
ïiier  avec,  et  vous  demanderez  au  bon  Dieu  que  je 
sois  toujours  digne  de  la  porter.  » 

Puis,  dans  la  journée,  il  détacha  du  ruban  de 
soie  quelques  fibres  vertes  et  rouges  et  les  encadra 
dans  une  lettre  à  Petit-Pierre.  «  J'ai  offert  ce  matin 
ma  belle  croix  au  bon  Dieu,  je  te  l'offre  aussi, 
puisque  c'est  à  vous  deux  que  je  la  dois.  » 


La  même  lettre  portait  en  post-scriptum  :  «  Gué- 
ris-toi vite  :  depuis  que  tu  n'es  plus  là,  je  sens  que 
ça  va  moins  bien.  » 

En  effet,  la  ferveur,  que  n'entretenait  plus  la 
présence  constante  de  l'apôtre,  diminuait  notable- 
ment. Il  venait  encore  quelquefois  m'apporter  des 
lettres,  timbrées  de  Paris,  cachetées  :  «  Tenez,  je 
reconnais  l'écriture,  faites-en  ce  que  vous  voudrez, 
je  ne  veux  pas  les  lire.  »  Mais,  tantôt  sous  un  pré- 
texte, tantôt  sous  un  autre,  les  communions  s'es- 
paçaient. La  feuille  d'examen  particulier  ne  por- 
tait plus  aucun  chiffre  depuis  le  jour  de  l'attaque. 
Il  s'était  remis  à  fumer  et  à  boire  :  «  A  quoi  boni 
puisqu'ils  ne  veulent  pas  se  convertir.  » 

Nous  causions  de  temps  en  temps,  mais  sans 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      47 

l'entrain  des  semaines  précédentes,  sans  cette 
volonté  qu'il  montrait  alors  de  se  travailler,  de 
devenir  meilleur.  Ce  qui  lui  manquait,  c'étaient 
les  bonnes  causeries  du  soir,  les  prières  sous  la 
dictée  de  l'ami. 

Il  recevait  bien,  presque  chaque  jour,  une  lettre 
de  Petit-Pierre.  Que  je  regrette  de  n'avoir  pas 
transcrit  en  entier  cette  correspondance  que  Fred 
me  donnait  à  lire,  ces  pages  de  la  plus  fraîche  et 
chrétienne  amitié  !  Je  n'en  ai  gardé  que  des  bribes. 

«  Ne  t'en  fais  pas,  mon  cher  Fred,  ne  t'inquiète 
pas  de  moi,  je  souffre  beaucoup  de  notre  sépara- 
tion, mais  peu  de  ma  blessure.  »  —  «  Ici,  les  sœurs 
nous  soignent  très  bien,  elles  sont  aux  petits  soins 
pour  nous,  on  ne  manque  de  rien,  on  a  même  tout 
ce  qu'on  veut.  Mais  jaimerais  mieux  manger  du 
singe  avec  toi,  près  des  Boches,  que  du  poulet 
ici.  »  —  «  Ce  qui  me  manque,  c'est  la  communion. 
Tu  communieras  pour  moi,  n'est-ce  pas"?  Tu  diras 
au  bon  Jésus  tout  ce  que  je  voudrais  lui  dire.  «  — 
«  Mon  lit  me  fait  mal,  quand  je  pense  à  toi,  dans 
la  tranchée.  Au  moins,  as-tu  retrouvé  une  toile  de 
tente  depuis  l'attaque?  Cette  nuit,  je  me  suis 
réveillé  en  sursaut,  tout  trempé  par  la  fièvre.  Je 
rêvais  que  tu  étais  au  créneau,  sous  la  pluie,  et 
que  tu  n'avais  pas  encore  de  toile  de  tente.  »  — 
«  Que  tu  es  heureux  de  pouvoir  tous  les  jours  rece- 
voir le  bon  Jésus!  Ici,  il  n'y  a  pas  moyen.  Oh!  je 
suis  bien  sûr  qu'il  voudrait  venir  à  moi  et  II  sait 


48  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

bien  que  je  ne  désire  que  Lui,  mais  personne  pour 
me  l'apporter.  J'ai  faim,  pourtant  I  »  —  «  Aujour- 
d'hui, je  suis  sorti  pour  la  première  fois  dans  le 
jardin.  J'ai  cueilli  quelques  fleurs.  Tu  les  porteras 
sur  l'autel  de  la  sainte  Vierge,  quand  tu  descen- 
dras au  repos.  Elles  seront  fanées,  mais  tu  deman- 
deras à  la  sainte  Vierge  que  mon  âme  ne  soit 
jamais  fanée,  et  la  tienne  non  plus.  » 

Quand  il  fut  à  peu  près  guéri,  il  se  lit  prêter  un 
violon,  pour  distraire  ses  compagnons  d'hôpital. 
Son  talent  fit  sensation.  Les  concerts  de  la  ville  le 
réclamèrent.  Ce  lui  fut  une  source  de  revenus  qui, 
tous,  prirent  le  chemin  de  l'ami,  sous  forme  de 
«  petits  colis  ».  «  Mon  grand  Fred,  c'est  encore 
mon  violon  qui  t'envoie  des  conserves,  des  confi- 
tures et  du  tabac  pour  la  tranchée.  Je  voudrais 
tant  adoucir  un  peu  tes  souffrances,  quand,  moi, 
je  retrouve  tous  les  soirs  mon  lit  et  mes  draps 
blancs,  que  la  sœur  vient  me  border,  en  me  souhai- 
tant de  beaux  rêves.  Non,  je  t'assure  que  je  ne 
fais  pas  de  beaux  rêves,  car  je  te  vois  toujours  là- 
bas,  et  j'ai  honte  d'être  si  bien,  quand  tu  es  si  mal, 
et  tous  les  camarades.  Aussi  je  me  réveille  tou- 
jours avec  le  cafard,  jusqu'au  jour  où  le  bon  Jésus 
me  donnera  enfin  la  grâce  de  reprendre  ma  place 
près  de  toi,  là  où  on  se  bat  pour  la  France.  » 

Et,  à  moi,  il  écrivait  à  la  même  date  :  «  Grâce  à 
mon  violon,  je  puis  sortir  à  peu  près  quand  je 
veux.  Aussi  chaque  matin  je  vais  communier  à 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      49 

l'église,  car  ici  la  messe  des  sœurs  est  troj)  1(M.  Je 
revis.  Que  le  bon  Jésus  est  bon!  et  comme  il  me 
manquait!  Mais  est-ce  que  Fred  continue  à  com- 
munier tous  les  jours?  Il  ne  me  répond  pas  là- 
dessus.  J'ai  pour.  » 


* 
*  * 


En  juillet,  nous  fumes  envoyés  au  repos  dans 
une  séduisante  petite  ville,  qui  ne  manquait  pas  de 
distractions  —  mauvaises,  bien  entendu  —  pour 
des  soldats  privés  depuis  près  d'un  an  de  tout  con- 
tact avec  la  civilisation. 

Par  malheur,  dans  un  régiment  qui  cantonnait 
là  comme  nous,  Fred  retrouva  deux  anciens  de  sa 
bande  montmartroise.  Lui  qui,  depuis  plusieurs 
jours,  par  sa  faute,  n'avait  pas  reçu  la  force  dont 
il  avait  besoin  plus  que  personne,  il  n'osa  pas 
leur  révéler  sa  conversion.  On  l'entraîna  fêter  la 
rencontre  «  sur  le  zinc  »,  on  but  encore  pour 
«  arroser  »  la  croix  de  guerre  —  dont  on  se  moqua 
bien  un  peu,  mais  déjà  Fred  avait  trop  capitulé 
pour  protester  contre  cette  nouvelle  insulte,  —  et, 
finalement,  quand  il  sortit  du  café,  à  moitié  ivre,  il 
était  leur  cliose.  Ils  l'entraînèrent  plus  loin...  Tout 
le  bel  édifice  de  Petit-Pierre  était  écroulé. 

Averti  par  des  amis,  je  tentai  de  ramener  la 
pauvre  brebis  encore  une  fois  perdue  dans  les 
ronces.  Ce  fut  en  vain.  Des  camarades,  des  con- 
n.  4 


50  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

vertis  qu'il  avait  gagnés,  lui,  essayèrent  également. 
Peine  perdue.  Le  respect  humain,  le  relent  des 
plaisirs,  la  honte  d'elle-même  avaient,  d'un  seul 
coup,  rejeté  très  loin  de  Dieu  cette  nature  violente 
beaucoup  plus  qu'énergique. 


* 
*  * 


De  jour  en  jour  j'attendais  le  retour  de  l'ami. 
Lui  seul  saurait  relever,  pierre  par  pierre,  ce  qu'il 
avait  une  première  fois  construit  avec  tant  de  tact. 

Il  ne  nous  revint  qu'au  mois  d'août. 

Je  le  vois  encore  accourir  un  soir  à  ma  cagna  et 
se  jeter  dans  mes  bras  en  sanglotant.  Aussitôt 
arrivé,  il  s'était  rendu  à  son  escouade,  que  le  lieu- 
tenant tenait  à  lui  restituer,  et,  du  premier  regard, 
il  avait  mesuré  le  désastre,  dont  mes  lettres  et 
celles  de  Fred  ne  laissaient  soupçonner  qu'une 
partie. 

Dès  lors,  l'âme  de  Petit-Pierre,  que  je  retrouvai 
aussi  pure,  aussi  ardente  qu'avant  le  départ,  fut 
toute  à  la  supplication  douloureuse. 

Quinze  jours  se  passèrent  sans  résultat.  «  Je 
n'obtiendrai  plus  rien,  me  disait-il  désolé.  Il  a  trop 
résisté  à  la  grâce.  »  —  «  Petit-Pierre,  lui  répon- 
dis-je  un  jour,  vous  rappelez-vous  comment  Fred 
«  se  chinait  »  quand  il  voulait  sauver  des  âmes? 
Faites-vous  des  sacrifices  pour  lui,  vous  aussi?  » 

Ce  fut  une  révélation  pour  son  âme  généreuse. 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      5i 

Dès  lors,  on  vit  cet  enfant,  si  frêle,  à  l'afrûf  des 
corvées  pénibles,  prenant  pour  lui,  bien  que 
caporal,  tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  rude  dans  la 
tâche  de  l'escouade,  aussi  ingénieux  à  mettre  à 
profit  les  chaleurs  de  septembre  que  d'autres  à 
s'en  garantir,  se  refusant  tout  rafraîchissement, 
tout  repos;  sur  l'ordinaire  même,  il  trouvait 
moyen  de  «  gagner  »  (juelque  chose;  après  la 
nuit  de  travail,  il  se  refusait  le  sommeil  du  jour. 

Je  dus  intervenir  pour  modérer.  Mais  le  cœur  de 
Notre  Seigneur  avait  été  touché. 

Nous  approchions  du  25  septembre,  date  que 
tous  nous  pressentions  marquée  pour  la  gloire  de 
nos  armes,  pour  la  mort  aussi  d'un  bon  nombre 
d'entre  nous. 

Le  régiment,  revenu  dans  son  ancien  secteur  de 
Massiges,  se  trouvait  morcelé,  aux  tranchées  de 
première  ligne,  aux  tranchées-abris,  au  bivouac. 

Dans  certaines  compagnies,  les  âmes  avaient  eu 
tout  le  loisir  de  se  préparer.  En  ces  quinze  derniers 
jours,  j'eus  la  consolation,  l'une  des  plus  grandes 
de  ma  vie,  de  distribuer  cinq  mille  communions. 

Mais  la  compagnie  des  deux  amis  était  désavan- 
tagée :  impossible  de  la  réunir  de  jour.  Je  décidai 
de  la  rassembler,  elle  et  ses  deux  voisines,  pour 
une  messe  de  nuit. 

Le  matin,  Petit-Pierre  tenta  un  suprême  effort. 
La  conversation  fut  aussi  habile,  aussi  douce, 
aussi  efficace  que  celle  de  la  première  nuit,  au 


52  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

créneau.  Fred,  à  qui  la  grâce  n'avait  jamais  cessé 
de  parler  et  qui,  contre  elle,  avait  dû  se  violenter 
deux  mois  durant,  vaincu  enfin  par  son  ami,  se 
laissa  subitement  détendre.  Assis  près  de  Petit- 
Pierre,  il  pleura  longuement.  Il  avoua  tout,  ses 
fautes,  ses  remords,  le  besoin  qu'il  avait  toujours 
senti  de  revenir  dans  le  droit  chemin,  l'image  du 
bon  Pasteur  et  de  la  brebis  blessée,  qui  le  hantait. 
«  Et  puis,  Petit-Pierre,  te  rappelles-tu  ce  mot 
d'une  lettre  que  tu  m'écrivais  de  l'hôpital  :  J'ai 
faim.  Eh  bien!  moi  aussi,  j'avais  faim.  La  commu- 
nion me  manquait.  Jamais  je  n'avais  aussi  bien 
compris  que  je  ne  pouvais  pas  me  passer  d'elle.  » 
Nous  nous  vîmes  dans  l'après-midi.  Le  retour 
était  complet,  définitif. 


Le  soir,  à  l'heure  où  le  bombardement  se  faisait 
moins  intense,  nous  dressâmes  un  autel  dans  le 
haut  du  ravin,  au  pied  de  l'échancrure  que  nous 
appelions  le  Faux-Col  de  V...  et  par  où,  dans  quel- 
ques heures,  allait  passer  tout  le  régiment  pour 
s'élancer  à  la  mort. 

L'échancrure,  derrière  laquelle  veillaient  les 
sentinelles  allemandes,  faisait,  à  quelques  mètres 
de  l'autel,  la  toile  de  fond.  A  droite,  une  tombe 
que  nous  venions  de  fermer  sur  un  de  nos  plus 
braves,  un  engagé   de  dix-sept  ans  :  image  des 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      53 

morts  à  venger,  des  milliers  de  victimes,  cama- 
rades aimés,  tombés  glorieusement  comme  rançon 
de  la  victoire  et  qui,  de  là-haut,  allaient  demain 
nous  porter  secours.  A  gauche,  les  tranciiées  et 
les  cagnas,  évocatrices  de  toute  une  année  d'indi- 
cibles souffrances,  qu'on  ne  voulait  pas,  qu'on  ne 
pouvait  pas  revivre. 

L'autel  était  dressé  sur  la  petite  table  de  fortune 
qui,  durant  le  combat,  porterait  les  cartes  et  les 
décisions  de  l' état-major.  Au-dessus,  seule  déco- 
ration, notre  drapeau  du  Sacré-Cœur,  claquant 
dans  la  nuit.  Un  falot  éclairait  le  missel.  Sur  le 
reste,  la  lune  jetait  sa  lueur  pâle. 

Au-dessous  de  l'autel,  dans  le  ravin,  tous  les 
hommes  des  compagnies  présentes.  La  proximité 
de  l'ennemi  interdisait  les  cantiques.  On  n'enten- 
dait que  la  prière  du  prêtre  et  le  canon.  Les  obus 
passaient  en  sifflant,  semblant  raser  les  tètes 
droites,  et  s'en  allaient  éclater  bien  au  delà. 

Mais  quelle  sup[)lication  muette  montait  de  tous 
ces  cœurs,  où  se  formulaient,  à  cette  heure 
suprême,  les  plus  beaux  actes  de  sacrifice  (ju'un 
liomme  puisse  jamais  faire  :  sacrifice  enthousiaste 
de  l'engagé,  (jui  rêve  de  tomber  pour  la  France  en 
pleine  tranchée  conquise;  sacrifice  réfléciii,  cons- 
cient, presque  froid,  du  père  de  famille,  qui  sait 
bien  quelles  seront,  là-bas,  lui  disparu,  les  gènes 
et  les  inconsolables  douleurs,  mais  qui,  pour  la 
France,   fera  son   devoir  jusqu'au  bout    et  s'en 


54  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

remet  à  Dieu  de  tout  le  reste;  chez  tous,  sacrifice 
total,  résolu,  fier. 

Au  moment  de  la  communion,  tous,  pêle-mêle, 
se  pressèrent  autour  de  l'autel,  mendiant  à  genoux 
le  pain  des  forts.  Officiers  et  soldats,  ils  étaient  là, 
confondus  dans  la  prière  comme  dans  le  devoir  et 
le  sacrifice,  sans  distinctions  de  galons,  sans  autre 
ordre  que  celui  qui,  peut-être,  les  alignerait  demain 
sur  la  crête  au  fur  et  à  mesure  qu'ils  seraient 
fauchés  par  les  mitrailleuses.  Mais,  devant  leurs 
cadavres,  je  pourrais,  du  moins,  rappeler  à  Jésus- 
Christ  sa  solennelle  et  infaillible  promesse  :  «  Celui 
qui  mange  ma  chair  a  la  vie  en  lui  et  je  le  ressus- 
citerai au  dernier  jour.  » 

Après  la  communion,  je  lus,  à  haute  voix,  des 
actes  appropriés  aux  circonstances  :  —  acte  d'ado- 
ration à  Jésus  «  maître  du  monde,  maître  de  la  vie 
et  de  la  mort,  mon  maître...  »;  acte  de  remercie- 
ment...; —  acte  d'offrande  :  «  ...  Disposez  de  moi 
selon  qu'il  vous  plaira.  Je  sais  que  tout  ce  que 
vous  gardez  est  bien  gardé.  Puisque  je  m'aban- 
donne à  vous,  je  sais  que  tout  ce  qui  m' arrivera 
sera  pour  le  mieux  et  j'accepte  d'avance  avec  con- 
fiance votre  volonté,  quelle  qu'elle  soit.  Cœur 
Sacré  de  Jésus,  j'ai  confiance  en  vous  »;  —  acte 
de  demande  :  patience  et  consolation  pour  la 
famille;  lumière  pour  les  chefs;  pour  les  cama- 
rades, courage,  fidélité  au  devoir,  salut  du  corps, 
de  l'àme  surtout;  «  ...  à  moi,  Seigneur  Jésus, 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      55 

donnez  avec  cette  vaillance,  la  grâce  aussi  de 
revenir  sain  et  sauf.  Mais  ce  que  je  vous  demande 
par-dessus  tout,  c'est  le  salut  de  mon  àme  :  je 
vous  promets  de  vous  rester  toujours  fidèle,  mais 
si  vous  prévoyiez  que  je  dusse  un  jour  manquer  à 
ma  parole  et  perdre  le  ciel  pour  l'enfer,  je  vous 
demande  de  me  prendre  maintenant.  »  —  Je  ne  fai- 
sais que  reprendre  la  belle  prière  de  Petit-Pierre. 
Quand  la  messe  fut  achevée,  à  neuf  heures  du 
soir,  tandis  qu'on  allait  prendre  un  peu  de  repos 
avant  les  dures  journées  qui  venaient,  les  deux 
amis,  très  émus,  se  tenant  par  la  main,  s'approchè- 
rent de  l'autel  que  je  repliais.  «  Avec  le  bon  Jésus, 
dit  Petit-Pierre,  je  suis  prêt  à  aller  n'importe  où. 
—  Moi,  repartit  Fred,  c'est  au  ciel  que  je  vais,  je 
le  sens.  Et  ça  vaut  mieux,  n'est-ce  pas,  monsieur 
l'aumônier?  Je  ne  suis  pas  f...  de  faire  un  ciirétien 
qui  dure,  j'ai  demandé  au  bon  Dieu  de  méprendre 

tout  de  suite.  » 

* 
*   * 

Le  23  septembre,  à  neuf  heures  quinze,  sous  un 
feu  d'artillerie  intense,  la  première  vague  monta, 
au  pas. 

Des  jeunes,  ardents,  débordèrent.  «  Halte  t  cria 
un  officier.  A  droite,  alignement!  »  Au  miheu  des 
éclatements  d'obus,  la  ligne  se  redressa  et  l'on 
repartit  au  pas,  comme  à  l'exercice. 

Petit-Pierre  avait  mis  Fred  à  sa  gauciie.   Ils 


56  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

n'avaient  pas  fait  50  mètres,  que  la  mitrailleuse 
qui  nous  prenait  de  flanc,  par  la  droite,  atteignit 
l'enfant  au  ventre.  Il  tomba  comme  une  masse. 

«  Fredl...  0  mon  Jésus!...  Et  dire  que  je  ne 
verrai  pas  la  victoire!...  Fred,  embrasse-moi...  Va, 
fais  ton  devoir.  Oh!  je  t'en  supplie,  tâche  de  me 
rejoindre  là-haut  près  du  bon  Jésus.  » 

Après  une  dernière  étreinte.  Fred,  la  rage  au 
cœur,  courut  reprendre  sa  place  dans  la  vague  qui 
montait  toujours. 

On  atteignit  les  premières  tranchées  allemandes, 
bouleversées  par  notre  artillerie.  On  les  franchit. 
Mais  l'ennemi  avait  eu  le  temps  de  se  ressaisir. 
Les  balles  sifflaient  tout  au  long  de  la  crête,  et  ce 
fut  bientôt  la  lutte  affolante  des  grenades. 

Fred  se  trouvait  en  tête  de  l'escouade.  «  En 
avant!  en  avant!  »  répétait-il  furieusement.  Mais, 
au  moment  où,  de  sa  main  droite  renversée  en  un 
dernier  geste  qui  rachetait  tous  les  autres,  il  allait 
jeter  une  grenade,  une  balle  lui  traversa  la  poi- 
trine. Il  chancela,  essaya  de  se  redresser,  glissa 
sur  le  parapet.  Son  voisin  s'empressa  pour  le  pan- 
ser. «  Laisse-moi,  je  suis  f . . .  Mais  je  vais  au  ciel. . .  » 
Il  sembla  se  recueillir  un  instant.  Puis,  s'arc-bou- 
tant  sur  ses  poignets,  il  grommela  encore  :  «  Après 
tout,  la  France  vaut  bien  ça.  »  Et  alors,  saisissant 
son  casque,  il  le  brandit  en  hurlant  :  «  Camarades, 
en  avant  !  Vive  la  France  !  »  Et  il  retomba,  dans  un 
flot  de  sang. 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      57 

A  la  même  seconde,  j'aime  à  le  croire,  Petit- 
Pierre  expirait  aussi  :  encore  guidé  par  lui,  Fred 
achevait  de  monter  vers  Dieu  et  leurs  deux  âmes 
entraient  ensemble  dans  la  béatitude  (jUcUes 
avaient  ensemble  conquise,  où  les  attendait  Jésus, 
le  divin  Ami  de  l'Hostie. 

Louis  h.... 
Aumônier  de  la  N' division  coloniale. 


3.  —  La  Confession  du  Juif. 

Cette  histoire-là,  je  n'en  fus  ni  acteur,  ni  témoin. 
Mais  Jean,  qui  me  l'a  contée,  est  digne  de  foi. 

Jean  est  caporal.  C'est  un  de  mes  amis,  des  plus 
braves.  Sa  frimousse  de  fillette  porte  à  peine 
quinze  ans.  Aussi  pose-t-il,  très  sérieusement,  au 
«  paternel  »  envers  les  vieux  barbons  de  son 
escouade. 

Parmi  ses  «  enfants  »  —  comme  il  les  appelle 
—  se  trouvait  le  fameux  Youp,  dont  je  n'ai  jamais 
su  le  vrai  nom  :  pauvre  juif,  reconnaissai»lo  du 
plus  loin  qu'on  apercevait  son  profil,  pitovable 
sous  sa  capote  crasseuse  dont  le  bleu  liorizon  tour- 
nait au  vert  boche,  semblant  toujours  demander 
grâce  au  passant,  tant  on  l'avait  accoutumé  aux 
horions. 

En  vertu  de  ses  devoirs  de  «  père  »,  Jean  s'était 


58  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

constitué  le  défenseur  de  l'opprimé.  Tous  les  jours, 
il  faisait  acte  d'autorité  en  arrêtant  les  quolibets 
ou  les  vilains  tours. 

Youp  n'était  pas  d'une  tribu  riche  :  jamais  de 
colis  pour  lui.  Et  les  copains,  sans  méchanceté, 
sans  réflexion,  se  figuraient  que  la  zone  de  cama- 
raderie aux  armées,  si  vaste  pourtant,  ne  pouvait 
pas  comprendre  les  fds  d'Israël.  Jean  le  dédom- 
mageait en  lui  abandonnant,  sinon  la  meilleure, 
du  moins  la  plus  grosse  part  des  paquets  volu- 
mineux que,  chaque  quinzaine,  confectionnait  la 
maman. 

Comme  un  bon  gros  chien,  Youp  ne  le  quittait 
plus  d'une  semelle,  ce  qui  gênait  parfois  bien  un 
peu  le  fier  caporal,  mais,  au  fond,  le  flattait  plus 
encore.  Et,  tout  naturellement,  à  force  de  protec- 
tions et  de  colis  partagés,  Jean  avait  fini  par 
aimer  le  pauvre  Youp. 

«  Vous  devriez  entreprendre  sa  conversion,  » 
lui  dis-je  un  jour.  Il  éclata  de  rire  :  «  Luil  mais  il 
ne  croit  ni  à  Dieu  ni  à  diable.  Il  n'est  pas  plus  juif 
que  chrétien  ou  turc.  Quand,  des  fois,  on  discute 
entre  nous  sur  la  religion,  il  se  met  à  rigoler.  Et 
qu'est-ce  que  vous  voulez  qu'il  ait  une  croyance? 
il  n'a  pas  d'àme.  » 

J'eus  beau  le  gronder,  le  raisonner,  —  rien  n'y 
fît  :  «  Je  vous  dis  qu'il  n'a  pas  d'âme.  » 

Or,  l'autre  jour,  Jean  m'est  arrivé,  très  ému,  et 
voici  ce  qu'il  m'a  conté  : 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      5t 

«  J'étais  cette  nuit  en  patrouille,  avec  Voup  et 
trois  autres.  Nous  avions  rencontré  une  patrouille 
boche.  On  leur  avait  tiré  dessus,  et,  ma  foi,  je  crois 
bien  qu'on  leur  en  a  descendu  deux  ou  trois.  Mais 
ils  ont  amoché  mon  Youp  !  Le  pauvre  type  avait 
une  halle  dans  le  ventre.  Il  gémissait,  que  j'arrivais 
pas  à  le  faire  taire  1  J'ai  dit  aux  deux  autres  de  filer, 
et,  avec  Marcel,  nous  l'avons  ramené. 

«  Seulement  voilà-t-il  pas  qu'une  mitrailleuse 
boche  nous  aperçoit  :  avec  les  gémissements  qu'il 
faisait,  fallait  s'y  attendre.  Heureusement  qu'il  y 
avait  pas  loin  un  trou  de  marmite  :  on  s'y  met  tous 
les  trois. 

«  Alors  ce  pauvre  Youp  me  prend  et  me  tire  à 
lui  :  «  Jean,  qu'il  me  dit,  dis-moi  vrai,  c'est-ii 
grave  ce  que  j'ai  là?  —  Oh!  que  je  lui  dis,  oui  et 
non.  —  Combien  de  temps  est-ce  que  j'ai  encore  à 
vivre?  »  Moi,  qui  voyais  qu'il  se  frappait,  je  lui 
réponds  :  «  Trente  ans,  si  tu  n'attrapes  pas  de 
rhume  de  cerveau.  »  D'autant  que  je  n'en  savais 
rien,  moi,  s'il  allait  mourir  ou  pas. 

0  Alors  il  me  serre  encore  plus  contre  lui  : 
«  Jean,  blague  pas,  je  sens  que  je  m'en  vais, 
Écoute,  je  peux  pas  mourir  comme  ça.  Faut  que 
tu  me  confesses.  —  Alors,  que  je  lui  dis,  c'est  toi 
qui  blagues!  C'est  pourtant  pas  le  moment,  sur- 
tout là-dessus  :  tu  sais  bien  que  j'aime  pas  ça.  » 
Mais  pas  du  tout,  il  ne  blaguait  pas.  «  Jean,  qu'il 
me  dit,  j'ai  bien  réfléchi,  y  a  que  la  ^Taie  rcli- 


60  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

gion  qui  a  pu  te  faire  si  bon  pour  moi;  je  veux 
mourir  dans  cette  religion-là.  Faut  que  tu  me  con- 
fesses. » 

«  Ce  que  j'étais  embêté!  Qu'est-ce  que  j'allais 
faire?...  Lui  refuser?  c'était  le  rendre  plus  ma- 
lade... Le  confesser?  mais  je  suis  pas  curé,  moil... 
Vrai,  j'aurais  mieux  aimé  que  le  capitaine  m'en- 
voie prendre  la  mitrailleuse  qui  nous  tirait  dessus. 

«  Tout  à  coup,  une  idée  subite.  «  Mais,  que  je 
lui  dis,  tu  peux  pas  te  confesser,  puisque  tu  n'es 
pas  baptisé  :  ça  ne  compterait  pas.  —  Eh  bienl 
alors,  qu'il  me  répond  tout  de  suite,  baptise- 
moi.   » 

«  Ça,  oui,  je  crois  que  je  pouvais  le  faire,  n'est- 
ce  pas?...  Alors  j'ai  pris  de  leau  qu'il  y  avait  jus- 
tement là,  dans  notre  trou  de  marmite,  —  dame  I 
je  ne  sais  pas  trop  si  elle  était  propre,  vu  qu'il 
faisait  nuit;  mais,  comme  c'était  pour  Youp,  ça  ne 
fait  rien,  il  n'était  pas  regardant  à  ces  choses-là, 
—  et  je  l'ai  baptisé...  C'est-il  ça  qu'il  fallait  faire, 
monsieur  l'aumônier?...  Oh!  oui,  je  sais  la  for- 
mule, soyez  tranquille,  j'ai  bien  appris  mon  caté- 
chisme autrefois... 

«  Mais  ça  ne  lui  a  pas  suffi,  à  ce  pauvre  Youp. 
Il  voulait  absolument  que  je  le  confesse.  Ce  que 
j'étais  embêté  1  Enfin  je  me  suis  dit  qu'il  valait 
mieux  ne  pas  le  chagriner,  que  je  ferais  semblant, 
et  puis  que  je  vous  en  parlerais  après. 

«  J'ai  dit  à  Marcel  de  se  boucher  les  oreilles,  vu 


IMAGES    DE    LA    GRANDE    GUERRE  fil 

qu'il  ne  pouvait  pas  bouger,  rapport  à  la  mitrail- 
leuse, et,  que  j'ai  dit  à  Youp  :  «  Vas-y,  maintenant 
que  tu  es  chrétien,  ça  peut  marcher.  » 

«  Alors,  il  m'a  sorti  tout  son  fourbi.  Ce  qu'y  en 
avait  !  Je  comprends  que  ça  lui  pesait  sur  le  cœur, 
le  pauvre  type  1  Moi,  je  ne  savais  pas  quoi  lui  dire 
après;  alors  j'ai  récité  un  «  Notre  Père  »  et  puis  je 
lui  ai  dit  d'avoir  bien  confiance  dans  le  bon  Dieu, 
qui  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  meilleur. 

«  Ah!  ce  qu'il  était  heureux,  ce  pauvre  Youp!  Il 
m'a  embrassé  sur  les  deux  joues,  et  je  crois  qu'il 
pleurait.  Moi,  je  me  tenais  à  quatre  pour  ne  pas  en 
faire  autant. 

«  Nous  avons  attendu  quelque  temps  encore 
pour  tromper  la  mitrailleuse  et  nous  avons  tout  de 
même  pu,  avec  Marcel,  ramper  jusqu'à  la  tranchée 
en  traînant  Youp.  Mais  dame,  là,  quand  nous 
avons  regardé  le  pauvre  type,  il  était  mort.  Ça 
m'a  fait  un  coup!  Je  suis  encore  tout  cliose, 
comme  si  c'était  mon  frère  qui  était  mort... 

«  ...  Mais  d'abord,  dites,  qu'est-ce  qu'il  faut  que 
j'en  fasse,  de  ses  péchés  ?  » 

Louis  L..., 
Aumônier  de  la  N'  division  coloniale. 


II 


EN    ARTOIS 


i.  —  Une  Saint-Martin  mouvementée. 

Au  cours  des  mois  de  février  et  de  mars, 
plusieurs  églises  de  Paris  ont  retenti  des  accents 
éloquents  de  Mgr  l'évêque  d'Arras  :  et  la  Société 
des  Conférences  s'est  honorée  en  l'invitant  à  retracer, 
devant  un  public  de  choix,  le  martyre  de  sa  mé- 
tropole (i).  Dans  toutes  ces  circonstances,  l'ora- 
teur a  dû  s'en  tenir  aux  grandes  lignes,  négligeant 
nécessairement  une  multitude  de  détails  qui  pour- 
tant ont  leur  prix.  C'est  un  ou  deux  de  ces  détails 
que  je  voudrais  rappeler  aujourd'hui. 

J'avais  connu  Mgr  Lobbedey  quand  il  était 
évêque  de  Moulins. 

(1)  Cf.  la  Revue  hebdomadaire  du  11  mars  1916.  L'intérêt  de 
sette  conférence,  si  émouvante  déjà  par  elle-même,  se  trouve 
doublé,  quand  on  la  lit  avec,  sous  les  yeux,  l'album  d'art  publié 
par  l'abbé  Foulon  et  intitulé  :  Arras  sous  les  obus,  chez  Bloud, 
éditeur. 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      «3 

La  première  fois  que  j'eus,  au  cours  de  la  cam- 
pagne, l'occasion  de  pénétrer  dans  Arras,  —  le 
6  novembre  1014,  —  il  apparaissait  déjà  comme 
devant  être  l'une  des  grandes  figures  épiscopales 
de  cette  guerre.  Je  n'eus  rien  de  plus  pressé  que 
d'aller  lui  présenter  mes  hommages  et,  comme  je 
prévoyais  pour  moi  un  long  séjour  dans  son  dio- 
cèse, de  me  mettre  filialement  sous  son  obédience. 

Depuis  un  mois,  les  obus  ne  cessaient  de  dé- 
truire. De  la  cathédrale,  où  j'avais  célébré  la  messe 
pour  les  soldats,  jusqu'à  la  petite  rue  des  F..., 
où  habitait  l'évéque,  pas  un  boulevard,  pas  une 
place  qui  fût  indemne.  Partout  flottait  une  odeur 
d'incendie.  Çà  et  là,  de  grands  pans  de  murs 
s'étaient  effondrés  déjà,  livrant  aux  regards  indis- 
crets toute  l'intimité  des  salons  de  famille,  et,  de 
loin*en  loin,  dans  les  rues  entièrement  désertes, 
les  éclatements  continuaient  plus  ou  moins  pro- 
ches. 

Monseigneur  me  reçut  avec  cette  cordialité 
flamande  que  connaissent  bien  ses  visiteurs.  Rien 
n'avait  été  changé  à  ses  habitudes  d'autrefois.  Il 
était  là  à  son  bureau,  travaillant,  et  il  souriait.  Je 
ne  pus  m'empècher  d'en  faire  la  remarque  :  «  En 
un  moment  où  tout  le  monde  vivait  dans  les 
caves...  —  Oui,  je  sais,  répliqua-t-il,  on  me  l'a 
déjà  dit,  mais  songez  à  la  perte  de  temps!* Et  puis, 
je  ne  pourrais  transporter  là  en  bas  tous  mes 
livres,  toutes  mes  notes.  D'ailleurs  pour  travailler 


64  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

n'a-t-on  pas  besoin  de  cette  belle  lumière?  »  Et  en 
parlant  ainsi,  son  regard  plongeait  par  deux  baies 
vitrées  sur  un  petit  jardin  où,  malgré  l'abandon 
causé  par  la  guerre,  l'été  de  la  Saint-Martin  s'an- 
nonçait radieux. 

L'évêque  me  conta  quelques  événements  du 
mois  écoulé  et  notamment  les  tristesses  de  la 
semaine  précédente,  lorsque  au  matin  du  30  octo- 
bre, deux  obus  s'abattant  ensemble  sur  l'iiôpital 
Saint-Jean,  firent  plus  de  trente  victimes  et  un 
plus  grand  nombre  de  blessés.  «  Dès  que  ce  fut 
possible,  je  m'y  rendis.  Mais  quel  spectacle  d'hor- 
reur, et  grandiose  aussi!  Dans  le  plus  vaste  com- 
partiment de  la  cave^  le  saint  sacrement  était 
exposé  ;  et,  devant  l'ostensoir,  les  sœurs  plus  âgées 
priaient  à  haute  voix,  les  blessés  gémissaient  et 
les  plus  valides  continuaient  d'aider  leur  vaillant 
aumônier,  l'abbé  de  laF...-D...,  à  descendre  dans 
cette  chapelle  ardente  les  restes  mutilés  des  vic- 
times, lambeaux  anonymes  pour  la  plupart.  » 

J'appris  aussi  que,  le  jour  de  l'inhumation,  —  le 
matin  de  la  Toussaint,  je  crois,  —  à  l'heure  prévue, 
personne  ne  s'était  présenté  pour  le  transfert  au 
cimetière.  Tous  les  véhicules  et  les  conducteurs 
avaient  été  réquisitionnés  pour  emmener  en  hâte 
le  plus  grand  nombre  de  vivants  loin  de  la  cité  de 
mort.  Trente-cinq  cadavres  attendaient  et  je  n'ai 
pas  besoin  de  dire  qu'on  n'avait  pas  eu  le  temps 
de  confectionner  pour  eux  trente-cinq  cercueils... 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      65 

L'aumônier  s'était  mis  en  (juôte,  avait  fini  par 
découvrir  un  tombereau  et  un  clic\  al  l)oileux,  avait 
su,  malgré  les  obus  qui  recommeng aient  à  pleu- 
voir, arracher  à  leurs  caves  deux  iiommcs  de 
bonne  volonté  et,  presque  seul,  il  avait  entrepris 
dans  ses  bras,  de  la  cave  à  la  rue,  le  transport  des 
trente-cinq  cadavres,  puis,  presque  seul  encore 
au  cimetière,  il  les  descendait  et  les  mettait  en 
terre  (i). 

—  M  J'ai  justement  à  déjeuner  ce  matin  notre 
jeune  brave.  Restez  avec  nous...  Si,  si  I  je  vous 
retiens.  Vous  ferez  connaissance.  » 

Je  m'attendais  à  voir  un  colosse  :  trente-cinq 
morts  entre  les  bras...  et  à  trois  reprises!  Mais  il 
fallut  en  rabattre;  c'était  presque  le  contraire.  Une 
fois  de  plus  je  compris  qu'une  àme  vigoureuse  est 
capable  de  décupler  les  forces  d'un  corps  fragile. 

Rentré  à  D...,  où  se  trouvait  alors  ma  formation, 
j'appris  du  curé  ([ue  le  dimanche  suivant,  15  no- 
vembre, tombait  la  fête  patronale  de  sa  paroisse, 
la  Saint-Martin.  Une  pareille  solennité,  un  saint  si 
populaire,  un  soldat,  qui  en  Gaule,  tout  près  d'ici, 
aux  portes  d'Amiens,  avait  accompli  l'acte  de  cha- 
rité illustré  par  tant  d'artistes!  Le  fêter  ainsi  dans 
un  cadre  de  guerre,  au  milieu  des  troupes  sans 


(1)  Tou3  ces  détails  ont  été  depuis  sanctionnés  par  une  {glo- 
rieuse citation  à  l'ordre  du  jour,  que  l'Illustration  du  17  mars 
a  reproduite  en  dessous  de  la  photographie  du  valeureux 
prêtre. 


66  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

cesse  en  cantonnement  d'alerte,  qui  prenaient  à 
peine  le  temps  de  déposer  leurs  armes  pour  entrer 
à  l'église  et  communier;  qui  n'aurait  pas  vibré  en 
face  d'une  telle  perspective? 

Resté  seul,  la  cordiale  réception  du  matin  me 
revient  en  mémoire.  Si  nous  invitions  Monsei- 
gneur? pensai-je.  Mais  aussitôt  les  objections  sur- 
girent :  n'était-ce  pas  indiscret?...  le  déranger  pour 
si  peu  de  cliose...  Et  puis,  s'il  n'acceptait  pas,  ce 
serait  un  dessous,  et  M.  le  curé  no  serait  pas  con- 
tent. «  Bahl  s'il  y  a  un  dessous,  il  sera  pour  moi 
seul;  M.  le  curé  n'en  saura  rien;  je  ne  l'avertirai 
qu'après,  si  Monseigneur  accepte...  » 

Monseigneur  accepta  ex  intimo  corde,  avec  une 
clause  cependant,  dictée  par  les  circonstances  : 
«  Si  l'autorité  militaire  n'y  voyait  pas  d'inconvé- 
nients... » 

D'inconvénients?...  et  le  mot  était  au  pluriel; 
lesquels?  Je  savais  que  dans  le  pays,  certaines 
gens  prêtaient  aux  espions  une  puissance  occulte 
considérable.  Était-ce  cela? 

J'allai  confier  mes  doutes  à  l'autorité  militaire  la 
plus  élevée  du  secteur.  «  Aucun  inconvénient,  me 
répondit-on,  au  contraire.  Nos  soldats  connaissent 
déjà  l'évêque  d'Arras,  ils  seront  flattés  de  le  voir  au 
milieu  d'eux  et  puiseront  dans  ses  paroles  un  nou- 
veau motif  de  mieux  faire  encore  tout  leur  devoir.  » 
J'objectai  timidement  tous  les  bruits  qui  couraient. 
«  Oh  I  pour  cela,  monsieur  l'aumônier,  soyez  tran- 


IMAGES  DE   LA  GRANDE  GUERRE      C7 

quille,  nous  y  avons  l'œil...  n'est-ce  pas,  L...?  »  — 
L...  était  l'officier  chargé  des  dossiers  du  conseil 
de  guerre.  —  «  Mais  ce  qui  me  fait  croire  que  la 
rumeur  publique  a  fortement  exagéré  —  oh!  il  y  a 
beaucoup  d'autres  indices!  mais  enfin,  en  voici 
un,  —  c'est  que  nous  avons  des  batteries  à  N...  et 
N. . . ,  par  la  force  des  choses  assez  mal  dissimulées, 
en  position  depuis  plus  de  cinq  semaines  et  qui 
n'ont  pas  encore  été  repérées.  Or,  si  rcsj)ionnage 
était  aussi  bien  organisé  qu'on  le  prétend,  c'est  la 
première  chose  qu'il  irait  révéler.  Il  faut  être  sur 
ses  gardes,  évidemment;  et  cela  c'est  notre  affaire 
surtout,  l'affaire  du  commandement.  Mais  c'est 
rendre  un  mauvais  service  aux  troupes  et  diminuer 
leur  confiance  que  de  laisser  s'accréditer  de  pareils 
bruits.  » 

C'était  bien  le  langage  d'un  chef.  Je  me  retirai 
tout  heureux,  en  songeant  qu'en  effet  s'il  lui  fal- 
lait tenir  compte  de  toutes  les  suggestions,  un  per- 
sonnage important,  général  ou  autre,  ne  devrait 
jamais  plus  se  déplacer,  ni  présider  de  réunion 
dans  la  zone  battue  par  les  obus. 

Au  reste,  il  fut  convenu  avec  M.  le  curé  que 
l'on  n'annoncerait  pas  à  l'avance  la  venue  de  Mon- 
seigneur et  que,  par  un  surcroît  de  précaution, 
nous  changerions  ce  jour-là  l'heure  des  vêpres. 
Seulement,  comme  pour  les  fêtes  de  la  Toussaint, 
le  grand  nombre  des  soldats  assistant  aux  offices 
avaient,  en  occupant  les  chaises  des  paroissiens. 


68  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

failli  susciter  une  émeute  (!),  M.  le  curé  voulut 
remettre  les  choses  au  point;  et  le  petit  discours 
suivant,  dont  je  ne  puis  donner  malheureusement 
qu'un  hien  terne  résumé,  fut  presque  toute  la  pré- 
paration de  la  fête  patronale.  Pour  lui  rendre  un 
peu  de  saveur,  il  faut  le  lire,  ainsi  qu'il  fut  pro- 
noncé, sur  un  ton  tranchant  comme  une  lame 
d'épée. 

«  Mes  hien  chers  frères,  puisque  à  la  Tous- 
saint, en  raison  de  l'affluence  des  soldats,  plusieurs 
d'entre  vous  n'ont  pas  pu  se  confesser,  dimanche 
prochain,  à  l'occasion  de  la  fête  de  saint  Martin, 
nous  leur  procurerons  toutes  les  facilités  néces- 
saires. Et  à  ce  propos,  je  tiens  à  vous  faire  remar- 
quer qu'aux  vaillants  soldats  qui  viennent  nous 
édifier  et  nous  défendre,  il  est  bien  juste  que  nous 
sachions  offrir  dans  notre  église  une  place  très 
large,  et  aussi  confortable  que  possible.  C'est  grâce 
à  eux  que  nous  la  possédons  encore,  cette  église, 
où  nous  venons  chanter  et  prier.  Ils  no7it  pas  de- 
chaises,  eux,  dans  la  boue  de  leurs  tranchées;  c'est 
bien  le  moins  que  vous  leur  offriez  les  vôtres  ici. 
Voyez  aux  environs,  à  Ficheux,  Mercatel...  (et 
M.  le  curé  énumérait  des  noms  de  communes 
occupées  par  l'ennemi),  les  églises  sont  détruites, 
les  temples  du  Seigneur  sont  muets  ;  et  si  notre  cher 
clocher  s'élève  encore  fièrement,  c'est  à  nos  sol- 
dats que  nous  le  devons.  Nous  sommes,  rappelez- 
vous-le   bien,  en    temps  de  guerre,  donc  en  un 


IMAGES  DK  LA  GRANDE  GUEUHE      69 

temps  OÙ  chacun  doit  savoir  se  [rôner  of  au  Itosoin 
assister  inèuic  à  une  messe,  debout.  Ils  en  font  bien 
d'autres,  eux  qui  donnent  pour  nous  leurs  forces, 
leur  sang-  et  leur  vie!...  Et  puis  —  c'était  un  et 
puis  que  Rossuet  n'eût  pcut-rtre  pas  sio;né,  mais 
qui  valait  toutes  les  transitions  du  monde  —  et 
puis,  j'aimerais  bien  que  les  I),..ois  prennent 
exemple  sur  ces  braves  soldats,  qui  viennent  ainsi 
nous  édifier  chaque  jour  par  leurs  communions 
et  leurs  chants.  Cela  vaudrait  mieux  (pie  de  se 
plaindre  de  chaises  occupées...  D'ailleurs,  con- 
cluait-il, je  connais  assez  la  générosité  de  mes 
chers  paroissiens  pour  savoir  qu'ils  accepteront  de 
bon  cœur  ce  léger  sacrifice,  en  faveur  de  ceux  qui 
combattent  si  généreusement  pour  la  France,  jiour 
la  justice  et  pour  Dieu...  » 

Ah  !  le  brave  curé  !  je  suis  bien  sur  que,  malgré 
l'orage  des  amours-propres,  ce  petit  discours  ne 
lui  lit  perdre  les  sympathies  d'aucun  de  ses  parois- 
siens. Quant  aux  troupiers,  leurs  yeux  brillaient 
de  joie  et  j'en  vis  plusieurs,  à  la  (in  du  salut,  venir, 
en  signe  de  reconnaissance,  écraser  silencieuse- 
ment les  robustes  mains  du  curé,  qui  le  leur  rendit 
bien. 

Ainsi  jtréparée  «  à  la  militaire  »,  rommcnt  la 
Saint-Martin  n'eût-elle  pas  réussi? 

Notre  église,  ayant  la  cliance  de  se  trouver  dans 
un  ])li  de  terrain,  ne  pouvait  être  suspecte  de  ser- 
vir d'observatoire  et  n'olfrait  pas  de  cible  à  l'artil- 


70  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

lerie  ennemie;  de  temps  à  autre  seulement  les 
obus  lui  faisaient  un  arc-en-ciels  allant  chercher 
plus  loin  de  plus  hautes  victimes.  Or,  dans  cette 
matinée  du  15  novembre,  malgré  une  limpidité 
d'atmosphère  qui  favorisait  merveilleusement  le 
tir,  les  Allemands  nous  laissèrent  une  paix  com- 
plète :  et  les  cinq  messes  purent  se  succéder  à 
l'église,  avec  chants  et  orchestre.  Il  y  eut  même 
un  solo  de  violon  d'un  prix  du  Conservatoire!  — 
sans  le  moindre  arc-en-ciel  siffleur. 

Retenu  durant  la  matinée  dans  sa  ville  épisco 
pale,  Monseigneur  ne  devait  présider  que  l'office 
du  soir.  Vers  onze  heures  et  demie,  il  arrivait, 
conduit  dans  une  automobile  de  la  division,  et,  une 
demi-heure  plus  tard,  fidèle  au  rendez-vous,  le 
général  lui-même  était  là,  heureux,  disait-il,  de 
pouvoir,  au  moins  durant  quelques  instants,  faire 
trêve  à  ses  travaux  et  fêter  avec  le  prélat  un  saint 
français,  qui  réunissait  les  deux  titres  de  soldat  et 
d'évêque. 

De  fait,  cette  réunion  au  presbytère  fut  un  vrai 
charme,  trop  court  seulement,  car  vers  la  fin  du 
déjeuner,  le  général  devait  déjà  repartir,  rappelé 
par  ses  occupations. 

L'église  n'était  séparée  de  la  cure  que  par  l'an- 
cien cimetière,  un  rectangle  de  20  mètres  de  large, 
oïl  une  municipalité  bienveillante  avait  autorisé, 
tant  qu'il  y  eut  un  coin  de  libre,  l'inhumation  des 
iiéros  morts  pour  la  France.  Ainsi,  c'était  les  yeux 


IMAGES    DK    LA    (JUANDr:    GUERRE  71 

et  le  cœur  plein  de  leur  souvenir  (ju'on  francliis- 
sait  le  seuil  de  la  maison  de  Dieu.  L'Iieui-e  de  la 
cérémonie  approchant,  M.  le  curé  alla  jeter  sur 
tout  un  dernier  cou[)  d'œil. 

Pour  faire  plus  de  place,  on  avait  eu  le  soin, 
sauf  en  faveur  de  quelques  personnes  plus  âgées, 
d'empiler  dans  le  fond  toutes  les  chaises  :  —  ô 
pauvres  paroissiens,  réduits  cette  fois  au  régime 
de  la  stricte  égalité  !  —  Pourtant  l'église  était  déjcà 
pleine,  et  de  divers  côtés  de  nombreux  groupes 
arrivaient  encore.  «  Monsieur  l'aumônier,  me  dit 
aimablement  le  curé,  vous  prendrez  la  chape;  moi 
je  me  chargerai  de  placer  la  foule,  je  connais 
mieux  les  coins  de  mon  église,  j'y  ferai  tenir  plus 
de  monde  (juc  vous.  » 

Lorsque,  revêtu  des  ornements  de  drap  d'or  qui 
brillaient  au  soleil  et  précédé  de  deux  belles  ran- 
gées de  clergeons  rouges,  je  revins  au  presbytère 
chercher  Monseigneur  :  «  Il  n'y  a  [)lus  do  place,  lui 
dis-je;  Votre  Grandeur  ne  pourra  pas  entrer.  »  II 
se  mit  à  rire  :  «  Tant  mieux,  tant  mieux!  Mais 
vous  verrez  qu'un  évèque  a  toujours  sa  place 
parmi  son  peuple.  » 

De  fait,  sitôt  l'encens  béni  à  la  porte  d'entrée, 
et  la  réception  accomplie  selon  les  rites,  il  fallut 
jouer  des  coudes.  Comme  un  caoutchouc  ipii  se 
comprime,  la  masse  humaine  se  resserrait  un 
instant  pour  nous  permettre  de  passer;  puis,  auto- 
mali(pi(.'ment,  elle   se   distendait  à  nouveau  sans 


72  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

laisser  aucune  trace  du  sillage  de  notre  cortège. 

Quelques  psaumes,  et  Monseigneur  montait  en 
chaire.  Le  bref  éloge  qu'il  fit  d'abord  du  pasteur 
de  la  paroisse  fut  émouvant;  les  soldats  y  appri- 
rent que,  durant  les  deux  derniers  mois,  parmi  les 
horreurs  de  l'invasion  et  sous  le  bombardement 
d'Arras,  ce  prêtre  qu'ils  voyaient  si  attentif  à  leurs 
besoins  avait  vu  successivement  mourir  son  père 
et  sa  mère,  sans  que  l'àme  eût  en  rien  faibli,  ou  ait 
été  détournée  de  son  dangereux  poste  de  dévoue- 
ment. Félix  nomine,  disait  l'évêque,  felicior  virtute. 

Puis  un  grand  signe  de  croix  et  l'orateur  énon- 
çait son  texte  :  «  Scmctijîcate  bellum  :  sanctifiez  la 
guerre,  messieurs,  d'abord  en  respectant  l'autorité 
dont  la  force  vient  de  Dieu  même.  Au-dessus  du 
gouvernement  qui  vous  mobilise,  au-dessus  des 
chefs  qui  vous  commandent,  sachez  voir  Celui  qui, 
ayant  créé  les  patries,  veut  aussi  qu'on  les  défende 
contre  un  injuste  agresseur...  Sanctifiez  la  guerre 
ensuite,  en  assouplissant  vos  âmes  à  la  discipline 
qui,  par  ses  exigences,  peut  nous  aider  à  mater 
des  instincts  mauvais  et  nous  impose  des  sacrifices 
quotidiens  dont  les  ascètes  n'avaient  même  pas 
l'idée.  Enfin,  sanctifiez  la  guerre  en  pratiquant  la 
belle  vaillance...  » 

Monseigneur  en  était  là  de  son  développement 
quand  je  crus  remarquer  autour  de  moi  qu'on  ne 
prêtait  plus  à  l'orateur  l'attention  du  début;  des 
têtes  se  tournaient  et  certains  regards,  au  lieu  de 


IMAGES  DK  LA  GRANDE  GUERRE      73 

continuer  à  fixer  la  cliaire,  semblaient  se  porter 
alternativement  vers  la  voûte  et  dans  la  direction 
du  porche. «  Serait-ce?...  »  Je  n'eus  pas  louglcmps  à 
tendre  l'oreille.  Là-haut,  tout  là-haut,  des  sifllcnionts 
passaient,  prolongés,  qui  allaient  se  terminer... 
[)as  très  loin,  \)av  un  «  halahôô  »  caractéristique. 

Et  Monseigneur  continuait,  donnant  très  tran- 
quillement à  tous  l'exemple  du  calme  en  même 
temps  que  le  précepte  :  «  l']n  pratiquant  la  vaillance, 
continuait-il,  cette  vertu  si  française,  qui  secouant 
en  nous  devant  le  danger  les  meilleures  énergies, 
les  met  en  pleine  valeur,  et,  par  une  sorte  de 
magnétisme,  communique  à  notre  entourage  une 
part  de  leur  vertu...  » 

Cependant  les  sifflements  se  faisaient  plus 
rageurs  et  les  éclatements  plus  proches.  Dans  le 
fond  de  l'église,  on  distinguait  des  chuchotements 
à  voix  basse  et  des  piétinements  de  souliers  ferrés 
se  dirigeant  vers  les  portes.  L'évéque  avait  inter- 
rompu son  discours,  puis,  de  nouveau,  sa  voix 
s'éleva  très  calme  :  «  Mes  frères,  ne  vous  troui)lez 
pas;  ce  n'est  (ju'un  petit  bombardement.  »  Tombant  de 
la  bouche  de  quelqu'un  (|ui  savait  à  quoi  s'en  tenir, 
en  ayant  depuis  six  semaines  subi  bien  d  autres,  ces 
paroles  eurent  le  don  de  produire  un  apaisement, 
ce  qui  permit  à  quelques  ofliciers  d'entreprendre 
avec  métliode  un  sage  mouvement  d'évacuation. 
«  Laissez  d'abord  sortir  les  femmes!  »  cria-l-on. 

Cet  ordre  venait  à  peine  d'être   lancé  qu'une 


74  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

«  arrivée  »  nouvelle  se  produisit  à  50  mètres 
tout  au  plus,  éclatante,  sèche,  accompagnée  d'un 
écroulement  de  maison;  on  ne  Tavait  pas  entendu 
venir,  mais  nous  en  reçûmes  tous  la  commotion. 
C'était  encore  un  coup  long,  un  peu  trop  à  gauche 
et  trop  sud-ouest;  mais  visiblement  le  clocher  ser- 
vait de  point  de  mire. 

Il  y  eut  quelques  cris  de  femmes.  Impassible, 
toujours  dans  la  chaire,  Monseigneur  dominait  le 
tumulte,  le  visage  tourné  vers  l'est,  face  aux  bat- 
teries ennemies.  «  Mes  bien  chers  frères,  conservez 
tout  votre  calme;  je  vais  vous  donner  la  bénédic- 
tion du  bon  Dieu.  » 

Et  il  entonna  d'une  voix  forte  : 

—  Adjutorrum  nostrum  in  nomine  Domini. 

Du  chœur,  nous  répondîmes  à  pleins  poumons  : 

—  Qui  fecit  cœlum  et  terram. 

—  Sit  nomen  Domini  henedictum. 

Alors,  ce  fut  impressionnant  et,  de  ma  vie 
entière,  je  n'oublierai  ce  spectacle  :  cet  évéque  en 
crosse  et  mitre,  donnant  la  suprême  bénédiction  à 
cette  foule  où  la  mort  allait  vraisemblablement, 
dans  quelques  secondes,  se  choisir  des  victimes. 

—  Benedicat  vos  omnipotens  Deus,  Pater  et  Filius... 
Soudain,  un  fracas  épouvantable...  Monseigneur 

n'eut  pas  le  temps  d'achever,  ou  du  moins  le  reste 
des  paroles  se  perdit  dans  le  bruit.  Parmi  les  plus 
braves,  instinctivement,  plusieurs,  dont  le  front 
était  déjà   penché  sous  la  bénédiction,  s'étaient 


IMAGES   DE    LA   (iRANDE    GUERRE  75 

courbés  plus  bas,  chercliant  à  protéger  leur  tête 
contre  un  écroulement  de  la  voûte.  Puis  on  s'était 
relevé,  tout  étonné  de  voir  que  les  verrières 
n'étaient  pas  en  miettes  et  que  la  voûte  était 
encore  là-baut.  Seule,  la  maison  contiguë  au  pres- 
bytère, à  13  ou  20  mètres,  venait  d'être  écrasée; 
et  nous  n'avions  reru  dans  les  vitraux  que  des 
débris  de  tuiles  et  de  briques. 

Les  clîoristes  eurent  un  admirable  sang-froid.  Je 
ne  sais  de  qui  vint  l'impulsion;  mais  dès  que  les 
tètes  se  furent  redressées,  instantanément,  un 
immense  «  Pitié,  mon  Dieu!  »  retentit  sous  ces 
voûtes  ébranlées,  repris  avec  confiance  par  des 
centaines  de  poitrines.  Une  tension  de  prières 
vibrait  dans  toutes  ces  voix.  Vingt  mètres  plus  long 
—  20  mètres,  c'est-à-dire  une  iiaussc  impercep- 
tible, un  souffle  de  vent  moins  fort!  —  et  le  pro- 
chain ol)us,  entrant  à  plein  par  un  vitrail,  ne  tom- 
berait-il pas  au  beau  milieu  de  cette  foule"?  Et 
alors? 

Un  seul  sentiment  m'occupait  et  m'écrasait  :  ce- 
lui de  ma  responsabilité,  car  enfin  c'était  ma  faute. 
J'eus  en  ce  moment  l'impression  très  vive  et  dont 
je  ressens  encore,  en  fixant  ces  souvenirs,  toute 
l'acuité  douloureuse,  que,  si  une  catastrophe  se 
produisait  me  laissant  indemne,  je  deviendrais  fou 
à  l'instant  même.  Kt,  toujours  sous  la  cliape  dorée, 
je  priais  et  disais  à  Dieu  :  «  Seigneur,  si  vous  avez 
résolu  de  me  reprendre  la  raison,  vous  en  avez 


76  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

le  moyen,  c'est  facile  :  cependant,  s'il  est  possible, 
sauvez  ce  peuple  qui  a  confiance  en  Vous!  » 

Tout  à  coup,  je  vis  Monseigneur  devant  moi  des- 
cendre de  chaire  où  son  rôle  était  achevé;  il  s'ap- 
prochait du  tabernacle,  la  demeure  du  Maître;  et, 
transmise  par  l'évêque,  il  me  sembla  que  la  prière 
que  nous  continuions  de  chanter  serait  plus  puis- 
sante que  l'artillerie  adverse. 

Dieu  de  clémence, 

Dieu  Protecteur, 
Sauvez,  sauvez  la  France 
Par  votre  Sacré-Cœur! 

La  France,  en  ce  moment-là,  pour  nous,  c'était 
le  petit  coin  de  l'Artois,  c'était  ce  cantonnement 
de  D...,  c'était  surtout  l'enceinte  de  cette  église... 
Et  de  fait,  à  quelques  kilomètres  de  là,  le  chef  de 
la  batterie  allemande,  satisfait  sans  doute  de  son 
œuvre,  dut  dire  à  ses  servants  :  «  C'est  assez  ; 
arrêtez  le  tir.  »  L'obus  qui  avait  écrasé  la  maison 
voisine  fut  le  dernier  de  la  série. 

Mais  nous,  nous  ne  savions  pas  alors  que  ce  se- 
rait le  dernier;  et  nous  poursuivions  notre  prière. 

J'en  fus  tiré  par  un  petit  clergeon  qui,  s'étant 
prestement  et  sagement  évadé  pendant  l'alerte, 
s'en  venait  maintenant  fureter  dans  les  bancs  du 
chœur  à  la  recherche  de  sa  casquette  perdue.  De 
le  voir,  cela  me  fit  songer  à  ceux  du  dehors, 
blessés,  agonisants  peut-être,  qui  pouvaient  avoir 


IMAGES    l)K    LA    (IRANDi;    fi  IJ  i;  Il  U  K  "7 

besoin  de  mon  ministère;  et  je  partis  en  hâte  pour 
faire  la  tournée  des  postes  de  secours 

Sonniie  toute,  les  pertes  étaient  hicn  inférieures 
il  ce  qu'on  aurait  pu  craindre.  Seul,  le  premier 
projectile,  le  «  [tius  lon^  »,  a\;iit  fiiit  deux  morts, 
dans  un  délachement  (jui  arrivait  en  ce  moment 
même  du  dépôt.  Les  blessés  étaient  au  nombre  de 
sept,  y  compris  une  femme,  tenanci^rc  d'un  esta- 
minet, atteint  par  l'avant-dernier  obus,  à  50  mètres 
du  clocher.  xAIais,  à  lintérieur  de  l'église,  rien, 
pas  une  g^outte  de  sang,  pas  une  égralignure. 

Lors(ju'on  a  été  secoué  par  de  fortes  émotions, 
on  aime  d'instinct  à  se  serrer  davantage  autour  de 
ses  chefs,  quand  ce  ne  serait  que  pour  savoir  ce 
(ju'ils  pensent.  On  éprouve,  à  ce  contact,  une  dé- 
tente, comme  si  les  nerfs  étaient  déchargés  tout  à 
coup  dune  électricité  mauvaise,  lourdement  accu- 
mulée. Aussi,  je  ne  fus  pas  long  à  franchir  les 
deux  kilomt'tres  (|ui  me  séparaient  du  général,  pour 
lui  faire  mon  rapport.  Mais  le  téléphone  avait  été 
plus  rapide;  on  était  déjà  là-haut  très  au  courant. 

Yovant  sans  doute  mon  émoi,  le  premier  officier 
d'état-major  que  je  rencontrai  me  dit  du  ton  le 
plus  aimable  :  «  Une  fameuse  chance,  monsieur 
l'aumônier,  que  votre  réunion  à  l'église!  »  Je  crus 
à  une  phiisanterie  II  devina  mon  in(|uiétude  : 
a  .Mais  non:  sérieu.sement !  sans  celte  réunion,  les 
hommes  auraient  erré  dans  le  caiiloiuieinent  et 
nous    aurions   eu    beaucoup   plus    de    casse...    Kt 


78  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

sûrement,  au  cabaret,  il  y  aurait  eu  d'autres  vic- 
times que  la  gérante  !  » 

Quant  au  général,  dès  qu'il  m'aperçut,  il  prit  les 
devants  pour  résoudre  le  point  d'interrogation 
qu'il  lisait  dans  mes  yeux.  «  Surtout,  n'allez  pas 
croire  que  la  présence  de  l'évéque  ait  été  pour 
rien  dans  ce  bombardement.  Pas  le  moins  du 
monde  !  Les  Allemands  ont  tiré  ce  soir  systéma- 
tiquement sur  plusieurs  églises  d'Arras  et  des  envi- 
rons; le  dimanche  est  leur  jour  préféré.  Ils  ont 
envoyé  des  obus  incendiaires  sur  Saint-Jean-Bap- 
tiste, qui  est  en  train  de  flamber.  Et  Monseigneur 
n'y  était  pas  pourtant.  D'ailleurs,  j'ai  demandé  de 
plus  amples  renseignements.  » 

Une  sonnerie,  et  le  général  était  appelé  au  télé- 
phone. 

«  C'est  la  réponse,  me  dit-il  en  revenant,  ré- 
ponse qui  confirme  pleinement  mes  prévisions  et 
les  précise.  Il  paraît  que  la  division  marocaine, 
notre  voisine,  avait  eu  vent  ce  matin,  chez  les 
Bavarois  d'en  face,  d'un  gros  rassemblement  en 
train  de  se  former;  on  a  prévenu  toutes  les  pièces 
qui  pouvaient  battre  ce  point;  puis,  le  rassemble- 
ment achevé,  toutes  les  batteries  ont  craché  à  la 
fois;  on  leur  a  fait  du  mal  naturellement.  Ce  soir, 
ils  ont  voulu  faire  un  tir  de  représailles,  mais  à 
leur  manière,  sur  les  églises...  Une  autre  fois,  ce 
sera  sur  les  ambulances.  Inutile  de  ciiercher  plus 
loin;  c'est  toute  la  loyauté  de  ces  gens-là.  » 


IMAGES  DK  LA  GRANUK  GUERRE      79 

«  Et  puis,  me  disait  un  autre  officier,  <'ii  me 
raccompagnant  après  le  dîner,  pour  nos  hommes, 
(juelle  superbe  leçon  de  crànerie  que  l'allitude  de 
révè(jue  !  Ils  auront  appris  (juun  l)onii)ard('ment 
fait  souvent  plus  de  bruit  que  de  mal,  et  qu'en 
tout  cas  on  ne  gagne  jamais  rien  à  s'affoler.  Ils  en 
garderont  le  souvenir,  vous  verrez.  » 

Il  en  fut  ainsi,  en  elfet,  j'eus  maintes  fois  l'occa- 
sion de  m'cMi  apercevoir  au  cours  des  six  mois  que 
je  passai  encore  dans  cette  héroïque  division. 
Quand  je  rencontrais  des  soldats  du  X'  d'infanterie, 
i|ui  formait  la  majeure  partie  de  l'auditoire  ce  jour- 
là  :  «  Vous  vous  rappelez  le  lo  novembre,  à  l'église 
deD...,  »  demandais-je.  Ils  s'en  souvenaient  tous. 
Et  l'un  d'eux  me  dit  une  fois  :  «  Si  je  m'en  raj)- 
pelle!  dame  oui!  le  jour  où  l'évéque  a  arrêté  un 
obus  avec  sa  bénédiction...  En  voilà  un  (jui  n'avait 
pas  peur,  dame  non  !  » 

Et  c'est  pounjuoi,  somme  toute,  Mi;r  l'évéque 
saint  Martin,  du  haut  du  ciel,  n'eut  pas  lieu,  j'ima- 
gine, d'être  trop  mécontent  de  sa  fête  guerrière... 
un  peu  mouvementée  cependant. 

Georges  (i..., 

.\unu^llier  luiiiluire 
nu  .N*  liRlaillon  de  chasseurs  à  pied. 


80  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 


2.  —  Au  seuil  de  la  terre  natale. 

24  mai  1915.  —  Décidément,  nous  liquidons  I 
Voici  nos  successeurs.  Depuis  le  12  septembre, 
nous  piétinons  sur  place.  Nos  hommes  sont  tout 
ragaillardis.  Ça  n'allait  guère,  ces  dernières 
semaines.  Le  «  cafard  »  poussait  à  boire,  et  le  vin 
troublait  les  tètes,  et  ils  «  s'ennuyaient  »  toujours 
plus  «  après  leur  famille  ».  Pensez  donc,  depuis 
août,  septembre  ou  octobre  1914,  pas  une  nouvelle 
de  là-bas.  Savait-on  ce  qui  s'était  passé?  Et,  nous 
autres,  on  est  de  la  réserve,  mariés  pour  la  plu- 
part. Qu'est-il  advenu  de  la  femme  et  des  mioches? 
On  avait  escompté  la  délivrance  pour  mars  ou 
avril;  mais  les  longs  mois  d'hiver  avaient  amené 
des  mois  de  printemps  encore  plus  longs...  «  Ces 
sales  Boches,  quand  c'est-y  donc  qu'on  les  décol- 
lera de  chez  nous?  »  En  ce  soir  de  mai,  l'ardente 
espérance  ressuscite  au  cœur  de  tous.  Ça  y  esi, 
nous  partons.  Ça  chaufl'e  déjà  du  côté  de  chez  nous. 
Si  cette  fois,  on  pouvait  les  avoir! 

Des  perspectives  radieuses  s'entr'ouvrent  :  dans 
la  maisonnette,  la  petite  famille,  délivrée  du  poing 
de  fer  et  de  la  famine  organisée,  renaît  à  la  joie;  le 
facteur  lui  apporte  une  lettre,  la  première,  qu'on 
lit  à  travers  des  larmes,  que  l'on  porte  en  toute 


IMAGES    DE    LA    GRANDE   GUEKItl.  81 

liàlc  aux  amis  et  voisins  de  «  coron  ».  Oul)liée,  la 
dure  privation,  la  plus  dure  de  toutes  !  Les  bam- 
bins retrouvent  le  lait  (jui  leur  manquait  peut-être. 
Bientôt  le  vaguemestre  ramènera  de  la  poste  divi- 
sionnaire une  précieuse  enveloppe  contenant  leurs 
pbotos,  y  compris  celle  du  nouveau  bébé  attendu 
l'an  dernier.  Le  voir  sur  le  bras  de  sa  mère  sou- 
riante!... Des  ombres  surgissent.  On  les  refoule. 
L'heure  est  aux  espoirs. 

QH  juai.  —  La  nuit,  sac  au  dos,  sur  une  route 
tjui  n'en  finit  plus.  Tous  se  taisent.  Aucune  tris- 
tesse, mais  dans  les  tètes  s'agitent  les  conjectures 
des  derniers  jours  :  «  Bien  sûr,  on  va  s'embarquer, 
Peut-être  pour  l'Italie?  ou  l'Alsace?  Un  très  haut 
gradt'  a  parlé  d'un  voyage  «  beau  et  long  ».  Tour- 
nant le  dos  au.x  fusées  lumineuses  qui  jalonnent 
de  leurs  étoiles  fugitives  la  ligne  des  tranchées, 
nous  marchons  vers  E...  Nous  logeons  dans  un 
village  voisin,  fourbus,  mais  le  cœur  soulevé  par 
des  espérances  plus  ou  moins  confuses.  Toute  la 
division  se  rassemi)le  en  ces  parages.  Plus  de 
doute. 

28  mai.  —  La  gare.  Tous  en  gaieté.  Un  bataillon 
est  déjà  embanjué,  prêt  à  partir.  Quelle  direction? 
—  Pantin.  —  Paris?  Bah!  Tout  le  monde  [)asse 
par  Paris.  Ça  n'apprend  pas  grand'ciiose,  ça  11  y 
a  bien  des  lignes,  bien  des  fils  qui  divergent  du 
II.  6 


82  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

centre  de  notre  toile  d'araignée.  En  voiture.  On 
rit,  on  s'amuse  avec  insouciance,  se  laissant  con- 
duire par  le  mécanicien,  l'état-major  et  la  Provi- 
dence. 

Des  réseaux  de  fil  de  fer  barbelé.  Camp  retran- 
ché de  Paris.  Des  faubourgs,  des  femmes  à  tous 
les  étages  qui  agitent  des  mouchoirs,  la  France 
désarmée  pour  qui  nous  allons  au  feu,  la  France 
sauvée  en  septembre  dernier  de  la  terrible  inva- 
sion, la  France  pour  qui  nos  provinces  souffrent 
un  si  long  martyre...  Et  des  larmes  viennent  aux 
paupières.  Qui  ne  se  rappelle  alors  les  femmes  et 
les  enfants  qui  nous  saluaient  de  la  main,  lorsqu'un 
train  pareil  à  celui-ci  nous  emportait  en  août  1914 
vers  l'inconnu?  Mais  encore  on  pense  à  d'autres 
villes,  à  d'autres  rues,  aux  êtres  chers  que  l'on  a 
quittés  parmi  des  sanglots. 

Ce  n'est  qu'un  éclair  de  tristesse.  Voyez  :  la 
silhouette  brumeuse  de  cette  vieille  Tour  Eiffel;  et 
puis  blanche,  aérienne,  la  basilique  de  Montmartre. 
Tous  se  pressent  aux  portes  grandes  ouvertes  des 
fourgons.  Les  regards  se  tendent  avidement. 

Pantin  :  Arrêt-jus.  «  Vous  avez  vu  passer  le 
N'?  — Oui.  —  Quelle  direction?  — S... -D... —Mais 
alors  nous  remontons  vers  le...l  »  Surprise,  avec 
un  brin  d'émotion.  On  n'ose  conjecturer  encore. 

Le  train  s'engage,  en  effet,  sur  la  ligne  du...  Et 
les  commentaires  de  jaillir.  On  avait  parlé  de  tout, 
sauf  de  çat  Et  les  cœurs  de  battre,  saisis  plus  que 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      83 

jamais  par  l'attraction  du  sol.  Est-il  possible  que 
nous  allions  en  plein  pays  d'origine?  Ce  serait  à 
la  fois  trop  de  bonheur  et  de  tristesse. 

Les  âmes  se  sont  recueillies.  Les  t(Hes  sont 
alourdies  par  les  veilles,  les  corps  rompus  par  la 
fatigue,  la  chaleur  accable.  On  se  tait,  on  s'endort. 
Trop  énervé  pour  m'assoupir,  je  regarde.  Le 
train  va  droit  son  chemin  sur  la  grande  ligne. 
Nous  allons  sûrement  à...  Nous  en  approchons 
toujours,  et  les  «  poilus  »  se  réveillent  l'un  après 
l'autre.  Mais  au  fait,  de  A...,  nous  pouvons  encore 
aller  ou  plus  bas  ou  plus  haut  que  le  pays.  Le  nom 
d'une  rivière  fameuse  est  prononcé. 

Le  train  est  aiguillé  sur  la  gare  S...-R...  Tiens 
Une  ligne  à  une  seule  voie,  champêtre,  entre  des! 
haies.  Ah!  mais  pour  le  coup,  je  pousse  un  -cri,  un 
cri  du  cœur  :  «  Ligne  de  D...  Je  m'en  vais  presque 
tout  droit  vers  chez  nous!  »  Caliin-caha.  les  deux 
machines  essoufflées  m'en  rapprochent  pénible- 
ment. L'abrutissement  de  la  fatigue  l'emporte 
enfin  sur  l'émotion.  Je  mendors,  accroupi.  Demi- 
sommeil  fort  agité...  Rêve  ou  réalité? 

Tout  le  monde  descend!  En  effet,  c'est  bien  la 
gare  de  D. . .  Des  hommes  passent  avec  des  torclies, 
dont  la  vue  appelle  de  vagues  réminiscences  clas- 
sifjues.  Avec  le  temps  et  la  fraîcheur  de  la  nuit,  la 
pensée  se  ranime  un  peu.  11  me  souffle  au  visage 
comme  une  bouiïée  de  l'air  natal.  J'en  suis  tout 
réveillé  et  remué.  Dire  qu'à  2G  kilomètres   d'ici 


84  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

—  une  étape  —  mes  parents  sont  encore  là,  peut- 
être,  dans  le  cher  viUage  envahi,  B...,  par  delà  la 
barrière  infranchie  jusqu'à  ce  jour.  Et  pour  me 
rendre  à  B...,  n'était  cette  barrière,  je  n'aurais 
qu'à  filer  droit  vers  l'est,  j'y  serais  aux  premières 
heures  du  jour... 

29  mai.  — Logés  à  5  kilomètres  de  D...  Après 
un  court  sommeil,  vite  en  chasse.  N'y  aurait-il  pas 
ici  des  réfugiés  de  B...?De  fait,  je  trouve  un  jeune 
homme  et  une  veuve  avec  sa  fille.  Ces  dernières 
me  reçoivent,  comme  si  j'étais  le  messager  de  la 
délivrance,  dans  leur  modeste  logis;  pour  sièges, 
des  caisses.  Et  tout  de  suite  on  questionne  sur  les 
chosics  de  là-bas.  Ces  femmes  se  sont  enfuies  le 
3  octobre,  veille  de  l'entrée  des  Allemands  à  B...; 
elles  me  disent  leurs  terreurs,  les  obus  qui  pleu- 
vaient,  les  maisons  démolies,  les  victimes  con- 
nues, et  leur  odyssée  de  village  en  village.  Ils  sont 
rares,  ceux  qui  se  sont  échappés.  Se  rappelant  la 
conduite  correcte  des  Allemands  à  leurs  passages 
antérieurs,  confiants  d'ailleurs  que  les  nôtres  tien- 
draient la  voie  ferrée,  la  plupart  sont  restés  à 
B...,  et  le  4  au  matin,  sous  un  bombardement 
intense,  alors  que  nos  troupes  en  retraite  encom- 
braient les  chemins,  la  fuite  se  trouva  difficile  et 
dangereuse.  A  part  les  mobilisés,  toute  ma  famiUe 
est  parmi  les  «  envahis  ».  Ce  que  j'en  ai  pu 
apprendre,  c'est  que  le  4  octobre  au  malin,  tous 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      85 

étaient  encore  sains  et  saufs.  Un  des  derniers  res- 
capés avait  vu  mon  père  tranquille  et  plaisantant 
sous  les  obus;  le  reste  de  la  famille  s'était  mis  k 
l'abri  dans  une  cave  voisine  avec  bon  nombre 
d'autres  personnes.  La  maison  n'avait  été  visitée 
que  par  un  obus,  dégâts  inconnus.  Aux  alentours, 
rien  que  des  ruines,  et  une  vingtaine  de  civils 
avaient  été  tués.  L'un  d'eux  aurait  été  atteint  en 
passant  devant  la  maison.  Mon  beau-frère  avait 
entendu  dire  que  des  maisons  voisines  de  la 
sienne  avaient  été  évcntrées  par  les  marmites.  Le 
bruit  courait  d'une  jeune  lille  morte  victime  des 
Allemands,  d'une  autre  qui  aurait  succombé  à  la 
fièvre  typhoïde.  Une  grande  consolation  avait  été 
enlevée  aux  liabitants  :  M.  le  Doyen,  deux  fois  cité 
devant  une  sorte  de  conseil  de  guerre,  avait  été 
emmené  par  les  Allemands,  et  les  douze  cents 
envahis  étaient  restés  sans  prêtre.  Bien  des  racon- 
tars avaient  circulé,  démentis  par  la  suite  :  un  tel 
et  un  tel  fusillés  [)ar  les  Allemands. 

Les  communiqués  officiels  avaient  parlé  à  plu- 
sieurs reprises  des  exploits  et  méfaits  de  l'artillerie 
en  notre  région.  H...,  à  4  ou  îi  kilomètres  des  tran- 
chées de  première  ligne,  résidence  probable  d'un 
état-major  ennemi,  n'avait-il  pas  été  saccagé  par 
nos  propres  obus?  II  est  vrai  que  nos  artilleurs  ne 
tiraient,  paraît-il,  qu'avec  une  extrême  réserve  sur 
les  villages.  Loiscju'ils  avaient  dû  abattre  le  clo- 
cher d'un  village  voisin,  qui  servait  aux  Allemands 


86  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

d'observatoire,  ils  l'avaient  démoli  en  quelques 
coups  bien  calculés  et  étonnamment  justes...  Mais 
encore? 

Et  puis,  il  y  eut  l'hiver,  les  privations,  les  émo- 
tions. Papa  avait  besoin  de  bien  des  ménagements. 
Et  ma  bonne  grand'mère,  si  usée  et  accablée  d'in- 
firmités, à  cause  de  qui  peut-être  on  n'avait  pas 
voulu  fuir?  Et  ma  chère  maman,  et  mes  deux 
sœurs,  et  mes  petits  neveux? 

Tous  les  moyens  de  correspondance  ont  été 
essayés.  Au  plus,  pouvons-nous  espérer  qu'un 
mot  est  arrivé  à  B...,  pour  calmer  les  inquiétudes 
ressenties  à  notre  sujet.  Mais  rien  n'est  venu 
d'eux,  rien  ne  nous  a  parlé  d'eux.  Toujours  le 
même  terrible  point  d'interrogation,  le  douloureux 
mystère. 

30  mai.  —  Mon  oncle  et  ma  tante  de  S...  sont 
réfugiés,  pas  tellement  loin  d'ici;  si  je  courais  jus- 
qu'à eux?  L'occasion  est  unique. 

Surprise  inexprimable  pour  mes  pauvres  réfu- 
giés. Mon  oncle  sur  la  route  ne  me  reconnaît  que 
lorsque  je  me  suis  nommé.  Ma  tante  est  toute  inter- 
loquée :  «  Eh  quoi?  Toi  par  icil  »  Un  quart  d'heure 
seulement  d'entretien.  La  joie  de  se  revoir  n'a 
d'égale  que  la  tristesse  avivée  par  ma  présence. 
Ma  tante  en  larmes  me  dit  combien  elle  s'inquiète 
pour  ma  famille.  Il  s'en  est  fallu  de  si  peu  que  ma 
jeune  sœur  ne   soit    partie  avec  eux   et  venue 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      87 

comme  eux  en  lieu  sûr!  Elle  avait  une  telle  peur 
des  Prussiens,  «  surtout  lorsqu'ils  ont  bu  ».  Et  pas 
(le  nouvelles  d'un  fils  resté  quelque  part  vers  la 
frontière.  Tout  abandonné  et  tout  perdu,  sauf  un 
cheval  et  la  voiture  que  l'on  garde  pour  le  retour. 
Leur  liabitation,  à  un  kilomètre  de  la  ligne  de  feu, 
n'existe  sans  doute  plus;  les  Allemands  auront 
pillé  ce  qui  avait  échappé  aux  obus  et  aux  incen- 
(Hes.  Le  dur  liiver  qu'ils  ont  passé,  dans  la  maison 
d'autrui!  «  Nous  ne  sonmics  pas  ici  chez  nous.  » 
Et  moi  de  répéter  le  nécessaire  refrain  :  courage 
et  conliance!  Des  troupes  se  massent  dans  la 
région.  Il  n'est  bruit  que  d'une  vigoureuse  ofTen- 
sive. 

31  mai.  —  Tambours  battant,  clairons  sonnant, 
un  régiment  de  jeunes.  Ali!  ça  va  chauffer!  Les 
préparatifs  sont  énormes,  à  ce  que  l'on  raconte.  On 
dit  que  le  Grand-Père  est  là,  que  son  auto  passe  sur 
cette  route.  L'attaque  est  imminente.  Les  soldats 
se  recueillent  dans  l'attente  du  sacrifice.  Les  réfu- 
giés, impatients  de  voir  se  réaliser  leurs  désirs,  se 
font  lédio  de  bruits  naïfs  et  venus  on  ne  sait  d'où  : 
nos  troupes  auraient  déjà  repris  un  village, 
seraient  parvenues  aux  haies  de  B...  C'est  ainsi 
qu'en  octobre  et  novembre  dernier,  la  délivrance 
avait  été  plusieurs  fois  annoncée.  Et  les  pauvres 
gens  se  mettaient  en  marche  aussitôt  vers  leur 
village.  Illusions  suivies  de  déceptions  cruelles.  Un 


88  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

fermier  était  allé  trois  fois  jusqu'aux  premières 
lignes,  jusqu'aux  balles,  afin  de  voir  si  vraiment 
«  sa  terre  était  encore  aux  mains  des  Boches  »  ! 

7  juin.  —  Enfin,  départ  à  une  heure  du  matin. 
Nous  allons  droit  vers  B...!  C'est  donc  là  que  va 
donner  la  division?  Mon  pauvre  beau-frère  I  Vers 
la  fin  de  notre  séjour  en  Champagne,  il  s'était  un 
peu  rasséréné,  et  commençait  à  porter  avec  moins 
d'abattement  sa  lourde  épreuve.  Mais  de  se  trouver 
si  près  de  sa  femme  et  de  son  enfant,  de  penser 
aux  volées  de  mitraille  qui  tombent  de  l'autre  côté, 
et  de  se  sentir  à  la  veille  peut-être  de  risquer  sa  vie 
à  si  faible  distance  d'eux  ! 

Vers  six  heures,  halte.  On  entend  une  épouvan- 
table canonnade  dont  la  terre  tremble.  Communié 
en  viatique.  A  peine  le  temps  de  prendre  une  tasse 
de  café  chez  des  réfugiés  de  B...  Marche  au  canon, 
en  remontant  la  vallée  encaissée.  Soudain,  à  un 
détour,  voici  les  petits  nuages  meurtriers  qui 
paraissent  en  l'air.  C'est  la  zone  d'  «  arrosage  ». 
Halte  au  cimetière  lamentable  de...  Fusants  et 
percutants  éclatent  dru  derrière  la  crête.  Un 
homme  du  pays  me  dit  que  les  Allemands  bombar- 
dent la  ferme  qui  a  servi  de  base  à  notre  attaque 
de  ce  matin.  Dans  la  vallée  à  gauche,  concert  de 
grosses  pièces  avec  réplique  de  grosses  marmites. 

Combien  familiers  tous  ces  noms  de  villages! 
Q  je  de  fois  mon  cher  papa  les  a  parcourus  ! 


IMAGKS  DE  LA  GRANDli:  GUERRE      89 

Une  sorte  de  bois  en  face  de  nous.  Ne  serait-ce 
pas  H...?  Il  faut  que  je  me  rende  compte.  Je 
grimpe  sur  un  arbre.  C'est  bien  cela.  H...  est  là, 
enfoui  <lans  son  épais  manteau  de  grands  arbres. 
Il  est  occupé  par  nous.  Derrière  H...,  à  5  kilomètres 
seulement  plus  loin,  invisible,  mais  si  présent  aux 
yeux  du  dedans  et  au  cœur,  B. . .  est  là,  entouré,  lui 
aussi,  de  prés  et  d'arbres,  avec  les  deux  longues 
rues,  avec  la  maison  natale  peut-être  on  ruines, 
peut-être  encore  habitée.  En  tout,  (pic  la  volonté 
du  Seigneur  soit  faite... 

Nos  régiments  sont  aux  tranchées,  mais  en 
deuxième  ligne  seulement.  C'est  le  N'  corps  qui  a 
attaqué  ce  malin,  avec  un  élan  magnifie jue.  Plein 
succès.  La  reconquête  du  sol  nalal  est  bien  com- 
mencée :  un  fortin  et  plusieurs  lignes  de  tranchées 
ont  été  pris  en  quelques  minutes.  Ce  terrain,  l)Ou- 
leversé,  émictlé  par  les  pics,  les  pelles  et  les  obus, 
c'est  du  sol  de  ciiez  nous!  Doublement  sacré,  par  la 
sueur  des  ancêtres,  et  le  sang  des  braves  tombés. 

10  juin.  —  Arrivés  de  bonne  heure  à  la  Ràperie 
de...  J'en  avais  vu  jadis  la  cheminée  bien  des  fois, 
lorsque  je  venais  à  S...  chez  mes  grands-parents. 
Et  cette  route  ne  m'est  pas  inconnue.  Je  l'ai  sui- 
vie, tout  jeune  encore,  me  rendant  au  marché. 
Maintenant,  de  la  cheminée,  il  ne  subsiste  qu'un 
tronçon  informe,  et  la  route  est  balayée  par  les 
balles. 


90  IMPRESSIONS    DE   GUERRE 

Deux  de  nos  régiments  sont  prêts  à  attaquer  dès 
cinq  heures  du  matin.  Il  fait  une  brume  épaisse. 
L'attaque  est  retardée  d'heure  en  heure.  En  atten- 
dant, arrosage  intensif,  formidable,  des  deux  côtés. 
Canons,  obusiers,  mortiers,  lance-bombes,  cra- 
chent leur  mitraille. 

Et  les  blessés  sont  nombreux.  En  revenant  de  la 
cote  163,  lorsque  la  brume  s'est  levée,  je  vois  bien 
les  arbres  de  S...  C'est  le  hameau  qui  est  en 
quelque  sorte  l'objectif  de  nos  attaques.  S...  n'est 
qu'à  3  kilomètres  de  la  Ràperie,  et  c'est  le  hameau 
natal  de  papa!  La  deuxième  habitation  à  gauche 
en  entrant,  c'est  là  que  papa  a  vécu  son  enfance  et 
sa  jeunesse.  Nous  y  fîmes  de  si  bons  séjours 
durant  les  vacances,  jouant  au  pied  du  Calvaire  et 
dans  les  prés  où  pendaient  tant  de  fruits...  A  pré- 
sent, tout  est  là-bas  décombres  et  désolation. 

L'attaque  se  déclenche  à  cinq  heures  du  soir. 
Nos  hommes  mènent  l'assaut  avec  une  résolution 
farouche.  Ils  ont  des  injures  personnelles  à  ven- 
ger. Et  puis,  il  faut  en  finir  avec  tant  de  misères. 
Ils  ont  conscience  de  travailler  à  la  délivrance.  Ils 
viennent  à  bout  de  la  tâche  assignée  pour  ce  jour- 
là.  Les  gains  précédents  ont  été  élargis.  Des  tom- 
bés, la  plupart  sont  morts,  à  la  lettre,  pour  la 
délivrance  de  leur  terre  et  de  leurs  bien-aimés... 

11  juin.  — Interrogé  des  prisonniers  et  blessés 
allemands.   Ceux-ci  ne  connaissent   pas  du  tout 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE       91 

B...,  mais  affirment  aussi  qu'il  est  reste  bon  nom- 
bre (le  civils  à  P...  Il  faut  se  rendre  à  la  vérité. 
Mes  parents  sont  aussi  dans  la  fournaise,  tout  près 
d'ici.  Si  près  et  si  loin!  Entre  nous,  c'est  bien 
chaos  magnum. 

12  juin.  —  Rencontré  la  22'  dans  le  boyau  de 
relève.  Mon  ami,  le  sous-lieutenant  R.  V...,  dès 
(ju'il  me  voit,  appelle  en  souriant  le  sergent  A... 
Regards  croisés,  une  poignée  de  main,  un  court 
bonjour,  (juc  de  cboscs  senties  !  La  compagnie 
doit  attaquer  demain;  A...  va  marcher  à  la  baïon- 
nette, en  pareil  lieu  !  Il  me  remet  de  l'argent  :  «  Ce 
sera  moins  exposé.  »  Et  il  me  confie  son  pressen- 
timent :  «  Tu  verras,  c'est  ici  que  je  tomberai!  » 
Que  répondre"?  «  Allons,  bon  courage...  »  Et  je 
répète  intérieurement  mon  offrande  :  «  Non  pas 
lui,  Seigneur,  mais  plutôt  moi.  »  Aurait-il  déjà 
échappé  tant  de  fois  à  la  mort,  même  d'une  fa(;on 
si  providentielle,  pour  livrer  son  sang  et  sa 
dépouille  à  cette  terre? 

13  juin.  —  Anniversaire  de  notre  première  com- 
munion, la  mienne,  celle  de  ma  sœur,  de  mon 
beau-frère,  de  deux  cousins. 

Dès  la  pointe  du  jour,  formidable  lutte  d'artille- 
rie et  arrosage  des  tranchées.  A  cinq  lieures, 
attaque.  A...  en  est.  Et  j'en  prends  aussi  ma  petite 
part.  Car  les  Allemands  exécutent  un  violent  tir  de 


92  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

barrage  sur  les  carrefours  de  la  cote.  Ça  dégrin- 
gole, percutants,  gros  fusants  noirs.  Un  homme 
est  blessé  à  l'entrée  de  notre  abri  précaire.  Trois 
quarts  d'heure  entre  la  vie  et  la  mort,  l'àme  paci- 
fiée dans  un  abandon  tranquille.  Les  obus  français 
de  gros  calibre  s'abattent  peut-être  aussi  en  rafales 
sur  ce  qui  reste  de  B...  A  part  mon  frère,  qui  est 
au  loin  dans  l'Est,  toute  notre  famille  est  ici  au 
feu. 

L'attaque  a  bien  réussi,  avec  le  minimum  de 
pertes.  Mais  A...,  que  devient-il"?  Toute  la  journée, 
j'interroge  ceux  qui  reviennent,  blessés,  corvées. 
La  section  d'A...  n'a  pas  attaqué.  Mais  elle  est 
cruellement  éprouvée  par  le  bombardement.  Le 
sous-lieutenant  R.  V...  a  été  écharpé  par  un  obus. 
Bonnes  nouvelles  d'A...  Les  sergents  l'un  après 
l'autre  sont  mis  hors  de  combat.  Il  reste  indemne. 
Grande  joie.  Serais-je  exaucé?  Quelques  lettres 
d'adieux  aux  amis. 

15  juin.  —  Rapporté  un  blessé  de  la  première 
ligne  par  des  boyaux  interminables,  peut-être  à 
travers  des  propriétés  de  mon  oncle.  Ce  sera  un 
travail  énorme  de  combler  plus  tard  ces  labyrinthes 
de  tranchées  et  de  boyaux,  de  rebâtir  les  maisons 
et  de  reprendre  le  métier  d'autrefois. 

En  première  ligne  j'étais  si  près  de  B...!  Avec 
l'énervement,  la  fatigue,  l'accoutumance,  je  sens 
que   les    impressions    s'atténuent    et    tendent   à 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      93 

s'évanouir  dans  une  vie  toute  mécanique  et 
inconsciente.  Et  c'est  une  horrible  souflrance  de 
sentir  (ju'on  devient  insensible  en  do  telles  con- 
jonctures : 

Le  temps,  ce  ravisseur  de  toute  joie  humaine, 

Nous  prend  jusqu'à  nos  pleurs,  tant  Dieu  veut  nous  sevrer... 

Nouvelle  subite  :  la  division  se  retire.  Nous  nous 
éloignons.  C'est  la  fin  de  l'ouragan  de  fer.  On  sort 
du  cauchemar.  Mais  S...  n'est  pas  délivré.  B... 
reste  dans  ses  brumes  d'angoisse.  Nous  n'avons 
reconquis  que  des  parcelles  du  sol  natal.  Cette 
aiïaire,  que  les  imaginations,  les  espoirs  avaient 
démesurément  grossie  à  l'avance,  s'est  réduite  à 
une  simple  diversion,  à  une  modeste  rectification 
de  front.  Nous  retournons  à  l'arrière,  au  lieu  de 
marclier  de  l'avant.  Les  pays  envahis  restent 
envahis.  La  barrière  demeure  infranchie.  Les 
âmes  soulevées  dans  une  attente  ardente  retom- 
bent. Espoirs  ajournés,  jusqu'à  quand?  Allons, 
mon  âme,  reprenons  la  croi.x.  Patience,- et,  malgré 
tout,  confiance. 

10  juin-18  juillet.  —  Repos  dans  une  délicieuse 
placidité  champêtre. 

Bruit  sensalioinu'l  :  permis.sions  accordées  au.x 
soldats  du  front.  El  de  fait  des  Ustcs  sont  dressées. 
Où  iront  les  sans-famille?  Dans  mon  escouade,  sur 
dix,  huit  sont  de  pays  envahi. 


94  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

C'est  donc  vrai,  la  mobilisation  industrielle  bat 
son  plein.  On  rappelle  dans  les  usines  bon  nombre 
d'ouvriers-soldats. 

Avec  le  désenchantement  et  le  prolongement  de 
l'attente,  résurrection  du  «  cafard  »,  revu  et  aug- 
menté, chez  plusieurs.  Cependant,  nous  sommes 
loin  d'être  larmoyants.  On  rit,  on  plaisante,  on 
s'amuse,  comme  des  enfants  parfois.  La  gaieté 
règne  toujours,  mais  plutôt  collective  qu'indivi- 
duelle. Dans  l'intimité,  ou  seul  avec  soi-même,  les 
pensées  vont  aux  absents. 

22  août.  —  Nos  allées  et  venues  ont  du  moins 
cet  avantage  de  me  ramener  vers  mon  ami  M...  Je 
vais  le  surprendre  une  seconde  fois,  et  reviens  ici 
à  10  kilomètres  de  B...  On  dirait  que  nous  tour- 
noyons, hésitant  à  quitter  ces  parages  que  la  divi- 
sion a  ensanglantés  et  glorifiés  pour  sa  part. 

25  août.  —  Indices  sérieux  que  nous  allons 
réoccuper  un  secteur  un  peu  plus  haut,  mais  encore 
assez  près  deB...  Nous  fixer  en  cette  région!  Deux 
de  nos  régiments  seraient  en  plein  district  de 
recrutement. 

26  août.  —  Non.  Changement  brusque  de  direc- 
tion. Demi  tour  et  départ  définitif.  Grand'halle  au- 
près du  village  où  nous  avons  logé  le  29  mai,  à 
la  descente  du  train. 


IMAGES  DH  LA  GRANDE  GUERRE      95 

Ainsi  donc  nous  bouclons  la  boucle,  nous  fer- 
mons le  cercle  de  ces  trois  mois  passés  dans  l'at- 
mospbère  du  pays.  Trois  mois  au  seuil  de  la  terre 
natale...  Terre  qu'appellent  en  vain  nos  espoirs 
mêlés  de  douleurs,  nos  prières  traversées  de 
craintes.  En  avoir  été  si  près,  et  en  rester  si  loin, 
combien  de  temps  encore?  Adieu  à  ma  terre,  à 
mes  morts  et  à  mes  vivants;  à  quand  le  revoir?... 
Debout,  allons,  pour  la  France!  Et  que  Dieu  très 
grand  et  très  bon  ait  pitié  de  nous! 

L.  C. .., 
N'  régiment  d'infanterie. 


3.  —  Ma  batterie  pendant  l'offensive. 

24  septembre  1915.  —  Etre  bombardé  en  ville 
n'est  absolument  rien  auprès  de  cette  impression 
«  d'être  l'objectif  »...  Pourtant  ces  bcures  cruelles 
se  vivent;  c'est  moins  extraordinaire  comme  sen- 
sation qu'on  ne  le  croirait  à  voir  de  loin  une  bat- 
terie bombardée.  Au  fond  (et  lieureusement)  on 
est  impuissant  à  réaliser  pleinement  la  situation. 
A  partir  d'une  certaine  intensité  de  sensation,  notre 
sensibilité,  pas  faite  pour  ces  doses-là,  n'enregistre 
plus;  on  ressent  une  vague  et  générale  borreur  de 
la  situation,  et  l'on  continue  d'être   impression- 


96  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

nable  aux  menus  faits;  par  exemple,  dans  l'abri 
bombardé,  je  me  rappelle  m'être  préoccupé  de  ne 
pas  appuyer  sur  mon  stylo  dans  ma  poche,  de  peur 
de  le  casser.  Après  le  bombardement,  je  cherchai 
partout  ma  capote  que  j'avais  laissée  deliors,  et 
une  véritable  angoisse  m'étreignait  à  ne  pas  la 
retrouver.  A  la  fm,  je  la  retrouvai,  toute  percée 
d'éclats  :  «  Heureusement  que  tu  n'étais  pas  de- 
dans! »  me  dit-on. 

Cela  me  fit  rire  beaucoup  de  la  retrouver  ainsi; 
d'ailleurs  on  riait  de  pas  grand' chose  à  ce  moment- 
là...  L'équilibre  ne  s'était  pas  encore  rétabli  dans 
la  cervelle.  Ce  même  soir,  un  servant  qui  fut,  dans 
le  civil,  typographe,  socialiste,  voire  candidat  à  la 
députation,  ne  voulait-il  pas  m'entraîner  dans  une 
vaste  discussion  politico-religieuse,  «  une  discus- 
sion mondiale  »,  disait -il,  pendant  que  nous  man- 
gions, dehors,  entre  deux  trous  de  marmites, 
attendant  les  prochaines.  Le  thème  de  son  mono- 
logue —  car  ce  fut  un  monologue  —  était  «  guerre 
à  la  guerre  »!  Or,  ce  brave  socialiste  est  un  excel- 
lent canonnier,  qui  ne  renâcle  jamais  à  tirer  sous 
le  feu;  seulement,  à  cette  heure, il  jurait  ses  grands 
dieux  que  les  obus  envoyés  lui  faisaient  autant  de 
peine  que  les  obus  reçus  :  cette  idée  amusa  beau- 
coup nos  Savoyards  ! 

Ai-je  déjà  noté  que  «  nos  »  marmites  ont  été 
reconnues  pour  des  210?  —  Nous  en  avons  reçu 
une  soixantaine  en  tout. 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      97 

25  septembre  1915.  —  Hier,  cette  nuit,  ce  matin, 
journée  tranquille  pour  nous...  pas  pour  les  Alle- 
mands. Rien  (ju'à  entendre  ce  qui  part,  sans  njômc 
en  recevoir,  il  y  a  de  quoi  devenir  fou.  Certaine- 
ment l'imagination  la  plus  folle  n'eût  jamais  rêvé 
pareille  débauche  d'obus  et,  môme  en  y  assistant, 
on  demeure  impuissant  à  pleinement  réaliser  ce 
qui  se  passe. 

Les  civils,  quelques  civils  du  moins,  les  cafe- 
tiers, n'ont  pu  se  résigner  à  s'en  aller.  Je  n'aurais 
jamais  imaginé  qu'au  cours  d'une  lutte  pareille  on 
pût  aller  bien  paisiblement  «  boire  un  verre  ». 

Cette  journée  du  24  et  la  nuit  suivante  étaient 
mes  vingt-quatre  heures  de  repos.  Ah!  comme 
j'en  ai  joui,  me  débarl)Ouillant  longuement,  m'éta- 
lant  sur  la  paille,  baguenaudant,  causant,  fumant, 
en  un  mot  me  reposant  copieusement...  J'admire 
la  fraîcheur  que  revêtent  en  ce  moment  toutes  ces 
sensations  animales  :  je  suis  comme  un  bon  sau- 
vage. 

Sur  le  tard,  j'allais  faire  une  course  jusqu'auprès 
de  l'aumônier  divisionnaire.  Pendant  que  je  rou- 
lais, brusquement,  comme  pour  une  répétition  de 
l'assaut  linal,  se  déclencha  le  plus  furieux  orage 
d'artillerie  qui  ait  probablement  été  ouï  depuis  que 
le  monde  est  monde.  Cela  dura  dix  minutes  :  75  à 
toute  allure  et  toute  la  grosse  :  c'était  surhumain, 
tellement  inouï  de  puissance  déchaînée  ijue  cela 
passait  les  limites  du  beau. 


98  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Pendant  ce  temps,  je  me  confessais.  Oh!  que  ma 
conscience  m'était  claire,  vide  de  tout  nuage,  de 
tout  scrupule,  et  presque  d'orgueil. 

Dans  l'après-midi,  j'ai  essayé  de  faire  un  peu  de 
piano.  Quoique  aucune  pièce  ne  tirât  très  près,  on 
s'entendait  à  peine  en  jouant  fortissimo.  J'ai  joué 
du  Wagner,  mais  l'accompagnement  était  de  ca- 
nons français,  exclusivement.  Depuis  trois  jours, 
hors  les  rares  accalmies,  on  se  crie  à  l'oreille 
ce  que  l'on  veut  se  dire. 

Ce  matin,  quelques  hommes  viennent  de  l'éche- 
lon nous  renforcer.  Ils  sont  beaucoup  plus  émus 
que  nous  ;  c'est  d'ailleurs  amusant  de  voir  la  tête 
de  nos  conducteurs  de  passage,  quand  on  les 
amène  devant  la  batterie  dévastée.  Si  l'on  pro- 
longe un  peu  la  causerie,  on  s'aperçoit  qu'ils 
écoutent  distraitement  et  repartiraient  volontiers. 
Nous  ne  sommes  pas  plus  braves  qu'eux,  mais 
nous  sommes  «  baptisés  ». 

Étrange  chose  que  la  peur  ou  le  courage. 

Deux,  parmi  nos  servants  les  plus  dévoués,  les 
plus  braves  gens,  sont,  quoi  qu'ils  fassent,  absolu- 
ment paralysés  par  l'épouvante  physique.  S'ils  veu- 
lent quand  même  servir  la  pièce,  ils  empoignent  à 
bras-le-corps  un  camarade  pour  un  levier,  renver- 
sant les  obus  sur  le  terre-plein,  prennent  pour  un 
sifflement  boche  la  plainte  aiguë  d'une  ceinture 
qui  se  détache.  Finalement,  ils  sont  malades,  très 
malades  :  «  diarrhée  des  combattants  »,  indiges- 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE      9a 

lion,  troubles  cardiaques,  toutes  sortes  de  vraies 
soufl'rances  les  envahissent  :  il  n'y  a  plus  qu'à  les 
soigner. 

De  môme  tempérament,  mais  plus  «  intellec- 
tuels »,  ils  pourraient  peut-être  réagir.  Un  simple 
ouvrier  des  villes,  plus  habitué  à  vivre  par  l'intel- 
ligence, vécût-il,  d'ailleurs,  de  mensonges,  se  com- 
manderait mieux.  Ceux  de  la  campagne,  eux,  sont 
trop  «  nature  ».  Ils  veulent  tous  faire  leur  devoir, 
mais  leur  volonté,  très  instinctive  elle-même,  n'ar- 
rive pas  toujours  à  faire  ployer  l'instinct. 

^  la  totalité  de  nos  hommes  —  à  cette  exception 
près  —  est  aussi  tranquillement  au  devoir,  c'est 
que,  chez  eux,  l'instinct  ne  crie  pas  par  trop  fort; 
mais  cela  ne  veut  pas  dire  qu'ils  n'aient  pas  de 
mérite.  Un  mot  de  l'un  d'entre  eux  livre  leur 
ultime  motif  de  courage  :  comme  il  quittait  l'abri 
pour  tirer,  on  lui  dit  :  «  Mais  ça  tombe!  »  Sans  la 
moindre  pose  et  tout  en  sortant  :  «  Que  veux-tu, 
dit-il,  il  faut  bien  faire  son  devoir.  » 

Et  je  crois  que  cette  simple  remarque  permet  de 
se  rendre  compte  de  la  différence  entre  le  courage 
de  l'Iiornme,  courage  véritable,  à  base  de  devoir, 
mais  à  demi  inconscient,  et  le  courage  de  l'offi- 
cier :  celui-ci  ne  sera  pas  plus  grand  peut-être, 
ni  plus  méritoire;  seulement,  beaucoup  plus  clair 
à  ses  propres  yeux,  beaucoup  plus  domini'  par 
rintolligence,  il  sera  mieux  en  garde  contre  les 
terribles  retours  de  l'instinct  :  il  pourra  se  garder 


100  IMPRESSIONS   DP:   GUERRE 

lui-même  et  «  encadrer  »  le  courage  de  l'homme. 
Et  cela  impose  à  l'armée  d'être  une  aristocratie, 
pas  nécessairement  de  naissance,  mais  toujours 
une  aristocratie  de  l'intelligence,  de  l'éducation, 
de  la  fortune  même,  ou  tout  simplement  du 
grade...  ;  car,  il  n'y  a  pas  à  dire,  le  monsieur  pour 
qui  l'on  réquisitionne  un  lit  et  qui  se  fait  cirer  par 
son  ordonnance,  a  plus  de  facilité  que  le  beso- 
gneux soldat  de  deuxième  classe  pour  rester  ou 
devenir,  non  pas  un  citoyen,  mais  un  soldat  «  cons- 
cient »,  libre  de  son  intelligence,  c'est-à-dire  un 
chef. 

Onze  heures  et  demie.  —  Des  cuisines,  où  j'étais 
allé  manger  la  soupe,  on  a,  vers  onze  heures,  rap- 
pelé tous  les  hommes  aux  pièces.  On  se  chuchote 
que  la  fameuse  heure  H,  l'heure  initiale,  d'où 
datent  toutes  les  opérations  de  l'assaut  final,  serait 
aujourd'hui  midi.  Je  ne  sais  si  c'est  bien  exact,  — 
car  le  temps  est  détestable  :  nuageux,  pluvieux, 
brumeux. 

Il  ne  faudrait  pourtant  pas  que  cela  tarde  trop, 
car  cette  lutte  finit  par  épuiser  les  nerfs  des  artil- 
leurs eux-mêmes  —  et  même  en  ayant  le  dessus, 
comme  nous  l'avons. 

Onze  heures  cinquante.  —  Le  tir  est  toujours  fu- 
rieux, quoique  ce  ne  soit  pas  encore  le  grand 
déclenchement. 


IMAGES    DE    LA    GRANDE    GUKRIU:  101 

Midi  cinq.  —  La  batterie  commence  à  faire  feu 
des  quatre  {)ièces.  C'est  bien  l'assaut  final.  Tout 
ce  qui  a  bouclie  de  canon  tire  de  toute  sa  vitesse 
sur  l'ennemi  :  c'est  le  plus  infernal  «  clialiut  » 
qu'on  puisse  rêver.  Le  bruit  court  d'une  victoire 
anglaise...  Ceux  qui  auront  perdu  cette  occasion 
de  devenir  fous,  fous  d'enthousiasme  et  de  bruit, 
ne  le  deviendront  jamais. 

A  la  3°  pièce,  P...,  le  sous-officier,  crie  :  «  En- 
voyez! »  comme  le  cuisinier  C...,  et  l'obus  allongé 
s'envole  avec  ses  12  kilogrammes  de  mélinite. 

Midi  vingt-cinq.  —  Je  croyais  que  c'était  déclen- 
ché et  que  le  vacarme  ne  pouvait  être  dépassé; 
mais  non,  voici  seulement  que  commence  le  grand 
déclenchement  du  75  à  toute  allure. 

C'est  fou!  Je  n'ai  plus  d'expression.  Suis-je  de 
ce  monde,  ou  d'un  autre,  infernal  ou  divin?  —  On 
ne  sait  plus. 

Midi  trente-cinq.  —  Je  viens  de  sortir;  j'ai  donné 
à  quelques-uns  du  coton  pour  se  mettre  dans  les 
oreilles.  On  dit  qu'en  Champagne,  on  aurait  déjà, 
à  onze  heures,  avancé  de  1  500  mètres... 

Là-haut  —  aux  pièces  —  on  parle  par  gestes  ou 
bien  on  se  liurlc  dans  l'oreille;  Ihori/on  est  gris, 
les  arbres  gris,  tout  vacille  et  tremblote  dans  les 
vibrations  et  la  fumée  :  il  n'y  a  plus  d'hommes, 
rien  que  des  machines  (jui  les  asservissent  et  les 


102  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

font  se  démener  le  long  d'elles,  trempés  de  sueur, 
pleins  de  poussière,  demi-vêtus. 

«  Plus  d'un  coup  par  minute  »,  me  dit  P... 

Il  y  a  des  demi-accalmies,  comme  d'un  ouragan, 
puis,  brusquement,  sur  tout  le  front  de  l'immense 
béte,  un  sursaut  plus  désespéré,  un  hurlement 
plus  fort  qu'avant. 

Une  heure  quinze.  —  On  fait,  aux  pièces,  une 
«  tournée  »  de  rhum;  j'y  ai  droit,  paraît-il,  et  je 
m'administre  un  demi-quart,  sans  me  faire  prier. 

Deux  heures.  —  Le  major  visite  les  batteries. 
Danse  effrayante. 

Deux  heures  cinq.  —  Le  lieutenant  arrive  :  «  Nous 
sommes  dans  B...  Les  Boches  ne  tirent  plus  sur 
nos  tranchées  que  quelques  coups  qui  semblent 
venir  de  très  loin.  » 

Deux  heures  dix.  —  Un  taube  a  le  toupet  de  venir 
nous  survoler  :  «  Abritez-vous.  »  Tout  s'arrête. 
Sur  tout  le  front,  calme  étrange. 

Les  chevaux  doivent,  paraît-il,  être  garnis  pour 
six  heures. 

L'enragée  canonnade  reprend. 

Trois  heures.  —  Passage  d'un  petit  groupe  de 
prisonniers  :  jeunes  et  beaux  gars;  ce   sont  des 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     103 

chasseurs  à  pied,  pris  devant  B...,  car  B...  n'est 
pas  encore  h  nous.  Ils  ont,  ma  foi,  bon  air  et  je  ne 
puis  qu'admirer  l'allure  militaire  avec  laquelle  ils 
partent,  reviennent,  font  demi-tour  au  commande- 
ment de  leur  sous-officier. 

Le  75  —  près  de  l'autre  batterie  —  a  eu  un 
accident  de  pièce;  autre  accident  à  notre  droite, 
mais  pas  un  liomme  de  touché. 

Quatre  heures  trente.  —  Un  élément  de  ceinture 
de  roue  a  sauté  à  la  2°  pièce;  il  avait  fallu  changer 
l'obturateur;  pas  étonnant,  après  un  tir  pareil.  On 
répare  en  ce  moment,  et  dans  cin((  minutes,  on 
recommencera.  Les  autres  pièces  tirent  toujours. 

27  septembre.  —  Huit  heures  dix  du  matiu.  — 
C'était  tout  de  même  une  belle  et  grandiose  vi- 
sion, notre  batterie  au  travail,  une  vision  qui 
m'évoquait  ces  vieilles  gravures  de  guerre  navale, 
où  l'on  voit  des  canonniers  dépoitraillés  et  mus- 
culeux,  ficelés  d'une  ceinture  en  désordie,  se 
démener,  mouchoir  au  cou,  cheveux  au  vent,  au- 
tour des  caronades. 

Il  aurait  valu  la  peine  d'en  croquer,  de  nos 
bonshommes  :  par  exemple  ce  petit  ciiargeur  \if, 
la  culotte  aux  iianches,  la  ciiemise  ouverte,  un 
grand  mouchoir  bleu  dans  le  dos,  qui  se  démenait 
comme  un  diable  sur  un  marchepied,  à  sa  culasse 
chaude. 


104  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Mon  ex-brigadier  infirmier,  un  jeune  voyageur 
de  comniôi'ce,  crâne  et  bien  planté  dans  un  bleu 
horizon  neuf,  se  campait  à  sa  pièce^  en  belle 
allure,  le  képi  un  peu  sur  l'oreille,  comme  si  toute 
une  galerie  féminine  eût  pu  l'admirer. 

A  la  pièce  voisine.  P...,  le  benjamin  des  sous-offs, 
rose  et  florissant,  «  envoyait  »  avec  un  sourire, 
pendant  qu'à  côté  de  lui,  le  bon  M...,  placide,  faisait 
sa  distribution  sans  y  mettre  aucune  méchanceté. 

Deux  pas  plus  loin,  émergeaient  du  terre-plein 
la  tête  reposée  eL  les  moustaches  gauloises  de 
M.  J.-L.  R...,  bon  propriétaire  savoyard,  qui  ali- 
gnait ses  angles  successifs,  comme  il  eût  fait  pour 
une  enchère  de  bestiaux  ou  de  grains. 

Oh!  la  peu  féroce  batterie  que  la  mienne  et  com- 
bien française,  brave,  tranquille  et  gaie;  et  pour- 
tant quel  mal  nous  avons  dû  faire  à  l'ennemi! 
Cette  idée  me  frappe  brusquement  au  moment  où 
passe  derrière  les  pièces  le  capitaine,  attentif, 
calme,  soucieux  de  ses  hommes,  l'air  très  bon,  et 
si  peu  féroce,  lui  aussi!  «  Tu  vois  cet  homme,  dis-je 
au  sous-chef,  eh  bien,  il  en  a  des  morts  sur  la  con- 
science !»  —  Et  le  sous-chef,  qui  aime  à  taquiner  : 
«  Dis  donc,  B...,  il  tue  pourtant  des  catholiques?  » 
—  «  Qu'est-ce  que  ça  fait?  Il  les  envoie  en  para- 
dis. »  Le  fait  est  qu'à  cette  heure,  j'accepte  cet 
«  envoi  »  de  nos  frères  d'en  face  avec  beaucoup 
de  désinvolture  et  pourtant  sans  aucune  haine. 

Noire  sous-chef  1  C'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau 


IMAGES   DE   LA    GRANDE   GUERRE  105 

ilans  la  batterie  au  travail  :  ce  colosse  de  12*i  kilo- 
grammes, velu,  tranquille,  débonnaire,  une  clie- 
mise  noirâtre  sur  le  dos;  au  l)ec,  une  pipe  triple- 
ment culottée,  se  promène  tout  le  jour  d'une  pièce 
à  l'autre,  occupé,  pas  allairé,  et  laissant  tomber 
de  sa  voix  flamande  quelque  appréciation  savou- 
reuse et  traînante  sur  les  gens  de  là-bas. 

Et  le  lavage  des  pièces,  entre  deux  coups,  pour 
les  refroidir,  typique  tableau  de  guerre!  Le  cbef 
de  pièce  empoigne  l'éponge,  la  lance  à  la  tète 
d'un  servant,  qui,  les  mancbes  retroussées,  suant 
et  rapide,  plonge  dans  lu  Ijaille.  inonde  la  culasse 
brûlante,  toute  noire,  pendant  que  les  autres  sau- 
tent sur  le  gros  écouvillon  poilu  et  ruisselant,  le 
passent  et  lo  repassent  dans  la  pièce,  qui  dégoutte 
à  présent,  comme  trempée  de  sueur,  elle  aussi... 

Tout  cela,  c'est  avant-hier  que  je  l'admirais. 
Hier,  j'étais  relevé  aux  pièces  et  comptais  me 
reposer  à  200  mètres  de  là,  près  des  cuisines,  au 
cantonnement. 

C'est  dimanche  :  messe  rapide. 

H  est  ex(juis  de  voir  comme  la  batterie  apprécie 
eidin  ses  ofliciiM's.  Le  ca[)itaine,  (ju'on  connaissait 
mal  et  (piun  se  ligurait  un  peu  distant,  a  mainte- 
nant une  cote  énorme.  On  l'a  vu  calme,  prudent, 
courageux,  oublieux  de  lui,  passionnément  sou- 
cieux de  ses  liommes;  sa  très  grande  bonté  s'est 
enfin  épanouie  en  quelques  mots  heureux;  bref 
il  est  maître  de  la   situation,    et  par  le  dedans. 


106  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

Le  lieutenant,  lui,  jette  parmi  les  hommes  une 
note  d'entrain  jeune,  de  courage  insouciant,  qui 
semble  s'amuser  des  obus;  il  sait  faire  rire  pour 
qu'on  n'ait  pas  peur. 

Quant  à  l'adjudant  chef,  sérieux,  paternel,  rece- 
vant les  marmites  avec  une  bonne  humeur  iro- 
nique, les  hommes  ont  dès  longtemps  deviné  sa 
qualité  d'àme  sous  des  dehors  un  peu  bourrus. 

Tous  les  chefs  de  pièce  ont  été  à  hauteur;  leurs 
hommes  sont  contents  d'eux.  Ils  sont  contents 
aussi  de  leurs  majors,  qui  ne  les  ont  pas  quittés 
d'une  semelle;  ils  aiment  le  courage  un  peu  fan- 
tasque et  parfois  trop  luxueux  du  major  — le  cou- 
rage modeste,  calme  et  si  sûr  de  lui,  du  médecin 
auxiliaire.  Bref,  la  batterie  cimentée  sous  cet 
orage  forme  vraiment  un  bloc  d'une  seule  coulée, 
d'un  même  grain,  inentamable. 

«  L^union  sacrée,  »  qu'elle  est  facile  sous  les 
marmites  I  Et  comme  alors  on  la  comprend  et 
pratique  droitement,  sans  abdication  ni  vexations. 
Ce  soir  —  au  café,  où  je  faisais  ces  réflexions  — 
parmi  les  quelques-uns  qui  trinquions  ensemble, 
était  mon  socialiste  discuteur  d'avant-hier  :  avec 
quelle  aisance  entière  nous  causions  et  nous  sen- 
tions amis,  plus  que  cela  :  frères,  et  comme  son 
âme  rendait  bien  le  même  son  que  les  autres  :  un 
son  français! 

L.  B..., 
Brigadier  au  groupe  155  du  N'  d'artillerie. 


IMAGES  DE  LA  GRANDk:  GUERRE     107 


4.  —  Sur  les  pentes  de  Notre-Dame-de-Lorette. 

I     1.    I.  F.TTRKS     A     NOTRE-DAME. 

J'ai  eu  la  joie  très  vive,  il  y  a  quelque  mois,  de 
mettre  la  main  sur  une  poignée  de  documents  où 
se  révèle  an  vif  la  piété  de  nos  combattants.  C'était 
au  nord  du  famou.x  éperon  de  Notrc-Dame-de- 
Lorette,  sur  la  lisière  du  bois  de  N... 

Le  dimanche  4  juillet,  après  ma  messe  célébrée 
au  milieu  d'une  clairière  ensoleillée,  le  comman- 
dant de  F...  m'aborde  et  me  dit  :  «  Monsieur  l'au- 
inônier,  coimaissez-vous,  sous  les  liètrcs  là-haut, 
la  petite  chapcdlc  (jui  domine  nos  batteries'?  »>  Je 
l'i^-^norais  entièrement.  «  Nous  avons  découvert 
derrière  la  statue  tout  un  monceau  d'e.x-voto,  de 
prières,  —  connncnt  dire  cela?  —  de  billets  adres- 
sés à  la  sainte  Vierge  par  nos  soldats  de  passage. 
Ils  sont  si  touchants  que,  par  crainte  d'une  profa- 
nation, nous  n'avons  pas  osé  les  enlever.  Et  pour- 
tant, si  on  les  laisse,  ils  vont  se  perdre;  depuis 
trois  semaines,  le  tas  en  est  déjà  bien  diminué;  il 
y  a  les  allants  et  venants,  et  puis  cela  s'envole, 
(juand  on  nettoie  ou  qu'il  vente...  » 

Tout  en  causant,  nous  arrivions.  C'était  un  ora- 
toire l\»rt  tv\ii;u,  mesurant  au  jtUis  S  inètrcs  sur 


108  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

S  mètres,  mais  élégant,  élancé,  de  style  ogival  et 
entièrement  construit  d'une  belle  pierre  sculptée. 
Le  temps  de  glisser  la  main  derrière  la  statue  qui 
surmontait  l'autel  —  la  boîte  aux  lettres  de  la 
Madone  —  et  le  commandant  me  remettait  le  pré- 
cieux «  courrier  » . 

C'était  la  plus  étrange  liasse  de  bouts  de  papier 
qui  se  puisse  voir,  de  tout  format  et  de  toute  cou- 
leur. Ah!  ils  ne  sortaient  pas  d'une  élégante  librai- 
rie de  boulevard.  Avant  de  servir  de  messagers 
célestes,  ils  avaient  traîné  dans  les  poches  ou  les 
sacs,  tachés  de  graisse,  de  sueur  et  de  boue  : 
cartes  postales,  revers  d'enveloppes,  résidus  de 
lettres,  fragments  détachés  des  «  petits  paquets  » 
reçus  du  pays,  ou  môme  simples  bandes  découpées 
dans  la  marge  d'un  journal...  Et  sur  ces  lambeaux, 
toutes  les  orthographes,  toutes  les  encres,  tous  les 
genres  de  crayon,  toutes  les  calligraphies,  —  et 
toutes  les  supplications.  Suivant  l'expression  du 
commandant,  chacun  constituait  bien  un  «  billet  à 
la  sainte  Vierge  ».  Il  y  en  avait  près  d'une  cen- 
taine. 

Je  les  parcourus  avec  avidité,  muet  de  surprise, 
debout  devant  la  Vierge,  à  qui  je  répétais  les  mes- 
sages. Après  seulement,  je  m'aperçus  que  j'aurais 
dû  les  lire  à  genoux. 

Un  des  suppliants,  C.  W...,  implorait  simultané- 
ment «  Notre-Dame  de  Lourdes,  de  la  Delmande 
et  de  Lorette  ».  (1"  juin  191S.)  Les  autres  se  con- 


IMAGES  DK  LA  GRANDE  GUERKE     10» 

tentaient,  d'ordinaire,  d'une  seule  adresse;  et, 
pour  la  plupart,  c'est  vers  la  vierge  de  Massahielle 
qu'ils  se  tournaient  :  soit  qu'il  eût  passé  dans  ce 
hois  plusieurs  régiments  des  Basses-Pyrénées,  soit 
tout  simplement  parce  que  le  sanctuaire  de 
Lourdes  est  pour  toute  àme  française  —  peut-être 
même  pour  toute  àme  catholique  —  le  plus  popu- 
laire du  monde  entier. 

Quel(iues-uns  se  contentaient  d'un  mot  très 
bref  : 

«  Merci  à  Notre-Dame  de  Lourdes.  —  M.  V..., 
ingénieur  A.  M.,  N'  d'infanterie.  L'a  échappé  belle 
le  12  octobre  1914.  » 

«  Notre-Dame  de  Lourdes,  je  vous  remercie  de 
votre  protection.  —  L...,  N'  territorial,  3°  compa- 
gnie. » 

Un  bon  nombre,  d'un  libellé  uniforme,  ne  diffé- 
raient entre  eux  que  par  le  plus  ou  moins  d'appli- 
cation dans  les  jambages.  Ainsi  ce  texte,  répété 
cinq  ou  six  fois  : 

«  Remerciements  jusqu'à  ce  jour.  Donnez-moi 
santé  et  courage  ainsi  qu'à  ma  ciière  famille.  Pro- 
tégez-moi jusqu'à  la  lin  de  cette  maudite  guerre.  — 
N...,  le  28  avril  1915.  B...,  adjudant  au  N%  1"  com 
pagnie.  » 

Ou  bien,  avec  quelques  variantes  : 

0  Notre-Dame  de  Lourdes,  priez  pour  moi  et  ma 


dlO  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

petite  famille.  Donnez-moi  bon  sort  et  courage 
jusqu'à  la  fin  de  cette  guerre.  —  L...,  sergent.  » 

«  Notre-Dame  de  Lourdes,  je  dépose  ce  simple 
billet  pour  vous  prier  de  me  tenir  sous  votre  pro- 
tection pendant  toute  la  durée  de  la  guerre,  pro- 
mettant de  vous  rester  toujours  fidèle  pendant 
toute  ma  vie.  —  30  mars  1915.  B.  M...,  N°  régi- 
ment à  pied.  » 

Ailleurs,  une  clausule  discrète  rappelait  à  la 
destinatrice  un  contrat  intime  passé  jadis  au  fond 
de  l'àme  : 

«  Remerciement  à  Notre-Dame  de  Lourdes,  priez 
pour  moi  et  pour  tous  mes  parents  qui  sont  à  la 
guerre  et  faites  que  nous  puissions  rentrer  dans 
notre  famille...  Je  suis  toujours  fidèle.  —  C...,  du 
Nv  » 

Je  soulevais  une  feuille  toute  maculée  et  c'était 
une  invocation  plus  pressante  encore  : 

«  Aix-Noulette,  18  avril  1915. 

«  Je  vous  remercie,  sainte  Mère  de  Dieu...  et 
c'est  à  genoux  que  je  vous  demande  la  continuation 
de  votre  haute  protection  pour  moi,  votre  très 
humble  fils,  pour  ma  famille  et  pour  mes  cama- 
rades. Ainsi  soit-il.  — D...,  sapeur,  N'  génie.  » 

Ou  celle-ci,  que  l'on  croirait  tombée  du  psautier 
jauni  d'un  ménestrel  : 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     111 

«  Madame  la  Vierge, 

«  Je  viens  à  vous  pour  vous  demander  la  grâce 
d'avoir  pitié  de  moi,  de  me  protéger  de  tout  danger 
et  d'assurer  mon  retour  auprès  de  mes  bons 
parents  et  de  celle  à  qui  je  pense. 

«  Que  votre  volonté  soit  faite  sur  la  terre 
comme  au  ciel.  —  L...  » 

Et  dans  le  même  genre,  pour  lui  faire  pendant  : 

«  Monseigneur  Jésus-Christ, 

«  Tenez  compte  de  mes  prières,  pardonnez-moi 
bien  vite  mes  oifenses,  ayez  pitié  de  moi  et  proté- 
gez-moi beaucoup  de  tout  danger  en  m'accordant 
un  procbain  retour  auprès  de  mes  bons  parents  et 
de  celle  à  qui  je  pense.  Veni  Creator,  il  n'y  a  que 
vous  pour  me  sauver  et  m'accorder  une  vie  heu- 
reuse. Protégez-moi  ainsi  que  mes  chers  frères  qui 
sont  si  loin  de  moi.  Que  votre  volonté  soit  faite. 
Au  nom  du  Père,  du  Fils,  du  Saint-Esprit.  Ainsi 
soit-il.  » 

Deux  autres,  encore  plus  simples,  dont  l'écriture 
très  irrégulière,  mais  très  appliquée,  (jénotait  de 
grands  elForts. 

«  Remerciements  à  Notre-Dame  de  Lourdes  de 
me   protéger  et  me   donner  du   courage  comme 


112  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

VOUS  avez  donné  jusqu'à  ce  jour  et  de  santé.  — 
M..  ,  au  N'  territorial,  le  20  mai  1915.  » 

«  Notre-Dame  de  Lourdes,  je  m'adresse  à  vous 
pour  que  vous  me  donniez  la  grâce  de  revenir  un 
jour  voir  mon  petit  foyer  avec  toute  ma  petite 
famille  que  je  suis  si  éloignée  (sic).  Préservez-moi 
contre  les  malheurs  que  je  risque  chaque  jour  et 
je  vous  en  supplie  faites  arrêter  le  plus  possible 
vite  ce  terrible  carnage  qui  fait  tant  de  cadavres. 
Priez  et  levez  les  bras  pour  arrêter  tout  ça.  Je  vous 
serai  reconnaissant  toute  ma  vie.  —  L...,  Basses- 
Pyrénées.  » 

Tout  naturellement  nos  hommes  n'oubliaient 
pas  de  prier  pour  la  victoire.  Et  les  supplications 
de  ce  genre  —  supplications  nationales  —  se  fai- 
saient volontiers  collectives. 

«  A  Notre-Dame  de  L..., 

«  Humblement  prosterné  devant  vous,  je  vous 
supplie  de  bénir  la  France  et  ses  armées  :  faites 
que  la  victoire  vienne  récompenser  les  efforts  de 
ses  enfants  en  flottant  dans  les  plis  de  son  drapeau 
et  que  je  revienne  auprès  de  ceux  qui  espèrent  en 
mon  retour.  —  G...  » 

«  0  Marie,  Vierge  très  pure  et  Mère  de  Dieu,  nous 
voici  prosternés  à  vos  pieds  pour  vous  offrir  nos 
prières  fdiales  et  donner  à  votre  cœur  notre  chère 
patrie.  —  Sergent  L..,,  N%   11°  compagnie;   L. 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     113 

J...,  N%  U'  compagnie;  D...,  N%  11"  compagnie; 
P.  R.   ,N%  M";  B.  C  ..,N%  M'. 

«  Souvenir  de  notre  passage  à  N.-D.  de  L...,  le 
17  juin  101 0.  » 

Des  cavaliers  aussi  sont  venus  à  l'oratoire,  mais 
à  pied  sans  aucun  doute,  en  attendant  qu'ils  y 
reviennent  et  le  dépassent  bientôt  au  galop  de 
leurs  montures. 

«  Remerciements  à  Notre-Dame  de  Lourdes. 
Qu'elle  nous  préserve  jusqu'à  la  lin  de  cette 
maudite  guerre,  comme  elle  nous  a  préservés  jus- 
qu'à ce  jour. 

0  Veillez  sur  nous.  —  T...  Julien,  cavalier;  T... 
Emile,  sous-officier,  natifs  des  Vosges. 

«  N'  régiment  de  chasseurs  à  cheval,  le  30  dé- 
cembre 1914.  » 

Je  restai  longtemps  sous  les  hêtres,  poursuivant 
ma  lecture... 

Que  faire  d'un  pareil  trésor?  Pas  un  instant 
l'idée  no  me  vint  de  m'en  con.sidérer  comme  le 
propriétaire.  Et  cependant  il  fallait  le  soustraire 
au  gaspillage. 

Je  levai  les  yeux.  A  travers  les  troncs  d'arbres 
se  profilait  la  crête  de  Notre-Dame-de-Lorette,  et, 
par  liniagination,  je  me  représentai  là,  tout  à  la 
pointe  de  l'éperon,  l'imposante  basilique  qui,  très 
certainement  et  d'ici  peu,  serait  construite  sur  cet 
II.  8 


114  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

immense  ossuaire,  à  la  place  de  l'ancienne  cha- 
pelle, invitant  d'un  geste  incessant  à  prier  pour  les 
milliers  de  braves  tombés  ici  pour  la  France.  Sans 
conteste,  c'est  là-haut  que  se  trouvait  le  titre  de 
propriété,  et  mon  devoir  très  net  était  de  conserver 
ces  reliques  pour  les  archives  de  ce  futur  sanc- 
tuaire. En  attendant,  j'en  ferais  dresser  plusieurs 
copies,  dont  l'une  serait  immédiatement  remise  à 
l'intrépide  évêque  de  l'Artois,  Mgr  Lobbedey. 

Ainsi  fut  fait  (1), 

Et  maintenant,  pour  les  mettre  en  sûreté,  je  me 
suis  séparé  des  originaux  ;  je  n'ai  plus  avec  moi 
qu'une  de  ces  copies.  Je  viens  de  la  relire.  Mais 
faut-il  avouer  que,  dans  ces  lignes  calligraphiées 
d'une  main  très  sûre,  je  n'ai  presque  rien  retrouvé 
de  l'intense  émotion  qui  m'avait  saisi  en  face  des 
chiffons  sales  et  déchirés,  dont  la  détresse  évo- 
quait aux  yeux  l'aspect  même  des  «  poilus  »  sup- 
pliants qui  les  avaient  rédigés  ? 

Et  qui  sait  si,  après  la  guerre,  les  signataires  de 
ces  billets  ou  leur  famille  ne  seront  pas  heureux 
de  venir  baiser  ces  souvenirs,  en  reconnaissant, 
dans  l'acte  de  foi  qui  les  inspira,  soit  la  cause  de 


(1)  Bien  m'en  prit  d'avoir  retiré  ces  ex-voto.  Dix  jours  plus 
tard,  un  obus,  arrivant  de  plein  fouet  sur  l'un  des  montants  du 
portique,  épanouissait  sa  nappe  de  fer  à  l'intérieur  de  la  cha- 
pelle, descellait  les  vitraux,  brisait  en  partie  la  statue  et,  sous 
les  yeux  du  capitaine  L...,  qui  restait  indemne,  criblait  d'éclats 
et  tuait  un  de  ses  lieutenants.  Quand  j'y  retournai  quelque 
temps  après,  ce  n'était  plus  qu'une  ruine. 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     115 

leur  préservation,  soit  un  motif  d'espérance  pour 
adoucir  les  larmes  versées  sur  de  chers  dis- 
parus? 


I    2.     —     LEURS     PAROLES 

Ceux  qui  prient  ainsi  savent  souiïrir  en  chré- 
tiens et,  (juand  il  le  faut,  admirahlcment  mourir. 

Que  de  fois,  à  l'aube  d'une  nuit  passée  auprès 
des  blessés  et  des  mourants,  j'ai  regretté  de  ne 
pouvoir  me  rappeler  les  mots  si  simples,  si  su- 
blimes, par  lesquels  ils  avaient  accueilli  l'offre  des 
«  suprêmes  consolations  »,  cris  du  cœur  où  rien 
n'est  pour  la  parade,  et  livrant  dans  leur  sponta- 
néité toute  fraîclie  le  fond  le  plus  réel  des  intimes 
pensées.  Dans  ces  moments,  on  n'a  pas  le  temps 
de  «  s'étudier  »,  pas  le  temps  de  s'attifer,  —  d'ail- 
leurs y  sonj,^e-t-on?  —  L'âme  laisse  jaillir  en  une 
plu'ase  son  trésor  le  plus  caché.  Et  c'est  si  beau, 
que  je  me  suis  surpris  souvent  à  bénir  devant 
Dieu  et  à  exalter  la  mère  ou  le  prêtre  dont  les 
enseig^noments  avaient  jadis  formé  les  premiers 
germes  de  ces  richesses  vivantes. 

Et  pourtant,  quand  j'essayais  do  me  rappeler 
ces  paroles,  la  mémoire  était  rebelle,  ou  si  j'arri- 
vais à  les  reproduire,  je  me  trouvais  seulement  en 
face  de  mots  secs  et  décharnés,  ou  bien  au  con- 


116  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

traire  soufflés  de  rhétorique  ;  j'avais  oublié  le 
contexte,  la  question  qui  avait  amené  la  sublime 
repartie,  et  toujours  il  y  manquait  l'expression 
humaine  et  le  son  de  la  voix...  Dans  l'immense 
chaos,  pourtant,  quelques-uns  ont  surnagé. 

Voici  un  brancard  sur  lequel  on  achève  de  pan- 
ser un  bombardier;  le  visage  disparaît  presque 
entièrement  sous  l'ouate  et  les  bandages  ;  le  major 
se  penche  à  mon  oreille  :  «  Affreuses  blessures  par 
grenades  :  un  œil  arraché,  l'autre  presque  sûre- 
ment perdu.  »  Des  vingt  camarades  présents,  pas 
un  ne  parle.  Bien  qu'habitués  à  de  pareils  spec- 
tacles, on  les  devine  encore  saisis  d'horreur  et  de 
pitié  par  la  plaie  qu'ils  viennent  de  voir.  Com- 
ment ce  malheureux  va-t-il  accueillir  ma  visite, 
surtout  en  public,  devant  tant  de  monde?  Je  m'in- 
cline un  genou  en  terre,  bien  près  du  pauvre  vi- 
sage. 

—  C'est  l'aumônier,  mon  petit,  qui  vient  te  dire 
bonjour. 

0  merveille!  je  vois  les  deux  mains  inertes  qui 
se  cherchent  l'une  l'autre,  se  joignent  dans  un 
geste  de  prière,  et  se  lèvent  vers  moi. 

—  Oh!  monsieur  l'aumônier,  que  je  suis  con- 
tent! 

—  Tu  souffres  beaucoup  ? 

—  Je  n'y  pense  pas. 

Et  prenant  les  mains  qu'il  me  tendait,  je  m'ap- 
proche plus  près  encore  de  son  oreille  : 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     117 

—  Est-ce  que  tu  as  pensé  à  faire  ta  prière  de- 
puis que  tu  es  blessé? 

—  Oli  !  oui,  allez,  et  même  que  j'ai  bien  remercié  le 
bon  Dieu. 

Je  ne  sus  que  répondre.  Remercier,  dans  une 
circonstance  où  tant  d'autres  auraient  eu  peine 
à  réprimer  une  plainte,  peut-être  même  un  blas- 
phème ! 

C'était  un  Lyonnais  ;  de  suite,  il  se  mit  à  me 
parler  de  Fourvières.  Les  yeux  morts  semblaient 
en  contemplation  devant  la  sainte  colline  et  la  basi- 
lique de  là-iiaut.  Touciianle  coïncidence!  quand  je 
voulus  voir  le  nom  inscrit  à  son  poignet,  je  m'aper- 
çus que,  sauf  une  lettre,  ce  fils  fidèle  de  Marie  por- 
tait le  même  nom  que  sa  lAIère  du  ciel;  et  comme 
il  fut  heureux  quand  je  lui  en  fis  la  remarque  ! 

Durant  la  nuit  qui  suivit  la  terrible  attaque  du 
IG  juin,  je  me  trouvai  seul  par  une  obscurité  pro- 
fonde, au  milieu  d'un  carrefour  de  tranchées  ré- 
cemment conquises,  en  compagnie  de  trois  mou- 
rants. Deux  n'avaient  déjà  presque  plus  la  force  de 
parler.  Quand  je  me  tournai  vers  le  troisième, 
j'entendis  ses  lèvres  qui  remuaient. 

—  C'est  l'aumônier,  petit. 

—  Quelle  chance  !  justement,  je  priais.  Je  souflVe 
tant!  Je  voudçais  trop  mourir;  est-ce  (|ue  c'est  un 
péché,  dites? 

Quel  genre  de  blessé  avais-je  devant  moi?  Vite, 


118  IMPRESSIONS    DE   GUERRE 

un  coup  de  lampe  électrique,  rapide,  pour  ne  pas 
nous  faire  repérer,  en  formant  abat-jour  avec  la 
paume  de  la  main.  Pauvre  amil  ce  n'était  plus 
qu'un  tronçon  d'homme;  une  jambe  était  partie, 
l'autre  pendait,  paquet  de  drap  sanglant  et  terreux 
enveloppant  des  os  broyés. 

Sous  le  même  éclair,  j'avais  regardé  le  nom; 
c'était  un  de  ces  noms  bretons  dont  la  sonorité 
rappelle  trop  le  mot  d'Armor  pour  qu'on  les  oublie 
jamais. 

Le  cher  enfant  avait  remarqué  mon  examen. 

—  Monsieur  l'aumônier,  croyez-vous  que  je 
puisse  vivre? 

—  Mon  petit,  tu  sais,  moi  je  ne  suis  pas  mé- 
decin. Il  faut  toujours  espérer,  mais  s'il  te  fallait 
mourir,  cela  t'ennuierait-il? 

—  Ob',  non,  au  contraire. 

—  Tu  iras  voir  le  bon  Dieu. 
Il  y  eut  un  silence. 

—  Comme  ça?  Tout  de  suite?  Ohl  non. 

—  Et  pourquoi  pas? 

—  Oh  1  monsieur  l'aumônier,  je  ne  le  mérite 
pas. 

—  Comment,  n'as-tu  pas  fait  ton  de\  oir? 

—  Si,  si,  autant  que  j'ai  pu,  mais  comme  les 
autres,  pas  mieux. 

—  Et  maintenant,  tes  souffrance^  est-ce  que  tu 
les  acceptes? 

—  Oh!  oui,  toutes. 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     H9 

—  Pour  l'expiation  de  les  fautes  ? 

—  Oui. 

—  Pour  la  France? 

—  Oui,  pour  la  France. 

—  Pour  tes  parents? 

—  Oui,  pour  tous. 

—  En  union  aux  souffrances  de  Notre-Seigneur. 

—  Oh!  ouil 

Et  en  disant  cela,  de  quel  cœur  il  pressait  sur 
ses  lèvres  le  crucifix  que  je  lui  tendais! 

—  Mais  alors,  mon  pelit,  pourquoi  ne  veux-tu 
pas  aller  au  ciel  tout  droit? 

—  Je  ne  sais  pas...  Si  vite!  Je  ne  croyais  pas 
qu'on  pouvait.  Alors,  peut-être  dans  quelques  mi- 
nutes? 

—  Peut-être... 

—  Oh!  que  je  suis  content!... 

Et  pour  endormir  sa  souffrance,  il  se  remit  à 
prier,  tandis  que  je  procédais  sur  ses  cliers 
memhres  meurtris  aux  suprêmes  onctions. 

En  de  pareils  moments,  je  ne  sais  quel  désir 
vous  prend  qu'un  obus  vienne  et  vous  broie,  afin 
d'accompagner  celui  que  l'on  console.  Il  semble 
qu'accroché  à  une  âme  aussi  belle,  on  monterait 
plus  vite  et  plus  droit.  Illusions  peut-être;  là  sur- 
tout, il  faudrait  être  digne. 

A  côté  de  ces  admirables  sentiments,  bien  pâle 
apparaîtra,  (juoiquej'en  aie  été  sur  le  coup  extrême- 


120  IMPRESSIONS    DE   GUERRE 

ment  touché,  cette  supplication  rimée  que  je 
recueillis'  un  soir  sur  les  lèvres  mourantes  d'un 
artilleur.  Il  venait  de  recevoir,  en  pleine  connais- 
sance, les  derniers  sacrements.  Comme  je  lui  pré- 
sentais le  crucifix  :  «  Oh!  »  soupira-t-il  avec  fer- 
veur en  le  baisant;  et  distinctement,  il  murmura 
une  prière  dont  l'originalité,  et  la  cadence  très 
nette,  m'aidèrent  à  retenir  du  moins  quelques- 
unes  des  premières  assonances  : 

0  mon  Jésus  mignon, 
Venez  avant  que  ce  soit  long! 
Si  je  ne  gagne  plus  mon  pain, 
Qui  donc  le  donnera  aux  miens? 

Dans  une  circonstance  analogue,  mais  au  fond 
d'une  cagna.  un  petit  chasseur  grièvement  atteint 
me  confia  qu'il  n'était  pas  baptise. 

—  Comment  le  sais-tu? 

—  On  me  l'a  toujours  dit. 

—  Tu  as  d'autres  frères? 

—  Oui. 

—  Baptisés? 

—  Pas  plus  que  moi. 

—  Pourquoi? 

—  Le  père  disait  qu'on  n'avait  pas  le  temps. 

—  Et  maintenant,  tu  voudrais? 

—  Oh!  oui,  mais...  ça  va  vous  déranger. 

—  Penses-tu!    Et    qu'est-ce    que    tu    sais   de 
la  religion? 

—  Ce  que  vous  disiez  à  l'église. 


IMAGES  I)K  LA  grandi:  GUE  RRK     121 

— ■  Tu  y  venais? 

—  Tous  les  soirs. 

—  Mais  alors,  pourquoi  ne  m'as-tu  pas  domando 
plus  tôt? 

—  Je  n'osais  pas,  j'avais  honte. 

L'instruction  fut  vite  coniplét^e,  je  lui  fis  renou- 
veler devant  témoin  son  désir  du  baptême.  Mais 
«juel  tremblement  dans  les  mains  du  jeune  sémi- 
nariste que  je  chargeai  de  projeter  sur  le  front  du 
néophyte,  pour  me  guider,  les  faisceaux  d'une 
petite  lampe!  Et  je  ne  tremblais  sans  doute  pas 
moins  (|ue  lui,  en  répandant  sur  ce  front  illuminé 
l'eau  régénératrice. 

Comment  dire  enfin  l'émotion  qui  vous  saisit, 
lorsqu'on  trouve  parmi  les  reliques  d'un  de  ces 
("liers  petits  une  lettre  comme  celle-ci,  que  la 
famille  m'autorise  à  publier  : 

«  La  personne  (jui  trouvera  cette  lettre  s'il  vous 
plait  l'envoyez  à  mes  parents. 

«  Cher  papa  ciière  sœur  et  cher  frère  Depuis  le 
10  août  que  je  combat  pour  le  salut  de  la  France 
et  de  la  patrie  j'ai  toujours  fait  mon  possible,  pour 
me  conduire  comme  il  faut  jai  été  et  ne  suis  pas 
parfait  mais  priant  Dieu  matin  et  soir  pour  m'aider 
h  me  donner  le  courage  nécessaire  j'espère  que  le 
lion  Dieu  me  pardonnera. 

«  Tomber  au  champ  d'honneur  je  meurt  en  me 
reconcilhant  avec  Dieu  et  le  prie  de  me  donner  le 


122  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

courage  de  supporter  l'agonie  et  ma  dernière  pen- 
sée est  pour  vous  tous  chers  parents  oncles  tantes 
cousins  et  cousines  dont  je  vous  envoie  mon  der- 
nier adieu. 

«  Priez  pour  moi  je  prie  pour  vous  consolez- 
vous,  c'est  le  Bon  Dieu  qui  le  veut,  on  se  retrou- 
vera tous  au  Paradis  là  où  on  aura  le  bonheur. 

«  Lucien,  votre  fils  qui  tombe  en  chrétien.  » 

Encore  une  fois,  bénies  soient  les  mères  dont  la 
formation  a  su  faire  germer  dans  l'âme  de  leur  fils 
des  sentiments  d'une  si  haute  valeur  morale  ! 


3.  l'abbé  JOSEPH  RÉGAT,  SAVOYARD 


Il  faut  se  borner.  Je  terminerai  par  la  fin 
héroïque  d'un  jeune  sous-lieutenant  savoyard,  qui 
ne  passa  pas  même  quinze  jours  sur  le  front  et  sut 
en  si  peu  de  temps  conquérir  l'admiration  de  tous. 

D'apparence  malingre,  l'abbé  Régat  avait  été 
jadis  exempté  après  quelques  mois  de  service 
militaire.  Récupéré  d'iiier,  il  avait  voulu,  «  pour 
mieux  servir  »,  devinant  la  pénurie  d'officiers  où 
la  France  allait  se  trouver,  suivre  les  cours  des 
E.  0.  R.  Et  c'est  en  cette  qualité  qu'il  nous  arri- 
vait au  N°  bataillon  de  chasseurs,  après  les 
furieuses  attaques  des  25,  26  et  27  septembre,  où 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     123 

tant  de  chefs,  en  effet,  avaient  jalonné  de  leur 
corps  la  légère  trouée  faite  dans  les  lignes  alle- 
mandes. 

Très  réservé,  timide  à  l'excès,  il  n'avait  rien  de 
ce  qui  inspire  de  prime  abord  la  confiance  au  sol- 
dat. On  m'avait  prévenu  que,  parmi  les  nouveaux 
arrivés,  se  trouvait  un  prêtre,  et  j'allais  plein  de  joie 
à  sa  rcclierclie;  un  prêtre!  quelle  bonne  aubaine! 
le  premier  que  la  Providence  nous  envoyait. 
Quand  je  le  rencontrai,  faut-il  dire,  à  ma  honte, 
(lue  j'eus  comme  un  instant  de  déception  et  d'in- 
(juiélude"?  La  parole  était  hésitante  et  les  pau- 
pières avaient  un  battement  nerveux  qui  donnait 
au  regard  une  indécision  pénible;  quelle  figure 
allait-il  faire  au  milieu  du  corps  d'élite  où  il 
entrait?  —  Fou  que  j'étais!  Heureusement,  un 
autre,  plus  habitué  à  juger  les  hommes  au  pre- 
mier coup  d'œil,  allait  mieux  l'apprécier. 

Ayant  à  peine  fait  quelques  mois  de  service,  Ré- 
gat  était  en  droit  d'espérer  poursuivre  sa  formation, 
comme  second  ou  troisième  de  compagnie,  sous 
les  ordres  de  chefs  expérimentés.  Mais  de  ceux-là, 
depuis  les  attaques  de  la  semaine  précédente,  il  ne 
restait  pas  assez  pour  en  fournir  même  un  seul  à 
chaque  compagnie.  Et  par  la  force  des  choses, 
quand  après  trois  jours  de  repos  —  de  rej)Os'? —  il 
nous  fallut,  le  4  octobre,  remonter  en  première 
ligne  au  fameux  bois  en  Hache,  le  sous-lieutenant 
Régat,  vicaire  aux  Allinges  quehiues  mois  encore 


iU  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

auparavant,  se  trouvait  commandant  de  compa- 
gnie dans  un  bataillon  de  chasseurs  deux  fois 
cité  à  l'ordre  du  jour  depuis  le  commencement  de 
la  campagne.  Et  pour  le  seconder  il  n'avait  avec 
lui  pas  un  seul  officier,  point  d'adjudant,  mais  en 
tout  et  pour  tout  quatre  sergents,  dont  deux  nou- 
veaux venus.  Dans  ces  conditions,  et  vu  l'insécu- 
rité du  secteur,  il  ne  pouvait  guère  songer  à  la 
consolation  de  célébrer  la  sainte  messe.  Aussi, 
tous  les  jours  je  m'efforçai  de  lui  porter,  matin  ou 
soir,  la  sainte  communion.  Il  en  fut  ainsi  le  o,  le 
G  et  le  7. 

Or,  le  10,  un  dimanche,  alors  que  le  bataillon, 
de  nouveau  fort  éprouvé,  comptait  sur  la  relève, 
j'appris  que  le  lendemain  soir  une  attaque  devait 
avoir  lieu  et  que,  parmi  les  deux  compagnies  dési- 
gnées pour  marcher  en  tête,  se  trouvait  la  6%  celle 
du  lieutenant  Régat. 

Le  service  dominical  dans  les  «  tranchées  de 
soutien  »  avait  empêché  le  matin  ma  visite  quoti- 
dienne. De  suite  après  déjeuner,  je  partis  avec  le 
commandant  de  l'autre  compagnie  d'attaque  —  la 
1" —  qui  allait  faire  sa  reconnaissance. 

Le  soleil  et  le  vent  avaient  asséché  les  boyaux 
détrempés  par  les  pluies  torrentielles  des  jours 
précédents.  Le  ciel  était  admirablement  limpide^ 
tellement  que  vers  quatorze  heures  un  terrible 
bombardement  se  déclencha  tout  à  coup.  Les  Allé- 


IMAGt;s  DE  LA  GRANDE  GUERRE     125 

mands  redoutaient-ils  une  attaque  pour  ce  soir-là? 
En  tout  cas,  ils  étendaient  un  tir  de  barrage  en  règle 
sur  tous  les  boyaux  d'accès.  A  plusieurs  reprises, 
il  fallut  nous  garer  pour  laisser  passer  le  gros  des 
rafales  et  n'avait  été  celui  qui  attendait  là-bas  la 
visite  divine,  je  n'aurais  jamais  osé  enfreindre  la 
consigne  formelle  de  la  brigade,  ordonnant  de  se 
murer  systémati(|uement  sous  terre  au  cours  des 
bombardements. 

La  compagnie  de  Régat  avait  changé  d'emplace- 
ment. Il  fallut  la  chercher  :  et  naturellement  per- 
sonne pour  me  renseigner.  Au  carrefour,  là  où  le 
boyau  débouche  dans  un  chemin  creux  formant 
tranchée  de  deuxième  ligne,  à  côté  d'un  entonnoir 
qu'un  obus  vient  de  creuser,  un  chasseur  est 
étendu  de  tout  son  long  sur  le  visage.  Nouvel 
arrivé,  sans  doute,  il  a  conmiis  l'imprudence  de 
sortir,  malgré  les  ordres,  et  sans  son  casfjue;  un 
éclat  vient  de  pénétrer  au-dessus  de  sa  tempe 
gauche  (l).  Je  me  penche  :  c'est  un  des  quatre  ser- 
gents de  la  6'.  Allons!  Régat  n'en  aura  plus  que 
trois  demain  pour  mener  son  alTairo;  mais  dans 
son  C(i>ur  il  aura  le  «  Roi  des  sergents  »,  (juc  je  lui 
amène. 

Le  lieutenant  était   dans   son  gourbi;  pour  y 

fi)  Transporté  de  suite  par  les  soins  de  nos  dévoués  bran- 
cardiers, le  sergent  H  ..  étail  trépané  le  soir  même  à  l'am- 
bulance de  H...,  mais,  hélas!  y  succombait  deux  jours 
après. 


126  IMPRESSIONS    DE   GUERRE 

trouver  place,  je  dus  attendre  dans  le  boyau  que 
son  ordonnance  se  fût,  à  quatre  pattes,  tiré  de  ce 
trou  de  renard.  Il  était  très  calme  et  lisait  avec 
soin  de  longues  feuilles  polycopiées  à  l'encre  vio- 
lette —  son  ordre  d'attaque  du  lendemain  évi- 
demment. Il  me  salua  joyeusement  et  lorsque  je 
voulus  déposer  le  saint  Sacrement  sur  une  plan- 
chette qui  formait  saillie,  je  crois  me  souvenir 
qu'il  commença  par  glisser  sur  le  bois  rugueux  ces 
papiers,  qui,  parce  qu'ils  lui  dictaient  son  devoir, 
apparaissaient  nettement  à  ses  yeux  de  prêtre 
comme  porteurs  de  la  volonté  de  Dieu.  Ce  serait 
une  première  nappe  pour  la  sainte  custode,  plus 
précieuse  au  cœur  du  Maître  que  les  plus  fines 
batistes;  et  quel  symbole  du  pacte  passé  entre 
Jésus  et  son  prêtre  I 

Ce  qu'il  me  dit  alors,  je  n'ai  pas  le  droit  de  le 
répéter;  mais  je  sais  très  bien  que,  lorsque  j'eus 
achevé  ma  confession,  —  car  je  la  fis  à  mon  tour, 
—  je  reçus  de  lui,  relativement  à  mes  fonctions 
dans  ce  milieu  militaire  où  je  l'aurais  cru  si  novice, 
des  conseils  empreints  de  la  plus  haute  maturité. 

L'attaque  était  fixée  pour  le  lendemain  à  seize 
heures  quinze.  Dès  le  matin,  Régat  va  trouver  le 
capitaine  D...,  chargé  de  conduire  toute  l'affaire. 
«  Vous  me  connaissez,  dit-il,  je  suis  tout  neuf 
dans  le  métier.  Quel  est  mon  devoir  précis? De  ma 
personne,  ce  soir,  que  dois-je  faire?  » 

«   Tout  d'abord,  me  raconta   depuis   le   capi- 


IMAGES   DE    LA    GRANDFil   GUERRE  127 

taine  D...,  de  qui  je  tiens  tous  ces  détails,  je  ne  lui 
dissimulai  pas  —  ce  que  le  commandant  m'avait 
redit  peu  de  temps  avant  —  que  l'opération  était 
très  difficile.  Puis  j'ajoutai  :  Vous  êtes  seul  officier; 
partir  en  tète,  c'est  laisser  la  moitié  de  vos  chas- 
seurs sans  commandement.  Votre  devoir  est  donc 
de  lancer  la  première  vague  :  et  si  elle  progresse, 

—  car  sinon  ce  serait  inutile,  —  vous  partirez  avec 
la  seconde. 

«  A  ces  mots  je  vis  Régat  réfléchir  un  instant, 
uniquement  soucieux  du  meilleur  succès  et  comme 
s'il  n'eût  pas  été  lui-même  en  cause;  puis  très 
calme,  il  répondit  :  «  Mon  capitaine,  je  ne  crois  pas. 
Précisément  parce  que  je  suis  seul  officier,  si  je 
ne  pars  pas  avec  la  première  vague,  ça  ne  décol- 
lera pas.  Si  vous  voulez,  je  partirai  en  tète,  cela 
vaudra  mieux.  » 

«  J'admirai  celte  belle  crànerie  :  c'était  si  fran- 
çais! et  sachant  l'état  des  cadres  —  trois  sergents! 

—  je  ne  crus  pas  devoir  m'opposer  à  sa  décision; 
mais  c'est  lui  (jui  le  voulut.  Et  probablement  il 
avait  raison;  peut-être  fallait-il  cet  exemple  pour 
entraîner  le  reste...  » 

Son  attacjue  devait  partir  de  la  tranchée  des 
mitrailleuses.  Longtemps  à  l'avance,  Régat  s'y 
trouvait,  réglant  les  derniers  dispositifs,  plaçant 
chacun,  indi(iuant  l'objectif  à  atteindre,  disant  à 
tous  le  petit  mot  d'encouragement  :  «  Vous  allez 
voir,  cette  fois,  ça  va  marcher.  Ils  ne  s'v  attendent 


128  IMPRESSIONS    DE   GUERRE 

pas,  ils  vont  être  surpris.  En  cinq  minutes  on  y 
sera...  »  «  Tout  comme  aurait  fait  le  père  K...,  » 
me  disait  un  vieux  cliasseur,  évoquant  le  souvenir 
de  l'un  des  capitaines  les  plus  populaires  de  la 
6"  compagnie,  qui  avait  eu  la  poitrine  défoncée 
lors  des  offensives  du  16  juin.  Le  prêtre  avait 
même  fait  mieux  que  ce  que  «  le  père  K...  »  au- 
rait pu  faire;  très  simplement,  à  tous  ses  chasseurs 
qui  le  désiraient,  il  avait  offert  et  procuré  le  béné- 
fice d'une  dernière  absolution. 

Le  chronomètre  en  main,  il  attendait  :  seize 
heures  dix;  plus  que  cinq  minutes  :  onze,  treize,... 
quinze  :  houp  1  il  est  le  premier  sur  le  parapet,  fait 
un  signe,  sans  un  mot  et...  ça  décolle  merveil- 
leusement! D'un  bond,  l'on  atteignait  la  sape 
intermédiaire;  très  maître  de  lui,  Régat  l'organi- 
sait. La  seconde  vague  partait  à  son  tour  et,  malgré 
les  mitrailleuses  allemandes  dont  le  tac-tac  impres- 
sionnant s'était  subitement  déclenché,  malgré  les 
fils  barbelés,  au  milieu  des  chicots  d'arbres,  parmi 
les  troncs  déracinés,  les  trous  d'obus,  les  cadavres 
des  jours  précédents,  un  enchevêtrement  de  ronces 
inexprimable,  nos  chasseurs  pénétraient  dans  la 
trancliée  convoitée,  en  chassaient  l'ennemi  et  s'y 
maintenaient. 

Mais  le  lieutenant  n'était  plus  là.  Tué?  Blessé? 

Des  bruits  contradictoires  circulaient.  En  tout 
cas,  on  l'avait  vu  tomber  :  mais  oii?Le  comman- 
dant de  l'autre  compagnie,  sous-lieutenant  aussi, 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     129 

venait  d'être  également  frappé.  Son  regard  vif  à 
l'ordinaire  et  ardent  de  fièvre  avait  encore  brillé 
cette  soirée-Lî  d'une  lueur  particulière.  Quatre  fois 
on  l'avait  vu,  sur  un  autre  point  que  Rogat,  aller  et 
venir  de  la  tranchée  conquise  à  l'arrière,  enchaî- 
nant chaque  fois  de  nouveaux  renforts  à  ses  yeux 
de  flamme.  A  la  quatrième,  il  avait  été  tué,  et 
maintenant  on  rapportait  son  corps. 

Au  poste  de  secours  delà  trancliée  des  Saules  où 
confluaient  les  blessés  des  différents  secteurs,  j'ap- 
pris la  disparition  de  Régat.  De  notre  droite,  où  le 
N°  d'infanterie  avait,  presque  sans  perte,  très  bril- 
lamment participé  au  combat,  j'avais  la  certitude 
qu'on  n'amènerait  plus  de  blessés  graves,  je  pou- 
vais donc  aller;  et,  en  prenant  pour  monter  au  bois 
le  boyau  régulièrement  affecté  à  la  descente^  j'au- 
rais chance  de  croiser  tous  les  convois  et  de  ne 
manquer  aucun  blessé  qui  aurait  besoin  de  mon 
ministère. 

J'avais  compté  sans  un  autre  convoi,  (jue  l'on 
n'est  malheureusement  pas  habitué  à  rencontrer 
tous  les  soirs  de  bataille...  Par  le  boyau  de  des- 
cente, une  longue  colonne  de  prisonniers  alle- 
mands, de  fait  descendait  et  m'empècliait  de  monter. 
Embouteillé  dans  un  garage,  je  fus  contraint  de 
les  regarder  passer.  Ils  étaient  iinbillés  de  neuf; 
à  la  lueur  pâle  de  la  lune,  je  distinguai,  sur  leur 
patte  d'épaule,  l'une  des  inscriptions  de  la  garde 
impériale  :  1.  A.  entrelacés.  Je  sus  depuis  qu'on 
II-  9 


130  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

avait  trouvé  sur  plusieurs  une  proclamation  de 
Mackensen,  qui,  en  les  arrachant  aux  marais  de 
Pologne  011  ils  se  trouvaient  encore  la  semaine 
précédente,  les  conviait  à  aller  moissonner  sur  le 
front  occidental  de  nouveaux  lauriers.    • 

Le  défilé  me  parut  interminable. 

En  réalité,  il  n'y  en  avait  pas  plus  de  deux  cents, 
mais  à  chaque  nouveau  je  songeais  :  «  Que  devient 
Régat?  » 

Enfin,  voici  le  dernier,  c'est  un  capitaine  de  la 
garde,  dominant  tous  les  autres  de  la  tête,  très 
haut,  d'une  forte  carrure,  qui  conserve  même 
dans  la  défaite,  même  sous  la  fine  bruine  qui  com- 
mence à  tomber,  une  belle  allure  très  fière.  Nos 
petits  chasseurs  sont  moins  grands  et  cependant 
«  ils  l'ont  eu  »  ;  ce  n'est  pas  toujours  le  colossal 
qui  triomphe. 

Derrière,  ce  sont  nos  blessés,  les  vainqueurs  de 
la  soirée,  blessés  légers  qui  se  racontent  à  haute 
voix  les  incidents  du  combat.  En  les  croisant,  j'in- 
terroge sur  Régat.  Quelqu'un  me  répond  :  «  Il  est 
tombé  à  côté  de  moi.  —  Où?  —  Ahî  dame,  c'était 
là-haut,  près  d'un  arbre,  dans  un  trou  d'obus,  der- 
rière les  fils  de  fer.  »  Des  arbres,  des  trous  d'obus, 
des  ronces  barbelées,. . .  cela  manquait  de  précision. 

Nous  approchions.  Émergeant  de  trous  noirs, 
on  devinait  de  petits  groupes  se  partageant  hâtive- 


IMAGES  Di:  LA  GRANDE  GUERRE     131 

ment,  à  la  fortune  de  la  cuiller,  et  sans  pcrtlre  de 
vue  leur  fusil,  des  «  perçois  »  de  patates.  Je  conti- 
nuais mes  interrogations,  mais  sans  plus  de  suc- 
cès; toujours  même  incertitude.  Et  cependant  on 
avait  cherché;  un  caporal  et  un  sergent  avaient 
fait  spécialement  dans  ce  but  le  tour  des  lignes. 

Dans  l'obscurité,  soudain,  une  voix  m'inter- 
pelle :  «  Ah!  c'est  vous,  monsieur  l'aumônier. 
Régat  est  là-bas,  le  genou  brisé.  Je  l'ai  vu,  je  lui 
ai  serré  la  main  dans  son  trou  dobus.  Il  a  été 
splendide,  vous  savez.  » 

C'était  le  commandant. 

Je  ne  voudrais  froisser  l'amour-propre  d'au- 
cune autre  arme,  mais  enfin,  il  me  semble  qu'il 
faut  avoir  été  chasseur,  pour  comprendre  tout  ce 
que  renferme  de  vertu  magique,  réconfortante, 
ce  mot  :  «  le  commandant  ». 

De  savoir  que  le  commandant  a\ait  vu  Kégat,  le 
calme  se  lit  subitement  en  moi,  j'allais  sûrement 
être  renseigné,  et  de  façon  précise. 

—  Pour  le  retrouver  à  coup  sûr  et  vite,  mon 
commaiulant,  (juc  faire? 

—  Le  plus  simple;  allez  trouver  le  cajjitaine 
D...,  il  vous  donnera  un  agent  de  liaison  pour 
vous  conduire  aux  pionniers  (jui  creusent  la  sape 
de  raccord;  là,  vous  demanderez  au  chef  d'é(|uipe; 
c'est  à  quelques  mètres  à  gauche. 


132  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Cinq  minutes  après,  précédé  de  mon  lidèle 
séminariste,  j'étais  au  milieu  des  pionniers.  Esca- 
lader le  parapet  fut  chose  aisée,  il  ne  venait  pas 
encore  à  Iiauteur  de  la  ceinture.  Mais  sitôt  au- 
dessus,  quel  fouillis  inextricable!  le  pied  s'enfon- 
çait dans  un  sol  mou,  fraîchement  remué  par  la 
pioche,  —  ou  par  l'obus,  —  puis  il  se  heurtait  à 
un  chicot  de  chêne  fortement  enraciné,  à  des  che- 
vaux de  frise,  à  des  armes  brisées;  on  butait  et  la 
main  s'écorchait  à  un  hérisson  rouillé,  ou  s'ap- 
puyait à  un  cadavre  ancien. 

Heureusement,  —  sinon  pour  les  risques,  du 
moins  pour  la  rapidité  de  l'entreprise,  l'éclairage 
était  parfait.  A  chaque  instant  des  fusées  s'éle- 
vaient, faisant  jaillir  leur  «  pchchî  »  impression- 
nant à  quelques  mètres  de  nous,  soit  en  avant 
chez  l'ennemi,  soit  en  arrière.  Nulle  interruption 
entre  elles,  si  bien  que  sur  tout  le  taillis  s'épandait 
une  lueur  crue,  assez  semblable  à  celle  d'une  lampe 
à  arc,  mais  lueur  ambulante,  qui  faisait  se  mou- 
voir les  troncs  déchiquetés  et  leur  donnait  un 
aspect  de  vivants  en  marche. 

Le  lieutenant  Régat  était  bien  là,  étendu  sur  la 
pente  d'un  petit  entonnoir.  Comme  il  était  pâle  et 
comme  son  visage  était  contracté  1  Dans  un  regard 
il  sut  mettre  toute  sa  joie  de  nous  voir.  Mais  ce 
n'était  pas  le  moment  de  causer   :  une  contre- 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     133 

attaque  était  à  craindre.  Il  fallait  l'emporter... 
Hélas!  point  de  brancard;  et  l'on  ne  pouvait 
attondro.  «  Prenez  une  toile  de  tonte,  dis-je,  au 
moins  jusqu'à  la  sape,  c'est  le  seul  moyen.  » 

On  le  lit;  mais  lorsqu'on  dut  toucher  au  g^enou 
brisé  déjà  raidi,  le  pauvre  blessé  ne  put  retenir  un 
gémissement  et  ses  traits  se  crispèrent  davantage. 

«  C'est  le  moment  de  souflrir,  lui  dis-je  à  l'oreille. 

—  Oui,  oui,  tout  ce  qu'il  faudra,  mais  c'est  plus 
fort  que  moi,  n'en  tenez  pas  compte. 

A  ce  moment,  on  vint  mavertir  (jue  quelques 
mètres  en  avant,  un  agonisant  râlait.  «  Monsieur 
l'aumônier,  au  bord  du  trou  où  il  est,  j'ai  accrociié 
un  mouchoir  à  une  ronce  pour  vous  guider...  et 
puis,  (juand  on  s'arrête,  on  l'entend  respirer.  » 
Charmant  petit,  je  n'ai  jamais  su  le  nom  de  celui 
qui  m'avait  ainsi  prévenu;  mais  ce  sont  des  ser- 
vices que  Dieu  lui-même  se  charge  de  récom- 
penser. J'y  allai  bien  vite,  laissant  les  bons  Sama- 
ritains achever  auprès  de  Régat  leur  délicate 
besogne. 

Dans  la  tranchée  conquise,  se  trouvaient  aussi 
des  mourants.  Je  m'y  glissai  en  suivant  la  sape 
amorcée,  enjambant  à  chaque  pas  des  dormeurs 
qui,  sans  lâcher  leur  outil,  prenaient  à  terre  un 
quart  d'heure  de  sommeil,  en  attendant  leur  tour 
de  piocher.  Des  blessés  que  je  vis  là  et  pus  atlnii- 
nistrer,  quatre  au  moins  ne  devaient  pas  être  rap- 


134  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

portés  vivants  au  poste  de  secours.  Mais  chez  les 
vivants,  quelle  bonne  humeur!  Et  quelle  ardeur 
pour  organiser,  sous  la  direction  du  sous-lieute- 
nant H...,  la  conquête  de  la  soirée.  Encore  un 
jeune,  ce  sous-lieutenant  que  les  événements  ame- 
naient à  vingt  ans  —  et  dans  quelles  circons- 
tances!—  à  faire  provisoirement  fonction  de  chef 
de  compagnie. 

Ce  fut  lui  qui  me  valut  de  revoir,  dès  le  len- 
demain, Régat  à  l'ambulance.  Vers  la  pointe  du 
jour,  tandis  qu'il  profitait  des  premières  lueurs 
pour  examiner  en  tête  de  sape  les  «  possibilités  » 
de  sa  situation,  il  reçut  au  crâne  un  éclat  de  gre- 
nade. La  plaie  était  pénétrante  et  rendit  presque 
aussitôt  l'usage  de  la  parole  très  difficile.  Impos- 
sible surtout  de  le  coucher  sur  un  brancard,  ni 
d'appuyer  sa  pauvre  tête.  Soutenu  par  deux  chas- 
seurs, il  voulut  faire  à  pied  les  6  kilomètres  de 
boyaux  et  de  sentiers  qui  nous  séparaient  des 
autos  d'évacuation;  et  là,  je  fus  admis  à  monter  à 
ses  côtés,  pour  lui  servir  d'oreiller,  jusqu'à  l'am- 
bulance de  H... 

J'eus  la  joie  d'y  retrouver  le  lieutenant  Régat 
extrêmement  faible  et  souffrant  beaucoup.  Arrivé 
au  milieu  de  la  nuit,  il  avait  eu  de  suite  le  genou 
nettoyé  à  fond  par  les  chirurgiens  de  garde  et  soi- 
gneusement pansé  :  on  espérait  sauver  la  jambe. 


IMAGES    DI-:    LA    GRANDK   GUIiRRK  135 

Quarante-huit  heures  plus  tard,  il  fallait  renoncer 
à  cet  espoir.  Quand  je  le  revis  dans  la  soirée  du 
15  octobre,  l'amputation  avait  étë  faite  et  l'avait 
laissé  tellement  aHaibli  que,  malgré  ses  souffrances 
et  les  brûlures  occasionnées  par  la  plaie,  on  n'osait 
pas  le  mettre  sur  un  brancard  pour  refaire  son  lit. 
Mais  le  moral  restait  indemne  :  «  Je  suis  dans  la 
saumure  »,  me  disait-il  en  essayant  de  sourire. 

Lorsqu'on  sut  que  je  revenais  de  voir  Uégat, 
beaucoup  se  pressèrent  autour  de  moi  pour  récla- 
mer de  ses  nouvelles.  «  Vous  verrez  qu'il  s'en 
tirera,  me  dit  un  capitaine;  il  s'en  tirera  même 
très  bien...  Et,  somme  toute,  il  aura  eu  la  plus 
belle  des  carrières  qu'on  puisse  rêver  dans  cette 
guerre.  Il  n'en  a  pas  subi  les  horreurs,  avec  les 
piétinements  dans  l'eau  et  les  cantonnements  mal- 
sains. Il  n'a  pas  vu  de  retraite.  Il  n'a  pas  connu 
l'insuccès  :  dès  son  premier  engagement,  c'est  une 
victoire...  Tout  le  monde  n'a  pas  pris  une  tran- 
chée, vous  savez,  même  après  (juinze  mois.  Que 
voulez-vous  de  plus?...  La  jand)e,  oui,  c'est  vrai; 
mais  ça  se  remplace.  Et  puis,  il  aura  la  croix,  la 
palme.  La  croi.\  sur  une  jambe  de  bois!  songez, 
pour  plus  tard,  à  l'influence  que  cela  lui  donnera. 
Ce  sera  le  ciwé  le  plus  colé  du  diocèse,  vous  ver- 
rez ça...  » 

Mêlas!  c'est  seulement  du  paradis  que  Uégat 
devait  être  ce  curé.  Le  choc  opératoire  avait 
été  trop  violent.  La  nature,  déjà  peu   vigoureuse 


136  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

par  elle-même,  n'avait  pas  eu  la  force  de  réagir. 

Vers  le  20  octobre,  assisté  du  doyen  de  H...  et 
des  quelques  confrères  infirmiers,  qui  avaient  tout 
essayé  pour  adoucir  le  mal,  le  généreux  prêtre 
achevait  de  souffrir.  Je  n'étais  pas  là.  Après  quatre 
nuits  de  repos,  le  bataillon  était  remonté  au  fa- 
meux bois  en  Hache,  reprendre  son  poste  d'avant- 
garde.  Et  nul  de  ceux  qui  gravirent  derrière  ce 
corps  mutilé  la  colline  abrupte  où  se  trouvent 
l'église  et  le  cimetière  de  H...  ne  connut  la 
leçon  d'héroïsme  donnée  par  ce  vaillant,  quand 
il  avait  dit  :  «  Je  partirai  en  tête,  cela  vaudra 
mieux!  » 

Avant  la  fin  toutefois,  le  commandant  avait  eu 
la  joie  d'aller  épingier,  sur  la  chemise  du  mourant, 
le  ruban  dont  la  couleur  signifie  la  reconnaissance 
du  pays  pour  le  sang  versé,  accompagné  de  la 
croix  de  guerre  avec  palme,  l'un  et  l'autre  motivés 
par  la  citation  suivante  : 

LÉGION     d'honneur 

Pour  chevalier  : 

(f  M.  Régat  Joseph,  sous-lieutenant  à  titre  tem- 
poraire au  N'  bataillon  de  chasseurs  à  pied  : 

«  Officier  d'une  haute  élévation  morale.  A  fait 
preuve,  le  11  octobre  1915,  d'une  bravoure  et 
d'une  abnégation  admirables.  Très  grièvement 
blessé  en  entraînant  sa  compagnie,  a  été  amputé 
de  la  cuisse  gauche.  » 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     137 

Mais  le  plus  bel  éloge  (jui,  à  ma  connaissance, 
ait  été  fait  du  lieutenant  Uég^at,  je  l'entendis  un 
jour  à  table,  à  la  popote,  alors  qu'on  espérait 
encore  le  sauver.  J'ai  encore  dans  l'oreille  ces 
phrases  courtes  et  martelées  :  «  Monsieur  l'aumô- 
nier, Réjj^at  a  été  épatant,  vous  savez,  épatant...  Il 
ne  connaissait  pourtant  rien  du  métier  militaire..., 
ah!  si!  le  devoir  :  c'était  un  prêtre...  Les  prêtres, 
c'est  leur  alFaire,  ça,  le  ilevoir  ;  ils  le  prêchent... 
J'en  connais  deu.x  qui  ont  fait  leur  demande  [)Our 
venir  au  bataillon;  cela  n'a  pas  abouti  :  c'est  dom- 
mage. » 

Paroles  que  les  confrères  de  Régat  ne  peuvent 
enregistrer  sans  rougir.  Elles  c.\j)riment  tellement 
moins  ce  qu'ils  sont  que  ce  qu'ils  doivent  élre,  et 
ce  que  le  peuple  chrétien  attend  qu'ils  soient,  tou- 
jours! 

*  * 

Au  reste,  pour  toutes  les  catégories  de  combat- 
tants, quelles  qu'elles  soient,  les  résultats  de  l'ob- 
servation sont  les  mêmes. 

Quand  ou  jn'm'lrc  au  fond  dva  âmes,  on  s'aj)er<;oit 
que  beaucoup,  durant  cette  guerre,  ont  trouvé 
dans  leur  croyance  —  parfois  reconquise,  ou  rani- 
mée—  et  dans  la  prati(jU("  religieuse,  la  furcc  de 
mifu^v  accomplir  leur  di'voir.  Prier,  soullrir,  mou- 
rir :  triple  ascension,  pour  elles,  sur  la  roule  du 
sacrilice  austère. 


138  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Un  vénérable  religieux,  très  entendu  en  œuvres 
ouvrières,  me  racontait  récemment  avoir  joint  à 
tous  les  petits  paquets  de  Noël  destinés  à  ses 
jeunes  gens  mobilisés,  un  Enfant  Jésus  de  cire; 
dans  leurs  tranchées  boueuses,  cette  fraîche  appa- 
rition avait  délicieusement  réveillé  en  eux  leurs 
impressions  d'enfance,  avec  ses  souvenirs  de  la 
crèche,  de  la  messe  de  minuit  et  des  arbres  de 
Noël.  Or,  arrivant  en  permission  quelque  temps 
après,  l'un  d'eux  lui  avait  avoué,  triste  et  bien 
penaud,  qu'  «  un  accident  de  marmite  était  sur- 
venu là-bas,  qui  avait  tout  brisé  son  petit  Jésus  ». 
Mais,  ajoutait-il  vivement,  en  tirant  de  sa  poche 
une  enveloppe  de  pansement  individuel^  «  voyez, 
j'en  ai  conservé  là  dedans  tous  les  morceaux.  » 

En  écoutant  l'autre  jour  cette  histoire^  si  digne 
d'inspirer  un  nouveau  chapitre  de  la  Légende  dorée, 
je  songeais  :  n'est-ce  pas  un  symbole  de  ce  qui 
s'est  passé  pour  beaucoup  de  nos  chers  soldats? 
Eux  aussi  avaient  reçu  dans  leur  enfance,  de  leurs 
mères  ou  de  leurs  prêtres,  non  pas  seulement 
entre  leurs  mains,  mais  gravée  au  plus  intime  de 
leur  âme,  l'image  du  Clirist,  par  le  baptême  et 
l'éducation  chrétienne.  Et  puis,  des  accidents  sont 
survenus  :  ambiance,  fréquentations,  lectures,  à 
l'école,  à  l'atelier,  qui  ont  brisé  cette  image.  Or, 
bien  souvent,  au  cours  de  cette  horrible  guerre,  il 
est  arrivé  que,  chez  les  âmes  de  bonne  volonté, 
ces  morceaux  se  sont  rejoints  et  —  mieux  encore 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     13» 

—  que,  SOUS  l'influence  de  la  grâce  divine,  ils  ont 
repris  une  vie  nouvelle.  L'image  de  Jésus-Clirist  y 
a  reparu,  compagne  de  route  pour  la  rude  étape. 
Et  c'est  de  cette  merveille  qu'on  est  l'iicureux 
témoin  quand  on  pénètre  au  fond  des  âmes. 

Georges  G..., 
Aumônier  militaire  au  N*  bataillon  de  chasseurs. 


5.  —  Le  prisonnier. 

Le  boyau  de  notre  poste  d'écoute  serpentait 
sous  bois.  Celui  de  l'ennemi  montait  la  pente 
d'une  prairie  jusqu'à  la  lisière.  Ces  deux  vipères 
liumaines,  aux  replis  gonflés  de  plusieurs  sortes 
de  mort,  avaient  posé  leurs  tètes  plates  à  quarante 
pas  l'une  de  l'autre,  dans  les  buissons  de  leurs 
réseaux,  et  leurs  yeux  invisibles  s'épiaient  nuit  et 
jour.  Jusqu'à  minuit,  nous  avions  reçu  là  des  tor- 
pilles, de  ces  torpilles  qui  ont  la  forme  et  la  gran- 
deur d'un  seau  à  cliarbon;  elles  tombent  gaucbe- 
ment,  attendent  trois  secondes,  puis  éclatent  en 
faisant  beaucoup  de  bruit  et  un  petit  îrou.  Ils  en 
ont  d'aulres  (jui  sont  mieux. 

A  dcu.x  beures  du  malin,  un  guetteur  entendit 
grincer  le  (il  de  fer,  et  vit  une  ombre  le  francbir.  Il 
cria  d'une  voix  forte  :  «  Halte  là!  Qui  vive?...  Aux 


140  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

armes!  »  L'ombre  s'aplatit.  Elle  n'était  pas  en- 
tre les  deux  postes,  mais  en  arrière  du  nôtre. 
C'était  dangereux  de  tirer,  car  évidemment  tous 
les  guetteurs  en  alerte  dépassaient  du  buste  le 
parapet.  Le  caporal  suivit  donc  le  boyau  jus- 
qu'à se  trouver  en  face  de  l'ombre,  et,  au  jugé, 
lança  trois  grenades.  La  première  éclata,  les  au- 
tres ratèrent.  Après  l'explosion,  on  n'entendit  plus 
rien. 

Au  bout  d'une  demi-heure,  une  sorte  de  plainte 
arrivait  de  l'autre  côté  des  fils  de  fer  —  un  gémis- 
sement qui  fit  tressaillir  les  chasseurs. 

Leur  gibier,  blessé,  était  là,  à  portée,  caché  par 
la  nuit.  L'effort  de  repasser  le  réseau  avait  dû  le 
faire  s'évanouir.  Il  y  avait  des  chances  pour  que 
sa  patrouille  fût  à  plat  ventre  autour  de  lui.  Il  était 
d'ailleurs  sous  les  grenades  du  poste  allemand. 
Crânement,  deux  sergents  et  le  caporal  enjambè- 
rent le  réseau. 

Au  fond  d'un  cratère  fait  par  un  obus  lourd 
gisait  une  forme.  En  les  voyant,  elle  fit  un  cri. 
«  Tu  vas  te  taire,  ou  je  te  zigouille  »,  dit  l'un 
qui  fit  voir  un  large  couteau.  «  Ouste,  enlevez- 
le.  »  Les  trois  hommes  empoignèrent  bras  et 
pieds  du  blessé  qui  n'était  pas  lourd,  sans  oublier 
la  grenade  qu'il  tenait  et  le  poignard  qu'il  avait 
jeté. 

On  se  passa  le  corps  par-dessus  le  champ  de 
ronces,  et  l'on  sauta  dans  le  boyau.  Le  plus  sur- 


IMAGES    Dli    LA   GRAN'DK    GUERRE  141 

j)renant  est  que  le  poste  ennemi  n'ait  pas  bougé.  Il 
fut  au-dessous  de  tout. 

«  Je  suis  un  feld\vel)el  »,  avait  dit  le  prisonnier 
d'abord.  IHiis,  les  yeux  iernn^s,  il  s'isola  dans  sa 
douleur  qui  lui  arracbait  des  plaintes. 

Au  matin,  on  le  porta  jusqu'au  poste  de  secours, 
qui  se  tenait  dans  une  cave;  et  le  docteur,  avec 
des  gestes  adoucis,  se  mit  à  couper  ses  vêtements. 
Au  fur  et  à  mesure,  on  se  les  passait  au  dehors, 
pour  les  palper.  Sa  tenue  était  judicieuse  :  ni 
tunique,  ni  papiers,  ni  rien  qui  pût  être  un  in- 
dice. Ses  bottes  étaient  de  cuir  souple  comme  un 
gant,  son  gilet  de  peau  de  daim,  une  longue 
cagoule  parfilée  de  lils  verts  descendait  aux  che- 
villes. Dans  les  poches,  une  petite  glace  à  l'aigle 
rouge  et  noir,  une  montre  quelconque,  un  porte- 
monnaie  usé. 

Du  iiaut  de  l'escalier,  on  voyait,  au  fond  de 
la  cave,  le  corps  étendu  sur  une  table,  entouré 
d'infirmiers  (jui  tanqjonnaient  les  blessures.  Il 
y  avait  un  trou  rouge  au  genou  gauche,  trois 
sur  la  jambe  droite,  un  au  flanc  droit.  Il  parlait 
un  français  pur,  en  cherchant  ses  mots.  Il  disait  : 
merci. 

Quand  il  tut  vtMu  de  bandelettes,  ainsi  qu'une 
momie,  et  cpi'on  eût  tendu  sur  lui  sa  cagoule,  le 
capitaine  descendit  les  marches  et  se  penciia  sur 
ce  visage  que  les  yeux  fermés  ne  défendaient  pas. 
Les  joues  étaient  maigres,  les  lèvres  minces,  la 


i42  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

sculpture  du  front,  délicate,  le  tout  blanc  comme 
du  marbre  :  il  avait  dix-huit  ans.  La  main  qui  bat- 
tait l'air  était  fragile.  Sans  doute  un  étudiant  qui, 
fier  de  son  français,  s'était  proposé  pour  venir  sur- 
prendre nos  paroles. 

—  Souffrez- vous  beaucoup? 

La  figure  muette  fit  signe  que  oui. 

—  Notre  soldat,  reprit  l'officier,  qui  est  sorti 
avant-hier,  est-il  mort  ou  blessé?...  Mort? 

—  Oui,  répondit  la  tête. 

—  Blessé? 

—  Non,  fit  encore  la  tête  aux  yeux  clos. 

—  Quel  est  le  numéro  de  ton  régiment? 
Des  plaintes  reprirent. 

La  question  est  répétée  en  allemand. 
Alors,  des  lèvres  tirées,  filtra  ce  présent  expres- 
sif : 

—  Ich  sag  es  nicht.  Je  ne  le  dis  pas. 

Le  capitaine  ne  se  sentit  pas  l'àme  assez  basse 
pour  tourmenter  un  mourant.  D'ailleurs,  l' état- 
major  qui,  à  coups  répétés  de  téléphone,  réclamait 
le  blessé,  pourrait  l'interroger.  Sur  une  civière,  le 
long  du  marais  où  caquetaient  les  poules  d'eau 
dans  les  premières  feuilles  des  saules,  on  l'em- 
porta. 

Opéré  à  l'hôpital,  il  mourut  après  trois  jours. 
L'éclat  de  grenade  avait  perforé  trois  fois  l'intes- 
tin. Sa  plaque  d'identité  portait  Gérard  D...  de 
Th...,  rue  Elisabeth. 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     143 

—  Il  avait  du  cran,  dirent  les  chasseurs. 
Sa  jeunesse  et  son  courage  méritent  que  sa 
mère  apprenne,  un  jour,   qu'il  est  mort  noble- 
ment. 

Frédéric  de  B..., 
Capitaine  au  N*  bataillon  de  chasseurs  à  pied. 


III 

DANS  LA  FOURNAISE  DE  VERDUN 

1.  —  La  dernière  barrière  (26-29  février  1916). 

Le  26  février  1916,  dans  la  soirée,  l'anxiété  était 
grande  au  nord  de  Verdun.  Sous  un  déluge  d'obus, 
les  Allemands  avaient  écrasé,  durant  la  journée, 
le  régiment  qui  défendait  la  croupe  d'Haudromont. 
La  nuit  venue,  les  misérables  débris  de  cette  belle 
troupe  avaient  dû  évacuer  la  position.  La  trouée 
était  faite,  la  route  de  Verdun  ouverte. 

Ce  même  jour,  d'autre  part,  les  Allemands 
étaient  parvenus,  un  peu  plus  à  l'est,  aux  débris 
du  fort  de  Douaumont.  Dans  la  soirée,  escomptant 
sa  double  victoire,  l'empereur,  par  le  télégramme 
lyrique  que  l'on  sait,  annonçait  à  ses  sujets  la 
chute  imminente  de  l'imprenable  forteresse  et 
allumait  dans  leurs  cœurs  un  enthousiasme  im- 
mense, avec  des  espoirs  sans  bornes. 

Chez  nos  chefs,  l'anxiété  était  grande  :  pour 
nous,  modestes  troupiers,  nous  étions  dans  une 
ignorance  complète  de  la  situation  réelle,  et  nous 


IMAGES   DE    LA    (IRANDE   GUERRE  145 

avions  passé  la  journée  dans  une  sorte  d'indiflé- 
rence,  et  même  dans  une  certaine  tran(|uillité. 

Amenés  avant  la  pointe  du  jour  dans  un  bois 
situé  sur  le  liane  d'un  vallon,  nous  formions  (nous 
l'avons  appris  depuis)  la  réserve  des  troupes  qui 
luttaient  ce  jour-là.  Nous  n'avions  donc,  en  atten- 
dant le  moment  d'intervenir,  qu'à  contempler  le 
spectacle. 

Il  lut  vraiment  intéressant  et,  poiu*  nolie  premier 
jour  de  guerre  vraie,  d'une  guerre  de  mouvements 
et  plus  seulement  de  positions,  nous  fûmes  servis 
à  souhait.  Un  régiment  tout  entier  de  73  était 
aligné  en  plein  air  derrière  la  crête  (|ue  nous 
avions  devant  nous.  Dès  le  matin,  les  canons  se 
mirent  à  donner  avec  entrain.  Dans  quel  liut  précis 
se  multipliaient  ces  coups  rageurs  formant,  au- 
dessus  de  nos  têtes,  un  grondement  ininterrompu? 
Tir  de  barrage?  Tir  de  démolition?  Tir  contre 
l'infanterie?  Nous  le  sûmes  jamais,  et,  du  reste, 
nous  ne  cberciiàmes  pas  à  le  savoir  :  le  soldat  n'est 
pas  curieu.x!  En  tout  cas,  ce  tir  gênait  les  Alle- 
mands, car  bientôt  leurs  marmites  arrivèrent 
drues.  Nous  entendions  le  sifllement  avertisseur, 
lent  d'abord,  puis  s'accélérant  rapidement,  et,  lors- 
que le  sifllement  était  encore  au-dessus  de  nos 
têtes,  nous  apercevions  soudain,  sur  le  flanc 
opposé,  un  sursaut,  une  flamme,  un  gros  nuage 
noir  et  ensuite,  longtemps  après,  nous  parvenait 
une   secousse   formidable.   Nous    vîmes  ainsi   les 

M.  40 


146  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

obus  fouiller  la  croupe,  avancer,  reculer,  battre  à 
droite,  à  gauche,  mais  sans  parvenir  jamais  à  l'en- 
droit où  nous  savions  être  les  75.  Et  toujours  ceux- 
ci,  acharnés,  de  leur  voix  rauque  de  dogues  im- 
patients, ripostaient  aux  longs  abois  des  grosses 
pièces  de  l'ennemi.  Constatant  leur  insuccès,  les 
Allemands  envoyèrent  à  cinq  reprises  des  avions 
pour  redresser  leur  tir.  Leurs  obus  se  rappro- 
chaient un  peu,  mais  jamais  ils  n'atteignirent  nos 
artilleurs. 

Nous  passâmes  ainsi  la  journée  à  compter  et  à 
apprécier  les  coups.  Sans  deux  obus  qui  s'égare 
rent  dans  nos  rangs  et  y  firent  quelques  victimes, 
nous  eussions  été  plutôt  divertis  par  le  spectacle. 

Le  soir  vient.  Que  va-t-on  faire?  Grave  ques- 
tion, bientôt  résolue.  Nous  allons  coucher  au 
bivouac  pour  garder  le  passage  d'un  ravin  donnant 
sur  la  Meuse.  La  mesure  était  significative,  mais 
nous  n'y  entendîmes  rien. 

A  part  une  section  qui  doit  veiller,  nous  dres- 
sons donc  nos  tentes  sous  les  sapins,  et  nous  nous 
endormons  dans  une  quiétude  parfaite.  Brusque- 
ment, à  neuf  heures,  branle-bas  et  ordre  de  départ. 
Il  paraît  que  l'on  va  «  occuper  »  ou  «  creuser  »  des 
tranchées,  on  ne  sait  au  juste.  Je  recueille  bien,  du 
commandant  Gaby,  ce  mot  énigmatique  :  «  Nous 
allons  relever  le  N"...,  ou  les  Boches  »;  mais  déci- 
dément mon  intelligence  est  fermée,  je  ne  com- 
prends pas. 


IMAGES    DK    LA    GRANDI:    GUERRE  147 


Nous  marchons.  Étape  interminable  et  lugubre! 
Nous  sinuons  dans  des  vallons,  à  travers  champs, 
dans  des  ravins;  nous  longeons  des  voies  de  che- 
min de  fer;  nous  trébuchons  sur  des  corps  de  che- 
vaux morts,  nous  tombons  dans  des  trous  de 
marmites.  Mais  voici  le  canon  bien  proche!  Ses 
obus  ont  l'air  de  nous  chercher.  Ils  éclatent  à 
droite,  à  gauche  de  la  route.  Heureusement  ils 
n'ont  garde  de  tomber  juste.  Un  réflecteur,  là-bas, 
sur  notre  droite,  fouille  la  nuit.  Pourvu  i|ue  son 
pinceau  ne  s'arrête  pas  sur  nous!  Jamais  encore 
je  n'avais  vécu  nuit  aussi  sinistre.  Les  cœurs  sont 
serrés. 

Enfm  nous  arrivons  à  une  ferme.  Un  homme  de 
ma  compagnie,  originaire  des  environs,  me  la 
nomme.  Je  me  souviens  l'avoir  vuesur  la  carte.  Je 
«  réahse  »  donc  la  situation  et  je  vois  enfin  à  peu 
près  où  nous  allons. 

La  marche  continue,  morne  et  lente.  Nous  nous 
engageons  dans  un  ravin  aux  bords  escarpés  et 
boisés.  Là  nous  devons  déhler  un  à  un,  à  la  lile 
indienne,  le  long  d'un  sentier  improvisé.  Quelle 
fatigue!  Il  faut  monter,  descendre,  se  dépêtrer  des 
taillis,  se  hâter  pour  ne  pas  perdre  la  lile.  Il  faut 


148  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

se  garer  des  branches  qui  nous  cinglent  le  visage, 
de  Feau  qui  gicle  sous  nos  lourds  souliers.  L'obs- 
curité est  complète.  Nos  yeux,  fatigués  par  trois 
nuits  sans  sommeil,  cherchent  en  vain  à  la  sonder. 
Ils  perçoivent  quelques  vagues  linéaments  et  aus- 
sitôt ils  «  construisent  »  les  objets  les  plus  fantas- 
tiques. Pour  mon  compte,  je  vois  des  maisons,  des 
animaux,  des  hommes,  qui  s'évanouissent  lorsque 
j'en  approche. 

A  chaque  instant  des  fusées  s'élèvent,  jettent 
subitement  leur  clair  de  lune  éphémère,  puis 
s'éteignent,  nous  laissant  dans  une  obscurité  plus 
complète.  Sans  discontinuer,  le  canon  tonne  sour- 
dement, à  tous  les  points  de  l'horizon.  Devant 
nous,  à  courte  distance,  de  nombreux  départs.  Des 
marmites  viennent  éclater  sur  les  lèvres  du  ravin. 
Sommes-nous  protégés  par  les  pentes  abruptes,  ou 
bien  les  Allemands  sont-ils  simplement  mala- 
droits? 

Mais  une  odeur  étrange  nous  prend  à  la  gorge. 
On  dirait  l'odeur  de  cadavres.  Où  sommes-nous 
donc?  Et  que  sont  ces  taches  étranges,  indécises, 
que  je  vois  là,  sur  le  bord  du  sentier?  J'écarquille 
les  yeux,  qui  «  construisent  »  toujours.  Je  fais 
effort  pour  ne  voir  que  le  réel.  J'approche.  On 
dirait  d'un  homme  étendu,  les  jambes  écartées  : 
un  cadavre!  Un  frisson  d'horreur  parcourt  mon 
corps.  Et  cette  tache-là?  Tiens,  elle  a  remué!  C'est 
un  blessé,  couché  sur  un  brancard,  recouvert  d'une 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     149 

toile  de  tente.  En  voici  encore  un,  encore  un,  et 
encore  d'autres.  Que  font-ils  là".'  Pourquoi  les 
brancardiers  ne  sont-ils  pas  avec  eux?  Sans  doute 
ils  ont  commencé  leur  tâche  et  vont  revenir.  Sou- 
dain, de  la  profondeur  du  bois  monte  un  cri  lamen- 
table :  «  Brancardiers  !  brancardiers  !  »  L'horreur 
est  intense.  Je  voudrais  courir  au  secours  de  ces 
malheureux,  mais  je  dois  me  hâter  pour  ne  pas 
perdre  la  (ile.  Le  cœur  serré,  je  m'éloig-ne. 

Nous  reprenons  la  marche  et  de  nouveau,  tout 
en  luttant  contre  un  sommeil  do  plomb,  écrasant, 
insurmontable,  nous  iieurtons  le  sac  de  notre  de- 
vancier, nous  butons,  nous  pataugeons.  Enfin 
nous  voici  dans  une  large  clairière.  Les  compa- 
gnies qui  nous  précédaient  s'y  sont  massées  et 
déjà  tout  le  monde  dort.  Il  gèle;  peu  importe. 
Avant  tout,  dormir!  Je  m'étends  et  instantanément 
je  tombe  endormi.  Bien  vite  pourtant  je  me  ré- 
veille, trlacé  juscju'aux  moelles.  Je  fais  (|uel(iuos 
pas  pour  me  réchauller,  [)uis,  de  nouveau,  dormir! 

Quatre  heures  du  matin.  Debout!  J'entends  le 
commandant  (|ui  indiipie  à  mon  capitaine  les  em- 
placements à  prendre.  Que  va-t-on  faire'.* 

Nous  partons.  Nous  débouchons  dans  un  autre 
ravin,  beaucoup  plus  large,  perpendiculaire  au 
premier.  Voici  une  route.  A  la  bonne  heure!  Nous 
en  avons  assez  de  marcher  sous  bois.  La  compa- 
gnie prend  la  route;  je  la  précède.  Bientôt  le  capi- 


150  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

taine  me  donne  l'ordre  de  rassembler  les  agents 
de  liaison  et  de  l'attendre  à  un  endroit  déterminé, 
pendant  qu'il  va  diriger  les  sections. 

J'ai  ainsi  un  moment  de  répit.  J'en  profite  pour 
inspecter  la  position.  Voilà  devant  moi  la  croupe 
de  la  ferme  d'Haudromont  où  nous  devons  «  oc- 
cuper »  des  tranchées.  C'est  une  croupe  massive, 
bien  arrondie,  une  de  ces  croupes  qui  font  le 
désespoir  du  soldat.  Il  en  voit  devant  lui  la  crête, 
à  dix  pas,  et  puis  il  la  voit  s'éloigner  à  mesure 
qu'il  monte.  La  forme  de  cette  crête  devait  plus 
tard  nous  sauver,  en  nous  mettant  à  l'abri  des 
coups  de  l'artillerie;  mais  alors  je  ne  soupçon- 
nais pas  cet  avantage. 

Par  ailleurs,  cette  croupe  est  bien  mal  entourée. 
Elle  est  bordée  par  des  ravins  profonds  au  sud,  à 
l'est  et  à  l'ouest,  et  pour  accéder  à  cette  position, 
en  venant  du  sud,  il  n'y  a  que  deux  autres  ravins. 
L'ennemi  pourra  donc  couper  nos  communica- 
tions, quand  il  le  voudra.  Spontanément,  se  pré- 
sente à  mon  esprit  le  mot  fameux  d'un  des  géné- 
raux qui  présidaient  à  notre  désastre  à  Sedan, 
lorsqu'il  vit  l'entonnoir  où  nous  devions  nous  faire 
encercler.  «  Ici,  c'est  bien  pis,  c'est  une  souricièrçt 
Si  l'ennemi  est  audacieux  et  intelligent,  il  fera  de 
nous  ce  qu'il  voudra.  » 

Je  ne  m'attarde  pas,  bien  entendu,  à  ces  pensées 
déprimantes.  Du  reste,  je  n'ai  pas  de  temps  à 
perdre  en  rêves.  J'ai  rassemblé  mes  agents  de 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     151 

liaison;  à  {)résent,  je  dois  retrouver  mon  capitaine. 
Je  laisse  mes  hommes  à  leur  poste  et  j'avance  sur 
la  roule  vers  l'ouest.  A  travers  la  demi-clarté  de 
l'aube  encore  lointaine,  un  spectacle  navrant  s'offre 
à  mes  regards.  J'ai  devant  moi  les  signes  mani- 
festes d'urkç  retraite  précipitée  :  voitures  abandon- 
nées, gros  mortiers,  affûts,  caisses  de  projectiles, 
un  cheval  mort.  Plus  loin,  un  cheval  vivant,  im- 
mobile sur  le  bord  de  la  route,  l'œil  morne  et 
désespéré.  J'en  ai  pitit',  je  le  flatte,  je  le  caresse. 
Il  reste  insensible.  Je  i)rends  la  corde  de  son  licol 
pour  l'emmener;  il  refuse  de  bouger.  Je  tire,  il 
résiste.  J'use  de  la  force,  des  menaces,  de  la  per- 
suasion. Rien  n'y  fait.  Découragé,  je  l'abandonne 
à  son  malheureu.x  sort  et  je  m'éloigne. 

Quelques  pas  plus  loin,  je  bute  sur  des  cada- 
vres :  immédiatement,  dans  la  demi-obscurité, 
j'en  vois  ou  j'en  devine  une  trentaine.  Ils  sont  là 
étendus,  rai<los  et  grimaçants,  dans  toutes  les  posi- 
tions. J'inspecte  les  numéros  :  il  y  en  a  de  quatre 
ou  cinq  régiments.  Que  signifie  ce  mélange? 

Soudain  j'entends  un  cri  étouffé,  lointain.  «  Qui 
est  là?  »  Longtemps  après,  un  autre  cri.  Cette  fois, 
je  devine  :  «  A  boire!  —  Où  ète.s-vous?  »  La  voix 
reprend  :  «  A  boire!  »  J'avance  dans  la  direction 
présumée,  mais  ne  vois  rien.  De  nouveau  j'appelle  : 
«  Où  étes-vous?  »  La  voi.x,  cette  fois,  semble  sortir 
de  terre.  Je  cherche  au  hasard  et  bientôt  je  trouve 
des  gourbis  creusés  dans  le  flanc  de  la  croupe.  J'y 


152  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

découvre  une  vingtaine  de  blessés.  Ils  étaient  là 
depuis  trois  jours,  laissés  aux  soins  d'un  brancar- 
dier, qui  s'était  dévoué  pour  rester  avec  eux.  Ce 
spectacle  était  si  navrant  que  les  larmes  me  mon- 
tent aux  yeux.  Je  partage  entre  eux  mon  bidon 
d'eau  et,  après  quelques  paroles  d'encouragement, 
après  avoir  promis  de  leur  envoyer  les  brancardiers 
de  mon  régiment,  je  continue  mon  exploration. 

Pas  de  capitaine.  Sans  doute,  il  est  monté  sur  la 
croupe.  Je  grimpe  donc  la  côte.  Je  montais  péni- 
blement, poursuivant  la  crête  toujours  fuyante, 
lorsque  deux  fusées  vertes  s'élancèrent  dans  le 
ciel  au-dessus  d'un  bois  à  200  mètres  en  avant. 
«  Tiens  lies  Allemands  et  leur  machinerie!  »  pen- 
sais-je;  et  soudain  le  voile  se  déchira.  La  parole  du 
commandant  Gaby  :  «  Nous  allons  relever  le  N* 
ou  les  Boches,  »  se  présenta  à  mon  esprit,  et  je 
vis  clairement  la  situation  :  il  n'y  avait  plus  per- 
sonne devant  nous.  Nous  sommes  en  contact 
immédiat  avec  l'ennemi.  La  lutte  avait  été  hor- 
rible les  jours  précédents,  et  aujourd'hui  c'était  à 
nous  à  en  supporter  tout  le  poids. 

Le  moment  était  sérieux;  il  n'y  avait  pas  de 
temps  à  perdre.  Rejoignons  au  plus  tôt  notre  capi- 
taine, qui  doit  avoir  besoin  de  mes  services. 

Pendant  que  j'étais  à  la  recherche  de  ma  com- 
pagnie, celle-ci  avait  gravi  la  pente.  Elle  marchait 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     153 

en  sections  déployées,  chaque  section  précédée  à 
distance  i)ar  une  patrouille.  Bien  vite,  le  contact 
avait  été  pris  sur  toute  la  ligne.  Le  capitaine  mar- 
chait avec  la  patrouille  du  centre.  Il  coiuiaissait  la 
gravité  de  la  situation  et  pourtant  il  avançait  avec 
une  indiirérence  superbe,  les  mains  grantées,  le 
revolver  dans  l'étui.  Soudain,  de  derrière  un  arbre, 
un  Allemand  lui  crie  :  «  Halte  là!  Rentez-fous!  d 
Au  lieu  de  se  rendre,  le  capitaine,  en  poussant  une 
exclamation  énergique,  fait  un  bond  de  côté.  La 
patrouille  française,  un  instant  interloquée, 
s'élance.  Il  n'y  a  plus  rien. 

Sur  la  gauciie,  le  sergent  G...  commandait  la 
patrouille.  Sans  se  douter  de  rien,  il  tombe,  avec 
ses  quatre  lioinmes,  sur  une  trentaine  d'AUoinands, 
petit  po.>ite  ou  reconnaissance.  Mais  son  allure  est 
si  décidée,  il  commande  d'une  voix  si  tonitruante  : 
«  Allons,  les  gars,  foncez  là-dessus!  »  que  les 
Germains  sont  pris  de  peur  et  détalent  à  toutes 
jambes.  C'est  alors  que  les  fusées  vertes  furent 
lancées.  Sans  aucun  doute  elles  annonceraient  la 
présence  de  l'ennemi. 

Aussitôt  la  fusillade  se  déclenobe.  Les  nôtres 
continuent  rourageusement  à  progresser,  malgré 
le  crépitement  des  balles,  jusqu'à  la  ligne  fixée, 
un  peu  en  deyà  de  la  crête.  Nos  hommes,  d'abord 
surpris  de  ce  contact  rapide,  se  remettent  vite  de 
leur  émotion.  Aussitôt  arrivés  à  leur  em[)lacemenl, 
ils   se  constituent  en   équipes  do  deux  :  pendant 


154  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

que  l'un  creuse  hâtivement  un  trou  pour  se  mettre 
à  l'abri,  l'autre  épie  l'ennemi  avec  le  sérieux  et  le 
calme  du  chasseur  qui,  aussitôt  qu'il  perçoit  un 
mouvement,  vise  et  tire. 

Guidé  par  les  coups  de  feu  et  le  grincement  des 
outils?  j'ai  vite  fait  de  rejoindre  le  poste  du  capi- 
taine, à  une  cinquantaine  de  mètres  en  arrière  de 
la  ligne.  Aussitôt  le  service  me  prend  :  il  faut 
reconnaître  l'emplacement  des  sections,  faire  rec- 
tifier la  ligne,  transmettre  des  ordres  de  détail. 

Deux  fusées  rouges  :  les  Allemands  demandent 
du  renfort.  En  attendant,  de-ci  de-là,  ils  nous 
envoient  quelques  coups  de  feu,  auxquels  nous 
répondons  copieusement.  A  plusieurs  reprises,  ils 
tentent  même  d'avancer  :  on  entend  alors  toute 
une  série  de  grognements,  «  de  vrais  cris  d'ani- 
maux, »  me  diront  les  hommes,  et  en  s'encoura- 
geant  ainsi  bruyamment,  ils  s'élancent.  Nos  tireurs 
calment  vite  cette  ardeur,  et  ils  retournent  un  à 
un  à  leur  premier  emplacement  en  s' effaçant,  d'ar- 
bre en  arbre.  Plus  d'un  est  abattu  en  route. 

Leur  infanterie  est  impuissante  :  le  77  se  met 
alors  de  la  partie.  Malheureusement,  les  premiers 
coups  tombent  juste  en  face,  à  la  grande  gaieté  de 
nos  hommes  qui  rient  de  bon  cœur  et  décochent  à 
leurs  vis-à-vis  des  plaisanteries  salées. 

Deux  fusées  blanches  :  invitation  aux  artilleurs 
à  prendre  garde  et  d'allonger  le  tir.  En  effet,  quel- 
ques instants  après,  les  obus  tombent  plus  loin, 


IMAGES  DK  LA  GRANDK  CUKRRK     15$ 

beaucoup  plus  loin.  Nous  sommes  protégés  par  la 
courbe  (lu  terrain.  Lo  77  ne  pourra  rien  contre 
nous. 

Une  lieuio  environ  se  passe,  coupée  d'épisodes 
variés.  A  sept  heures  trente,  notre  attention  est 
réveillée,  subitement  la  fusillade  devient  violente, 
(l'est  im  crépitement  de  grêle.  Les  milrailleuses 
se  sont  mises  de  la  partie  et  crachent  à  la  vitesse 
ma.xima  Au-dessus  des  tètes,  à  nos  côtés,  les  balles 
sifflent,  i)Ourdonnent,  ricochent!  C'est  un  tinta- 
marre infernal,  multiplié  à  l'infini  par  l'écho  des 
bois  et  dos  ravins  (jui  le  renvoient  en  vagues 
assourdissantes.  Les  renforts  ennemis  venaient 
d'arriver  et  ils  donnaient.  Le  spectacle  était  beau, 
mais  ce  (jui  était  beau  par-dessus  tout,  c'était  l'at- 
titude des  hommes. 

Je  fus  saisi  immédiatement  par  celle  beauté  et 
porté  très  liaul,  bien  au-dessus  des  misères  de  la 
vie  quotidienne.  Je  sentais  au  fond  de  moi  que  je 
vivais  un  des  grands  moments  de  ma  vie,  un  mo- 
ment d'épopée,  où  l'on  sort  pour  tout  île  bon  de 
l'égoïsme  et  du  terre  à  terre,  au  service  des 
grandes  causes.  Dans  mon  exaltation,  je  n'en  con- 
tinuais pas  moins  à  observer,  à  admirer  mes 
hommes.  Qu'ils  étaient  beaux!  Ils  se  trouvaient  à 
une  lioure  des  plus  critiques,  avec,  en  face  d'eux, 
un  ennemi  en  force,  sûr  de  lui,  puissamment 
outillé,  et  ils  demeuraient  dans  un  calme  complet. 
Je  les  voyais  devant  moi  tirer  avec  assurance,  un 


156  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

peu  vivement,  sans  doute,  mais  sans  précipitation. 
Ils  causaient  entre  eux,  se  passaient  les  indications 
utiles,  plaisantaient  même.  On  se  serait  cru  à 
l'exercice,  à  part  cette  noble  élévation  de  lame 
que  l'on  ne  retrouve  qu'au  feu. 

Beaux  aussi,  les  gradés,  et  vraiment  l'âme  de 
ce  corps  multiple.  Ils  étaient  tous  debout,  derrière 
leurs  hommes  couchés.  Le  brave  adjudant  S... 
fait  les  cent  pas  derrière  sa  section,  sans  paraître 
entendre  les  balles  qui  le  frôlent;  l'aspirant  L..., 
un  jeune  de  la  classe  15,  reçoit  le  baptême  du  feu, 
mais  ne  perd  rien  de  sa  jeune  gaieté;  le  sergent 
V...  plaisante  gaillardement  et  donne,  du  haut  de 
son  insouciance  du  danger,  des  conseils  de  pru- 
dence; le  sergent  L...  garde  sa  bonhomie  savou- 
reuse. 

J'étais  confondu.  Ces  héros  qui  jouaient  avec  la 
mort,  c'étaient  ces  hommes  que  le  tran-tran  de 
la  vie  m'avait  révélés  comme  de  bien  braves  gens, 
sans  doute,  mais  que  je  n'eusse  jamais  pensé 
capables  d'un  tel  oubli  d'eux-mêmes.  Parfois, 
j'avais  même  cru  constater,  chez  l'un  ou  l'autre,  à 
telle  ou  telle  heure,  une  certaine  langueur  de 
patriotisme,  déploré  du  moins  des  aspirations  trop 
matérielles.  Comme  je  les  appréciais  mal,  et 
comme  ils  se  connaissaient  peu  ! 

La  fusillade  continue.  Bien  vite,  de  mauvaises 
nouvelles  nous  parviennent.  Les  ravitailleurs  nous 
annoncent  :  «  Un  tel  est  tué,  un  tel  est  blessé  »,  et 


IMAGES    DK    LA    (JRAMJK    GUKRRL:  157 

cliiKiiie  fois,  c'est  un  serrcnient  de  cœur  «loulou- 
reux. 

Puis  un  niomont  (l'acralniio.  J'en  profile  pour 
passer  en  première  li{j;ne,  alin  de  donner  une  abso- 
lution aux  mourants,  et  de  réconforter  les  blessés. 

J'y  recueille  des  détails  épiques.  Le  soldat  Les- 
(Toart  vieii(  d'être  tué.  Il  s'est  affaissé  en  criant, 
du  ton  d'une  simple  constatation  :  «  Na,  Lescroart, 
il  est  mort.  »  —  Le  caporal  Wartel  est  atteint 
d'une  balle  à  l'œil  g-aucbe  au  moment  oii  il  visait. 
Il  a  le  criine  traversé.  Il  se  lève,  accourt  vers  son 
lieutenant,  lui  rend  compte  :  «  Mon  lieutenant,  je 
-uis  mort!  Prenez  mon  porte-monnaie  et  mes  pa- 
piers ;  »  et  il  tombe  raide. 

Je  circule  eà  et  là.  Les  morts  sont  encore  dans 
les  rangs.  Mais  leur  présence  n'épouvante  pas,  ne 
refroidit  même  pas  les  hommes.  Non  qu'ils  soient 
insensibles  !  Je  vois  bien  ;i  leurs  paroles  qu'ils 
souffrent  de  perdre  leurs  camarades,  mais  ils  sont 
emj)Ortés  par  la  grande  pensée  de  la  France  à 
défendre  Ils  sont  tout  entiers  à  l'action.  Les  uns 
pansent  leurs  camarades  blessés  ;  d'autres  appro- 
fondissent hâtivement  un  rudiment  de  tranchée. 
Dautres  guettent  l'ennemi,  et  ils  sont  vraiment 
intéressants.  Ils  ont  organisé  des  concours  de  tir. 
Associés  par  petits  groupes  de  cin(|,  six  ou  sept, 
ils  observent  attentivement.  Tout  à  coup,  l'un 
d'eux  a  ajteryu  un  .\lleinand  grimpé  dans  un  arbre. 
Aussitôt,  le  guetteur  est  signalé  à  l'attention  gêné- 


158  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

raie  :  «  Ravise  là!  —  Tu  vois?  —  Laisse,  c'est  à 
moi  de  tirer!  »  L'homme  vise  lentement  et  tire. 
Manqué!  «  A  moi,  maintenant,  »  s'écrie  un  autre, 
et  il  vise  à  son  tour.  Pan!  l'observateur  dégringole, 
la  tête  la  première.  —  «  Bravo,  s'écrient  les  té- 
moins. Vive  P...!  »  Et  le  jeu  tragique  continue, 
parmi  le  sifflement  des  balles  qui  nous  frôlent.  Je 
poursuis  ma  tournée.  Je  trouve  un  brancardier 
allemand  tué,  mais  c'est  un  faux  brancardier,  il  a 
un  fusil  à  son  côté  et  un  revolver  dans  sa  poche... 

Ma  tournée  est  finie.  Je  respire  un  peu,  pas 
longtemps.  A  huit  heures,  déchaînement  soudain 
et  bien  plus  brutal  encore  que  le  précédent.  Le 
sergent  L...,  chef  de  la  4'  section,  en  épiant  pour 
le  «  concours  de  tir  »,  à  travers  les  arbres,  à 
§0  mètres  en  avant,  soudain,  a  vu  l'ennemi 
s'avancer  en  colonnes  par  quatre.  Les  Allemands 
marchent  fièrement,  avec  la  morgue  de  YUeber- 
mensch.  Us  poussent  de  nouveau  leurs  grogne- 
ments et  leurs  cris.  Un  officier,  sans  doute  pour 
nous  effrayer,  crie  en  français  :  u  Paonnette  au 
ganonl  »  Le  sergent,  sans  perdre  la  tête,  pousse 
le  cri  d'alarme  et  en  même  temps  l'on  voit  débou- 
cher d'autres  colonnes  massives,  sans  fin,  dont  la 
queue  se  perd  derrière  la  crête. 

Le  spectacle  est  effrayant.  Un  frisson  affreux 
secoue  les  corps,  mais  immédiatement,  comme 
mues  par  un  déclic,  les  âmes  se  haussent,  se  font 


IMAGES   DI-:    LA    (iRANDK   GUERRE  159 

ol)»''ir,  f't  nous  vivons  une  heure  d'^popf^'e.  Sponta- 
nément, sans  commandement,  les  Iiommes  se  sont 
tous  levrs,  et  je  les  vois  devant  moi,  debout, 
mince  cordon  que  la  furie  teutonne  va  emporter, 
ce  semble,  en  un  clin  d'œil.  Mais  |)as  un  n'hésite 
et  ne  tourne  la  tète  en  arrière  pour  mesurer,  à 
l'avance,  le  chemin  de  la  fuite.  Droits,  bien  campes 
sur  les  jambes  écartées,  ils  «  tirent  dans  le  tas  « 
et  font  correctement  les  mouvements  réglemen- 
taires, connne  au  stand,  à  part  la  vitesse.  La 
cible  est  si  proche  (|u'il  est  inutile  d'ajuster  les 
coups. 

La  fusillade  fait  rage.  De  nouveau,  les  mitrail- 
leuses se  sont  mises  en  branle  et  les  bois  nous 
renvoient  leurs  tic-tac  furieux.  L'onde  d'enthou- 
siasme a  gagné  l'arrière.  Mon  capitaine  envoie 
chercher  la  compagnie  de  renfort  «|ui  attendait 
dans  un  pli  du  terrain.  Elle  monte  de  suite  et  les 
hommes  arrivent  en  ligne,  le  dos  courbé,  le  cou 
tendu  en  avant,  la  baïonnette  menaçante.  Ils  sont 
sérieux  ;  quelques-uns  même  halètent,  bien  excu- 
sables. Jusqu'à  présent,  ils  étaient  à  l'abri  et  c'est 
leur  i)remier  contact  avec  la  mort.  Mais  ils  sont 
ardents,  décidés;  on  le  voit  au  brillant  de  leurs 
yeux.  Et  quels  beaux  officiers  ils  ont!  Le  lieutenant 
Le  B. ..,  un  saint-cyrien  imijcrbe  de  la  promotion 
do  Montniiiail,  arrive  en  plaisantant  :  «  Ils  exa- 
gèrent, ils  exagèrent!  »  et  cela  est  dit  d'un  ton 
tellement  jovial,   tellement   moqueur,   (jue    moi. 


160  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

homme  de  l'avant,  je  me  sens  ragaillardi  par  cet 
«  arrière  ». 

Tout  le  monde  se  tient  prêt  à  bondir,  si  jamais 
la  ligne  fléchissait.  Tous,  les  officiers  comme  les 
hommes,  ont  pris  un  fusil,  qu'ils  serrent  un  peu 
nerveusement.  Ils  n'attendent  que  le  cri  «  En 
avant  »  pour  se  précipiter  dans  un  effort  suprême. 

L'on  sent  monter,  à  cette  minute,  en  soi,  et  comme 
courir  à  fleur  de  peau,  les  grands  sentiments  qui 
en  temps  ordinaire  dorment  assoupis  au  fond  de 
l'âme.  Les  anciens  se  rappellent  avec  colère  le  bois 
d'Ailly  où  un  épisode  malheureux  a  failli  jeter, 
combien  à  tort!  le  discrédit,  pendant  quelques 
jours,  sur  le  brave  rég-iment  que  nos  généraux 
appelaient  «  la  Vieille  Garde  ».  Ils  sentent  que 
l'heure  est  arrivée  de  maintenir  au  régiment  sa 
réputation  de  g-loire.  Beaucoup  aussi  pensent  à 
leurs  familles,  isolées  derrière  les  lignes  alle- 
mandes, là-bas,  dans  le  Nord,  et  ils  sont  heureux 
de  faire  payer  à  l'envahisseur  ces  longs  mois  d'in- 
quiétude et  de  douleur.  Tous  revoient  —  ah  I  sur- 
tout cela!  —  ces  évacués,  ces  «  réfugiés  »,  rencon- 
trés, en  longs  cortèges  de  misère,  sur  la  route  de 
Verdun,  et  ils  jurent  d'épargner  ces  horreurs  à 
ceux  qui  ne  les  ont  pas  encore  connues. 

Cependant,  l'attente  se  prolonge.  Fil  ténu  et 
d'apparence  frêle,  mais  fait  d'un  infrangible  métal, 
notre  cordon  reste  inviolé.  Pas  un  Allemand  n'ar- 


IMAGKS    DE    LA    liKANUK    GUEHRK  161 

rive  jusqu'à  nous.  Ils  (liaient  si  fiers  (juand  ils 
débouchaient,  confiants  dans  leur  élan,  conscients 
de  leur  force,  et  faisant  bélier  par  leur  masse  !  Mais 
cette  assurance  dura  peu.  Les  fusils,  les  mitrail- 
leuses, bientôt  le  75,  se  mirent  de  la  partie.  On  vit 
alors  la  bêle  innombrable  hésiter,  flotter;  [)uis,  ses 
éléments  épars,  sous  les  coups  redoublés,  comme 
font  les  fourmis  devant  le  danger,  se  serrèrent,  se 
tassèrent  les  uns  contre  les  autres,  pour  reprendre 
haleine.  En  vain  :  à  chaque  rafale,  ils  tombaient 
par  écailles;  à  cha(jue  coup  de  75,  la  colonne  était 
coupée  d'une  large  trouée.  Peu  à  peu,  la  masse 
s'émiett.a,  sembla  se  volatiliser;  les  vivants  se  dis- 
persèrent à  travers  les  arbres.  Il  ne  resta  plus  sur 
place  que  des  jonchées  de  cadavres  et  de  blessés. 

L'orage  était  passé.  Aussitôt,  la  vie  «  normale  » 
de  reprendre,  et  d'apparaître  la  savante  division 
du  travail.  Les  téléphonistes  achèvent  et  perfec- 
tionnent leurs  installations;  les  patrouilleurs  se 
portent  en  avant,  en  quête  de  renseignements;  les 
ravilailleurs,  (|ui  avaient  déjà  travaillé  en  pleine 
tourmente,  se  hâtent  de  compléter  les  approvision- 
nements en  munitions;  les  brancardiers  trans- 
portent au  [)lus  vite  les  blessés.  Ainsi  se  passe  la 
matinée  dans  une  activité  bienfaisante  :  partout 
le  plus  bel  entrain,  l'ordre,  la  meilleure  bonne 
volonté. 

A  onze  heures,  grande  distraction  :  une  fusillade 
(Wtrémement    violente    éclate    sur    notre    droite. 

M.  11 


162  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

N'ayant  pu  nous  entamer  de  front,  l'ennemi  em- 
ploie sa  tactique  habituelle;  il  essaye  un  mouve- 
ment tournant.  C'est  également  en  pure  perte.  Il 
laisse  sur  le  terrain  de  nombreux  cadavres  et  doit 
reculer  bien  vite. 

Vers  la  même  heure,  une  sinistre  nouvelle  nous 
parvient.  Un  homme  de  liaison  aborde  le  capitaine 
de  la  compagnie  de  renfort  et,  d'un  ton  officiel,  lui 
dit  :  «  Mon  capitaine,  vous  êtes  désigné  pour 
prendre  le  commandement  du  bataillon,  en  rem- 
placement du  commandant  Gaby,  tué  par  un  éclat 
d'obus.  » 

Le  commandant  Gaby  tuél  Aucune  catastrophe 
n'aurait  causé  plus  de  consternation.  Le  comman- 
dant Gaby  était  avec  nous  depuis  un  mois  seule- 
ment, mais  par  son  calme,  sa  bonté  paternelle,  par 
quelques  actes  simples  qui  enlèvent  le  cœur  des 
hommes,  il  s'était  acquis,  non  seulement  le  res- 
pect, mais  l'affection,  je  pourrais  dire  l'adoration 
de  son  bataillon.  La  nouvelle  de  sa  mort  est  pour 
tous  un  coup  terrible  et  nous  sommes  dans  la  stu- 
peur. 

Après  un  instant  de  trouble,  j'interroge  le  mes- 
sager :  «  Le  commandant  est  mort?  —  Non, 
mais  il  est  sans  connaissance!  »  Mon  devoir  de 
prêtre  m'appelle  là-bas.  Je  descends  la  croupe  à 
toutes  jambes  et  j'arrive  au  poste  de  commande- 
ment. J'y  trouve  tout  le  personnel  en  larmes.  Je 
m'adresse  à  l'adjudant  :  «  Où  est  le  commandant?  » 


IMA(ii:S    I)i:    LA    GRANDE    (iUF.RRi:  103 

11  iH'  ino  rrpond  pas  —  les  sanglots  l'en  cni- 
pèclient  —  il  nie  le  (l«'si!?nc  d'un  geste.  Je,  soulève 
la  toile  (le  lente  (jui  le  couvre  et  le  vois  assis,  la 
tête  handre.  Le  sang  coule  lentement  d'une  affreuse 
blessure  et  macule  son  bel  uniforme.  Il  respire 
lentement  et  profondément. 

Le  spectacle  est  pitoyable;  de  suite  je  sens  les 
sanglots  me  soulever  la  poitrine.  J'appelle  :  «  Mon 
commandant!  Entendez-vous?  C'est  le  fourrier  de 
la  G'f  »  Il  reste  insensible.  Il  est  inutile  d'insister. 
Je  me  recueille  donc  un  instant  et,  tout  en  sanglo- 
tant, je  récite  la  formule  de  l'absolution.  Pendant 
ce  temps,  tous  les  bommes  présents,  spontanément 
s'étaient  rassemblés  en  demi-cercle  devant  leur 
commandant  et,  à  genoux,  la  tête  découverte,  ils 
priaient  et  pleuraient. 

Je  jiriai  (juelques  instants  pour  cet  bommc 
admirable,  si  bon,  si  généreux,  et  aussitôt  je  rega- 
gnai mon  poste. 

Mon  capitaine,  craignant  d'attrister  sa  troupe 
en  jdeine  action,  avait  voulu  leur  cacber  la  nou- 
velle. A  mon  retour,  la  rumeur,  mvstérieusement, 
avait  déjà  filtré.  Tout  le  long  de  la  ligne,  on  se  la 
cbucbotait  et  aprè^  son  passage,  les  visages  res- 
taient assombris.  Les  iiommes  sentaient  qu'ils 
avaient  perdu  un  père. 


464  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 


II 


Midi.  —  La  bataille  allait  prendre  un  tour  bien 
différent.  Jusque-là,  nous  avions  lutté,  soulevés 
par  l'enthousiasme,  entraînés  par  la  fièvre  de  l'ac- 
tion. Désormais,  nous  allions  être  laissés  à  nous- 
mêmes,  en  proie  à  une  furie  aveugle  et  fatale,  en 
apparence,  comme  celle  des  éléments. 

Le  matin,  les  Allemands  croyaient  n'avoir  en 
face  d'eux  que  des  troupes  démoralisées  par  les 
combats  des  premiers  jours,  et  qu'un  bon  assaut 
d'infanterie  suffirait  à  refouler.  Ils  s'étaient 
trompés.  Ils  allaient  donc  reprendre  contre  nous 
la  tactique  qui  leur  avait  si  bien  réussi  contre  les 
Russes,  contre  les  Serbes  et  contre  nous-mêmes, 
les  jours  précédents  :  faire  le  vide  devant  eux  par 
un  déluge  de  fer.  Leurs  fantassins  n'auraient  plus 
ensuite  qu'à  occuper  le  terrain  déblayé. 

A  douze  heures  précises,  les  marmites,  qui 
jusqu'alors  nous  avaient  visités  avec  une  certaine 
discrétion,  subitement,  multiplièrent  leur  souffle 
puissant.  Peu  à  peu,  la  cadence  s'accéléra  et  la 
situation  devint  terrible.  Les  artilleurs  ennemis 
battaient  méthodiquement  le  terrain;  nous  fûmes 
bientôt  en  plein  dans  la  fournaise.  Au  début, 
lorsque  les   éclatements    avaient  lieu   à    500   ou 


IMAGES    DE    LA    (iKANDE   GUERRE  105 

600  mètres  de  nous,  ils  nous  laissaient  assez  indif- 
férents, mais  quand  les  points  de  chute  se  rappro- 
chèrent, le  cra(|uomcnt  de  l'explosion  ('-hranlait 
tout  autour  de  nous  et  en  nous;  et  chaque  fois 
(•"était  une  secousse  douloureuse  pour  les  nerfs. 
Lorsque  nous  percevions  le  souffle  dans  le  loin- 
tain, le  corps  tout  entier  se  contractait  pour 
résister  aux  vihrations  trop  amples  de  l'explo- 
sion, et  à  chaque  reprise,  c'était  un  nouvel  assaut, 
une  nouvelle  fatijrue,  une  nouvelle  souffrance.  A 
ce  régime,  les  nerfs  les  plus  solides  ne  peuvent 
résister  longtemps;  le  moment  arrive  vite  où  le 
sang  monte  à  la  tête,  où  la  lièvre  brûle  le  corps  et 
où  les  nerfs,  usés,  deviennent  incapables  de  réagir. 
La  meilleure  comparaison  serait  peut-être  celle  du 
mal  de  mer,  mais  d'un  mal  de  mer  «  agressif  » 
produit  par  la  morsure  incessante  des  lames 
balayant  des  naufragés  sur  leur  radeau.  L'on 
s'abandonne  alors,  l'on  n'a  même  plus  la  force  de 
se  couvrir  de  son  sac  pour  se  proléger  des  éclats, 
et  c'est  à  peine  si  l'on  peut  encore  se  recommander 
à  Dieu. 

11  est  des  secondes  —  des  siècles  —  épouvanta- 
bles; entre  toutes,  celles  où  les  arrivées  se  sont 
rapprochées  et  où  l'on  pressent,  d'après  la  méthode 
du  tir,  que  les  coups  prochains  vont  être  pour  nous. 
(Ml!  alors,  (pielle  horreur,  lorscjue  l'on  entend 
poindre  dans  le  lointain  le  souffle  ténu,  lent,  et  que 
subitement  l'on  pcrt;oit  les  nuances  spéciales  de 


166  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

l'obus  «  personnel  »,  l'accélération  extrêmement 
rapide,  le  crescendo  brutal  du  sifflement.  Alors,  l'on 
est  crispé  depuis  la  pointe  des  clieveux  jusqu'à  la 
plante  des  pieds,  et  l'on  attend,  dans  une  sorte 
d'agonie,  en  élevant  une  dernière  fois  son  cœur  à 
Dieu,  le  coup  suprême  :  une  brûlure,  un  choc 
épouvantable,  la  dislocation  et  puis  plus  rien! 
Lorsque  la  marmite  éclate  à  quelques  mètres, 
c'est  une  secousse  affreuse,  puis  une  confusion 
indescriptible  :  de  la  fumée,  de  la  terre,  des  cail- 
loux, des  branchages,  et  trop  souvent,  hélas!  des 
membres,  de  la  chair,  une  pluie  de  sang.  Aussitôt 
s'élève  un  concert  épouvantable  :  ce  sont  les  cris 
des  blessés  qui  semblent  répandre  leur  àme.  L'on 
est  submergé  d'une  horreur  intense  qui  vous  pos- 
sède quelques  secondes  et  cède,  très  vite  après,  à 
une  détente  bienfaisante.  La  crise  est  passée;  l'on 
peut  respirer  quelques  instants;  l'on  se  reprend  à 
vivre. 

Est-ce  la  peur  de  la  mort  qui  donne  cette  sensa- 
tion?Non.  Le  matin,  j'avais  été  exposé  aux  balles; 
je  n'avais  rien  ressenti  de  pareil.  C'était  une  hor- 
reur toute  physique;  c'est  la  chair  qui  se  cabre 
devant  le  traitement  infligé  ;  c'est  la  révolte  de  notre 
être  nerveux  contre  des  chocs  qui  dépassent  sa 
force  de  réceptivité,  mais  c'est  surtout  l'horreur 
du  «  néant  »  —  je  ne  saurais  dire  autrement  — 
de  la  dislocation.  Mourir  d'une  balle  semble  n'être 
rien  :  les  parties  de  notre  être  restent  intactes  ; 


IMAGES    l)K    LA    (IRANDK   GUKRRK  167 

mais  L'trc  disloqué,  écarlelé,  réduit  en  l)Ouillie, 
voilà  une  appréhension  (jue  la  chair  ne  peut  sup- 
porter et  qui  est  au  fond  de  la  grande  soulFrance 
du  hombardement. 

Ce  supplice  dura  sans  interruption  de  midi  à 
deux  heures;  il  fut  intense,  surtout  à  la  fin,  car  le 
bombardement  était  devenu  extrêmement  rapide 
et,  malgré  notre  anéantissement  mental,  nous 
pressenlions  que  nous  toucliions  à  une  crise. 

En  effet,  à  deux  heures,  silence  subit  et  quelques 
instants  après,  comme  une  toile  qui  se  déchire,  la 
fusillade  éclate  brusquement  sur  notre  gauche.  La 
tacli(iuc  du  débordement  {)ar  les  ailes  continuait. 

Depuis  plusieurs  heures  déjà,  le  lieutenant  T.... 
préposé  avec  sa  section  à  la  garde  du  ravin  ouest, 
avait  deviné  que  quelque  chose  se  préparait  de  son 
côté.  11  avait  vu  les  Allemands  défiler  un  à  un  au  pas 
de  course  à  travers  un  espace  découvert,  pour  se 
masser  dans  un  pli,  à  l'abri  de  nos  cou{)s.  Pendant 
ce  temps,  ses  hommes  s'étaient  divertis.  Ils  avaient 
organisé  leur  «  concours  de  tir  »,  mais  au  lieu  de 
tirer  au  gîte,  comme  leurs  camarades  de  droite, 
ils  tiraient  au  vol. 

Le  mouvement  cessa.  On  lut  alors  dans  l'at- 
tente inquiète  qui  précède  les  grands  coups.  Ce  ne 
fut  pas  long.  Une  colonne  par  (juatre  surgit  tout  à 
coup  du  pli  et  s'avancja  rapidement,  menaçante. 
Elle  n'avança  pas  longtemps.  Le  déchirement  de 
la  fusillade  et  le  martelasse  des  mitrailleuses  éclata  : 


168  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

la  colonne  s'écroula.  C'était  fini.  Les  survivants 
s'enfuirent  à  toutes  jambes  sur  la  pente,  à  la 
grande  joie  de  nos  poilus  qui  leur  adressaient, 
avec  des  coups  de  fusil,  des  épithètes  homériques. 
L'attaque  avait  échoué.  11  fallait  se  venger  : 
c'est  dans  la  loi  de  la  «  mentalité  »  ennemie.  Le 
bombardement  reprit  plus  furieux  que  jamais,  et  le 
supplice  se  poursuivit  pendant  trois  longues 
heures  encore.  Nous  attendions  la  fin,  inertes, 
usés. 

Cinq  heures.  —  Calme  soudain.  Nous  hésitons  un 
peu,  ne  sachant  que  penser,  et,  comme  le  lièvre 
après  le  passage  du  chasseur,  nous  dressons  la 
tête  et  inspectons  l'horizon.  Décidément  c'est  fini. 
Nous  sortons  de  notre  trou  avec  l'impression  d'un 
damné  sortant  de  l'enfer;  nous  nous  dégourdis- 
sons les  membres.  Qu'il  fait  bon  vivre! 

Aussitôt  on  s'égaille,  la  fourmilière  s'agite.  Des 
hommes,  entourés  d'une  carapace  de  bidons,  des- 
cendent au  ravin  :  la  troupe  a  été  altérée  pendant 
le  bombardement;  il  faut  de  l'eau  en  abondance. 
Il  faut  aussi  des  monceaux  de  cartouches  pour  la 
nuit  :  heureusement  nous  avons  trouvé  dans  le 
ravin  des  fourgons  pleins,  abandonnés.  Il  faut  des 
vivres  :  des  hommes  s'en  vont  au  lieu  de  distribu- 
tion, mais  reviennent  avec  des  provisions  déri- 
soires :  le  ravitaillement  est  presque  impossible. 
Il  y  a  de  nouveaux  blessés;  les  brancardiers  les 


IMAGES  DE  LA  GRANHE  GUERRE     169 

descendent  au  mvin  :  lirlas!  ils  ne  pourront  le 
leur  luire  tVanciiir.  Une  mitrailleuse  ennemie,  ins- 
tallée sur  notre  <lroite,  commande  le  passage  et 
fauche  tout  ce  qui  se  présente.  Plusieurs  brancar- 
diers et  plusieurs  blessés  ont  déjà  été  tués,  en 
tentant  le  passage.  Il  faut  donc  attendre  la  nuit. 
Certains  blessés  sont  là  depuis  le  matin.  Quelques- 
uns,  pris  par  la  fièvre,  sont  morts  avant  l'arrivée 
des  soins.  Les  morts  sont  encore  sur  le  terrain.  Il 
est  urL^ent  de  les  ramasser.  Des  équij)es  les  trans- 
portent au  cimetière  improvisé,  au  bas  de  la 
croupe.  Il  faut  aussi  faire  des  appels  sérieux, 
reconstituer  les  cadres.  Enfin  le  grand  travail 
s'impose,  urgent  :  la  tranchée  doit  être  appro- 
fondie. Demain  matin,  nous  devons  être  installés, 
à  l'abri,  pour  défier  tout  nouvel  assaut. 

Tout  le  monde  se  met  courageusement  àTceuvre, 
profitant  de  la  demi-obscurité  de  la  brume,  et 
c'est  dans  une  activité  presque  heureuse  que 
s'écoulent  les  dernières  heures  d'un  jour  si  pi-niblo. 

28  février.  —  Nuit  calme.  De  temps  à  autre  une 
vive  fusillade,  très  courte,  et  tout  rentre  dans  le 
silence. 

Un  seul  incident  :  vers  une  heure  du  matin,  je 
suis  réveillé  par  un  blessé  qui  me  demande  de  le 
jiaiiscr  Tout  en  nouant  son  bandage,  je  le  fais 
causer.  Il  était  en  sentinelle  aver  un  camarade,  en 
avant  de  notre  ligne.  Soudain,  un  bruit  se  produit 


170  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

du  côté  ennemi.  Sur  notre  ligne,  un  homme 
apeuré  crie  :  «  Voilà  les  Boches!  »  et  aussitôt 
tous  les  fusils  partent.  Les  Allemands  répondent  : 
fusillade  générale.  Notre  sentinelle  n'y  comprend 
rien  et  n'y  voit  goutte.  Il  ne  pense  qu'à  une  chose  : 
«  Les  Boches  viennent,  je  vais  être  fait  prison- 
nier! »  Et  pour  éviter  ce  malheur,  que  les  lâches 
désirent  tant,  malgré  les  balles  qui  se  croisent  au- 
dessus  de  lui,  il  regagne  notre  ligne  en  rampant; 
une  balle  lui  traverse  le  bras.  A  présent,  il  n'a 
plus  qu'une  idée  :  «  Mon  camarade,  je  voudrais 
bien  savoir  s'il  est  revenu.  Vous  ne  savez  pas,  ser- 
gent? »  —  Elles  sont  belles,  dans  leur  simplicité,  les 
âmes  de  nos  petits  soldats  I  Le  reste  de  la  nuit  a 
été  tranquille.  Enfoncé  dans  mon  trou,  malgré 
une  position  des  plus  incommodes,  et  les  crampes 
qui  me  torturent  les  jambes,  j'ai  dormi  d'un  som- 
meil de  plomb. 

A  six  heures,  je  me  réveille  dans  une  étrange 
disposition  :  le  calme,  l'énergie  ont  disparu;  je 
sens  du  trouble,  une  inquiétude  vague.  Hier,  au 
moment  le  plus  affreux,  j'ai  conservé,  sans  lacune, 
au  tréfonds  de  mon  être,  une  assurance  sereine  :  je 
ne  devais  pas  mourir.  Aujourd'hui,  cette  assurance 
m'a  abandonné  :  je  vois  la  mort  devant  moi.  Bien 
que  l'air  soit  calme,  je  crains  les  obus,  «  mon 
obus  ». 

Je  passe  ainsi  quelque  temps  en  proie  au  ma- 
rasme. Puis,  machinalement,  je  grignote  un  bis- 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUKHRE     171 

cuit,  et  soiiflaiii  je  me  retrouve  moi-iiH'ine  :  la  con- 
liaiu'c  est  revenue,  et  de  nouveau  je  nie  remets 
avec  sérënité,  sinon  a\ec  indillércnce,  entre  les 
mains  de  Dieu. 


111 


La  matinée  passe.  Quclcjucs  petites  fu.<^illades, 
des  coups  de  feu  isolés  et  c'est  tout.  Est-ce  que  les 
Allemands  ont  renoncé  à  Verdun?  —  Hélas!  Nous 
allons  faire  une  terrible  expérience  de  l'opiniâtreté 
teutonne. 

A  dix  heures  précises,  alerte!  des  souflles  sont 
en  l'air.  Vite  dans  les  trous!  car  nous  ne  connais- 
sons pas  encore  la  méthode  de  tir  adoptée.  Il  faut 
éviter  les  sur[)rises. 

Les  marmites  tombent  en  plein  dans  le  ravin 
sud.  Elles  ont  l'air  tout  rai)ord  d"y  aller  prudem- 
ment :  hésitantes,  rares,  elles  étudient  le  terrain. 
Puis,  tout  d'un  coup,  les  artilleurs  ont  sans  doute 
les  éléments  voulus  :  la  tempête  se  déchaîne  dans 
toute  sa  violence.  Les  gros  obus  se  suivent  serrés; 
ils  éclatent  simultanément  dans  toutes  les  parties 
du  ravin  sud  et  aussi  bien  loin  dans  le  ravin  de  la 
Ferme  de  Thiaumont.  Ils  fouillent  la  pente  (jui  se 
dresse  de\ant  nous;  ils  montent  juscpi'ii  nous. 
L'ennemi  nous  sert  un  assortiment  des  plus  va- 
riés :  (|uel(jucs  maigres  77,  (jui  semblent  se  perdre 


172  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

dans  cette  mêlée,  des  lOo,  des  150,  les  «  mar- 
mites »  ;  les  210,  les  «  maous  pépères  »  ;  les  30b,  les 
380,  qui  ébranlent  la  terre  jusque  dans  ses  fonde- 
ments et  répandent  d'énormes  nuages  noirs.  L'Al- 
lemand recherche  la  destruction,  mais  aussi  la  ter- 
reur :  il  aime  l'effet.  De  gros  fusants  lancent  en 
l'air  leurs  pétarades  assourdies  et  crèvent  en 
nuages  tout  ronds;  puis  voici  les  «  trains  »  :  trois, 
quatre,  six  obus  qui  arrivent  ensemble,  précédés 
par  un  vent  de  marée,  et  éclatent  avec  une  rage  de 
titans. 

Les  coups  se  succèdent  à  une  cadence  plus  ou 
moins  rapide,  mais  toujours  très  rapprochée.  Par- 
fois la  cadence  s'accélère  :  c'est  une  rafale  infer- 
nale :  une  explosion  n'est  pas  apaisée  qu'une  autre 
la  prolonge.  C'est  un  bruit  continu  de  craquements 
secs  ou  lourds,  amplifiés  à  l'infini  par  l'immense 
écho  des  bois.  C'est  un  ébranlement  gigantesque; 
on  croirait  assister  à  l'écroulement  d'un  monde.  Et 
par-dessus  tout  flotte  un  épais  nuage  de  belle 
fumée  bleue,  voile  opaque  qui  semble  vouloir  déro- 
ber au  ciel  les  horreurs  qui  se  déroulent  là-bas. 
dans  le  fond. 

De  nouveau  nos  nerfs  sont  au  supplice.  Plus  vite 
que  la  veille,  ils  ont  atteint  le  paroxysme  de  la 
fatigue;  et  alors  nous  attendons  dans  l'hébétement, 
sans  plus  penser,  que  le  concert  meurtrier  prenne 
fin. 

Pourtant,   dans  notre   demi-conscience  voilée, 


IMAGES    Dt:    LA    GRANDK   (JUKRRK  173 

monte  insidieusement  un  sentiment  Lien  pénible  : 
nous  sommes  abandonnés!  Au-dessus  de  nos  tètes, 
nous  entendons  bien  passer  les  sifflements  aigus, 
coléreux  dos  75,  mais  c'est  le  seul  bruit  frant;ais. 
Oîi  donc  est  la  «  lourde  »?  Nous  ne  percevons 
aucun  muiîissement!  Le  75  est  très  bon,  mais  il 
faudrait  de  la  lourde  pour  museler  un  peu  lénorme 
bétc  décbainée  ;  et  du  reste,  ces  malbeureux  75, 
sans  défense  contre  un  ennemi  posté  trop  loin, 
seront  vite  bors  de  combat. 

Puis  les  aéros  allemands  sont  constamment  au- 
dessus  de  nos  tètes.  Ils  vont,  viennent,  dispa- 
raissent, reviennent.  Ils  sont  d'abord  deux,  puis 
quatre,  puis  cinq  ;  bientôt  douze  croiseront  si- 
multanément. Où  sont  donc  nos  aviateurs  fran- 
«;ais  [[)■! 

Et  toujours  le  bombardement  s'amplifie.  J'as- 
siste à  la  genèse  de  ces  sentiments  incobérenls  (|ui 
préparent  les  défaites.  «  Nous  sommes  perdus!  On 
nous  a  jetés  dans  la  fournaise,  sans  vivres,  prestjue 
sans  munitions.  Nous  étions  la  dernière  ressource  : 
on  nous  a  sacrifiés.  Nous  sommes  perdus!  Nous 
avons  lutté  bravement,  mais  notre  sacrifice  sera 
vain.  »  Ces  pensées  déprimantes  pesaient  sur  nous, 
et  cependant  personne  ne  bougeait,  tant  était  fort 
(liez  ces  braves  le  sentiment  du  devoir! 


(1)  Ces  notations  Jocrivuiit  iino  piiase  de  la  bataille  coniinon- 
cailla  (i8  f<vrior);  on  sait  si,  liepiiis,  nos  aviatt-iirs  ont  pris  iine 
belle  revanche  et  reron<iuis.  Je  haute  lutte,  l.i  maîtrise  de  l'air. 


*74  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

A  trois  heures,  heureuse  diversion.  Un  silence 
assourdissant  se  fait  soudain,  et  de  suite,  une  fusil- 
lade éclate  sur  la  gauche.  L'ennemi  s'obstinait  à 
nous  tourner.  Il  s'était  même  avancé  bien  loin  à 
la  faveur  du  bombardement.  Heureusement  nos 
mitrailleuses  et  nos  fusils  lui  font  faire  demi- 
tour. 

Reprise  du  supplice,  et  cette  fois  sans  interrup 
tion. 

Enfin,  à  cinq  heures,  calme  soudain.  Le  bombar- 
dement est  fini.  Jamais  les  anciens  n'avaient  vu 
pareille  chose  :  ils  en  demeurent  ébaubisl 

Nous  avions  atrocement  souffert.  Et  pourtant 
nous  étions  presque  à  la  périphérie  de  la  zone 
arrosée  :  nous  avons  eu  surtout  la  souffrance 
morale.  Quelle  a  donc  été  la  situation  des  malheu- 
reux qui  se  trouvaient  dans  les  ravins,  en  plein 
miheu  de  la  fournaise?  Une  occasion  se  présente 
de  me  rendre  compte.  Mon  capitaine  m'envoie  por- 
ter des  renseignements  au  commandant.  Je  m'em- 
presse de  descendre  la  croupe  et,  ma  mission  rem- 
plie, j'inspecte. 

Spectacle  terrifiant.  Le  sol  fait  penser  aux  pay 
sages  lunaires  :  c'est  une  succession  de  cratères 
béants  de  toutes  les  grandeurs,  aux  parois  fendil- 
lées et  brûlées.  Les  taillis  sont  fracassés,  hacliés  : 
il  n'en  reste  que  des  débris.  Les  arbres  sont  mu- 
tilés. Un  certain  nombre  ont  été  coupés  net  à  des 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     175 

liauleurs  variables.  La  cime  est  tombée  droite  à 
côté  du  stipe  étété. 

Mais  ce  n'est  là  que  le  décor  d'une  scène  atroce  : 
le  sol  est  tapissé  de  cadavres.  Pauvres  corps  mu- 
tilés! Quelles  profanations  odieuses  ils  ont  subies. 
En  voici  un  qui  était  abrité  derrière  un  arbre; 
l'arbre  a  été  coupé  et  le  tronc  est  tombé  d'aplomb 
sur  lui,  en  l'écrasant  contre  le  sol.  Cet  autre  a  la 
tétc  aplatie,  sans  blessure,  comme  si  elle  eût  été 
en  carton. 


o.-^^^' 


Et  partout 
c'est  une  mixture  atroce  de  cliair  et  de  sang  d'où 
s'élève  une  vapeur  à  l'odeur  fade,  écœurante. 

Une  liorrour  indicible  mélreint  à  cette  vue, 
mais  aussi  quelle  pitié  je  ressens  pour  ces  malbeu- 
reiix!  Comme  j'implore  Dieu  de  mettre  fin  à  ces 
ignominies.  Jamais  je  n'ai  prié  avec  tant  de  cœur. 

Quelles  scènes  ont  dii  se  passer  ici  pendant  le 
bombardement!  Cependant,  ces  braves  gens  sont 
restés  justju'au  bout  au  poste  que  leur  assignait  le 
devoir.  Admirable  force  de  la  discijdine  militaire! 
Il  est  vrai  (jue  la  discipline  coûte  peu  lorscpio  l'on 
reçoit  de  baut  les  beau.x  exemples  qui  .s'ollraicnt  à 
eux.  A  quelques  pas,  ils  voyaient  se  profiler  la  sil- 


176  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

houette  d'un  médecin-major,  en  manteau  d'artil- 
leur et  en  képi.  Il  avait  eu  son  poste  de  secours 
retourné  par  les  marmites,  un  médecin  aide-ma- 
jor, un  médecin  auxiliaire,  plusieurs  infirmiers  et 
officiers  tués  à  ses  côtés.  Il  était  entouré  de  nom- 
breux cadavres  qui  avaient  expiré  là,  de  mourants, 
de  blessés  qui  gémissaient  pitoyablement.  Rien  de 
cela  n'avait  ébranlé  son  courage  ;  il  se  dévouait 
toujours,  sous  les  marmites,  avec  la  même  dexté- 
rité que  dans  une  salle  d'opérations. 

Us  avaient  au  milieu  d'eux  le  lieutenant-colonel 
commandant  le  régiment.  Celui-ci  n'avait  pas 
cherché,  pour  y  établir  son  poste,  un  Keu  plus 
sûr  :  il  avait  voulu  être  parmi  ses  hommes,  pour 
prêcher  d'exemple.  Et  quel  exemple!  Le  colonel 
s'abritait  (était-ce  une  ironie  héroïque?)  sous  une 
toile  de  tente.  Sous  cet  abri  superbe,  entouré  de  son 
état-major,  qui  se  modelait  sur  son  attitude,  il 
était  indifférent,  tranquille,  comme  au  jour  d'une 
revue.  Exempla  trahunt!  Les  hommes  pouvaient- 
ils  s'affoler  en  face  de  tels  chefs? 

J'admire  cette  prodigalité  d'héroïsme;  mais  fina- 
lement, le  sentiment  qui  domine  en  moi  c'est  une 
colère  intense,  et  comme  implacable,  contre  ceux 
qui  ont  déchiré  mes  frères.  Je  sens  monter  un 
accès  de  rage  contre  ceux,  personne,  parti  ou 
peuple  qui,  en  voulant  la  guerre,  consciemment, 
ont  voulu  ces  atrocités.  Je  vois  devant  moi  la  face 
de  ces  officiers  que   les   caricatures  de  Zislin  et 


IMAGES  m:  LA  grandp:  guerre    m 

Hansi  ont  rendue  populaire,  et,  devant  cette  évo- 
cation, je  me  possède  à  peine.  Je  pleure  d'impuis- 
sance et  d'indignation. 

29  février.  —  Nuit  calme.  Dans  la  matinée,  les 
Allemands  tentent  encore  un  effort.  C'est  toujours 
la  tactique  d'encerclement  que  permet  leur  grand 
nombre,  ils  talent  encore  notre  gauciie.  Les  mi- 
trailleuses veillent.  Leur  tentative  est  vaine. 

Désormais  c'est  fini.  L'ennemi  est  convaincu  de 
notre  force;  ils  nous  laisseront  en  paix.  La  roule 
de  Verdun  est  barrée,  du  moins  provisoirement, 
en  ce  qui  nous  concerne. 

Dans  la  journée,  un  bruit  se  répand  :  il  y  a 
relève  ce  soir.  Comme  on  la  désire!  Nous  sommes 
vraiment  exténués.  Depuis  huit  jours,  depuis  que 
nous  avons  été  enlevés  en  autos,  c'est  une  série 
ininterrompue  de  fatigues  et  de  privations.  Nous 
avons  pas.sé  cincj  nuits  consécutives  à  peu  près 
sans  sommeil,  huit  jours  sans  nourriture  récon- 
fortante, quatre  dans  une  diète  presque  complète. 
Nous  avons  subi  trois  bombardements,  livré  pen- 
dant trois  jour.s  des  combats  acbainés.  Quelle  force 
de  résistance  n'offre  pas  la  nature  humaine  :  il  n'y 
pas  eu  un  seul  malade  parmi  nousl  Mais  la  fatigue 
est  grande.  Sous  des  S(iuames  de  saleté,  on  aper- 
çoit des  traits  tirés,  des  yeux  enfoncés,  des  visages 
extraordinairement  amaigris. 

n.  iS 


178  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Un  grand  réconfort  vient  nous  remonter  dans 
l'après-midi.  On  fait  circuler  dans  les  rangs  un 
message  du  chef  de  corps.  Il  nous  communique 
une  lettre  du  colonel  commandant  la  brigade,  ainsi 
conçue  : 

«  Mon  cher  R...,  le  Général  m'écrit  ce  qui  suit  : 
«  Vous  adresserez  tous  mes  compliments  au  N'  et 
«  au  N%  particulièrement  au  N".  » 

«  Je  viens  d'envoyer  un  second  message  en 
disant  que  le  N'  a  été  héroïque.  Il  faut  continuer  à 
tenir  comme  des  teignes.  Je  ne  tarderai  pas  à  vous 
faire  relever.  —  L... 

«  En  portant  cette  note  à  la  connaissance  de 
tous,  le  lieutenant- colonel  commandant  le  N' 
adresse  ses  remerciements.  Il  pense  que  la  posi- 
tion sera  maintenue,  malgré  les  souffrances  et  les 
privations  qui  ne  sont  ignorées  de  personne.  — 
R...  » 

Nos  chefs  savent  aller  droit  au  cœur  de  leurs 
hommes.  Ils  ne  nous  ont  envoyé  que  quelques 
lignes  très  simples,  et  pourtant,  lorsque  nous  les 
lisons,  elles  nous  font  l'effet  d'un  baume. 

Instantanément  tout  est  oublié  et,  s'il  fallait  re- 
nouveler l'effort,  on  marcherait  de  bon  cœur.  Le 
lieutenant-colonel  avait  déclaré,  paraît-il,  que  le  N" 
tiendrait  jusqu'à  la  mort  :  il  ne  s'était  pas  trompé. 

A  minuit,  le  régiment  de  relève  arrive  :  c'est  un 
régiment  d'élite.   Nous   sommes  heureux  de  lui 


IMAGES  DE  LA  CRANDE  GUERRE     179 

remettre  le  terrain  conquis;  il  sera  1)1011  ganl«''. 
Nous  partons  contents,  fiers  du  devoir  accompli 
courageusement;  nous  ne  regrettons  rien.  Mais  en 
descendant  la  croupe,  tout  le  monde  a  le  cœur 
serré.  Dans  le  grand  silence  qui  plane  au-dessus 
de  nous,  on  sent  que  chacun  reste  étroitement 
uni,  par  la  pensée  et  la  prière,  aux  camarades  qui 
dorment  là,  tout  près,  montant  leur  dernière  fac- 
tion. Et  c'est  en  leur  adressant  un  souvenir  ému 
que  nous  nous  enfonçons,  sans  mot  dire,  dans  la 
nuit  i)leuàtre  des  ravins. 


2.  —  En  réserve  sous  les  obus. 

Dans  la  nuit  du  29  février  au  1"  mars  1016, 
nous  (juittions  la  croupe  d'Haudromont,  que  nous 
avions  coD(|uise  et  ensuite  conservée,  en  dépit  des 
ellorts  acharnés  de  l'ennemi.  Cependant  notre  rôle 
dans  la  bataille  de  Verdun  n'était  pas  encore  fini  : 
nous  devions  à  présent  constituer  la  réserve  des 
Iroupos  <|ui  venaient  de  nous  relever.  Si  la  lutte  se 
faisait  moins  âpre,  nous  allions  soullrir  encore 
beaucoup,  plus  encore,  sous  certains  rapports, 
qu'en  première  ligne. 

Nous  nous  rendîmes  dans  une  caserne  de  Ver- 
dun, comptant  bien  y  prendre  un  repos  répara- 
teur. A  notre  arrivée,  une  grande  joie  nous  était 


180  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

réservée  :  dissimulé  derrière  le  mur  de  clôture, 
notre  «  torpilleur  »,  entouré  des  sympathiques 
«  cuistots  »  et  de  la  fig-ure  chafouine  du  légendaire 
caporal  d'ordinaire,  nous  attendait  au  milieu  d'un 
nuage  de  vapeur,  chargé  de  chaudes  promesses. 
Ce  véhicule,  lourd  et  disgracieux,  prit  dans  notre 
esprit  la  valeur  d'un  symbole  de  vie  calme  et  heu- 
reuse. 

Ce  sentiment  de  quiétude  n'eut  que  la  durée 
d'un  éclair.  La  cour  de  la  caserne  nous  offrit  un 
spectacle  moins  réconfortant.  Elle  était  encombrée 
de  voitures  de  toutes  sortes,  disposées  dans  un 
ordre  plutôt  vague  :  aux  roues  étaient  attachés  les 
chevaux,  qui  paraissaient  en  proie  au  plus  morne 
ennui.  Nous  apprîmes  bientôt  que  la  caserne  était 
bombardée;  et  nous  pûmes  d'ailleurs  le  constater  : 
la  cour  était  constellée  de  trous  d'obus;  Jes  ca- 
davres de  chevaux  gisaient,  déchiquetés,  auprès 
des  brancards;  aux  toits  béaient  des  ouvertures. 
C'en  fut  fait  de  notre  repos  :  le  sentiment  de  sécu- 
rité disparut;  nous  étions  derechef  dans  l'attente 
anxieuse  des  obus. 

Nous  nous  installâmes  cependant  avec  une 
calme  indifférence  dans  les  vastes  bâtiments.  Ceux- 
ci  étaient  bien  beaux,  mais  l'architecte,  dans  ses 
devis,  n'avait  pas  prévu  de  bombardement  :  murs 
peu  épais,  toits  minces.  Il  eût  été  à  peu  près  aussi 
avantageux  de  camper  sous  la  tente. 

Après  avoir  remonté  notre  volonté  d'un  vigou- 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     181 

reux  élan,  nous  prîmes  nos  places  sur  le  sol  et,  en 
un  clin  d'iril,  tout  le  monde  dormait  à  [)oin{:^s  fer- 
més, sans  plus  se  soucier  des  obus  qui  pouvaient 
nous  réveiller  dans  l'éternité. 

Durant  la  matinée,  les  Allemands  nous  lais- 
sèrent tranijuilles.  Ils  envoyèrent  quelques  rares 
projectiles,  qui  éclatèrent  dans  les  cours  sans  trou- 
bler notre  sommeil.  Mais  l'après-midi  ce  fut  autre 
chose.  Les  aviateurs  avaient-ils  signalé  la  présence 
des  nombreux  é(juipages;  avaient-ils  été  avertis  de 
notre  présence  par  quelques  hommes,  trop  tôt  ré- 
veillés, qui  avaient  éprouvé  le  besoin  de  prendre 
l'air?  Toujours  est-il  que,  vers  midi,  nous  fûmes 
réveillés  brutalement  par  des  explosions  très 
proches.  Aussitôt,  émoi  intense.  Tout  le  monde 
se  jette  contre  le  mur  prolecteur,  et  l'on  attend 
dans  l'angoisse  (jue  la  sérénade  prenne  fin. 

Heureusement  les  Allemands  avaient  un  tir  très 
peu  précis.  Sans  doute  aussi  la  Providence  pre- 
nait-elle soin  de  nous.  L'on  est  tenté,  en  eiïet,  de 
reconnaître  son  action  en  face  de  la  proportion 
énorme  d'obus  inutiles.  Il  n'y  eut  ce  jour-là  que 
quebjues  rares  accidents;  nous  en  filmes  quittes, 
en  somme,  [)Our  une  forte  émotion. 

Nuit  calme.  Quelques  coups  seulement,  que 
nous  entendîmes  vaguement  du  fond  de  notre 
lourd  sommeil. 

Le  2  mars,  par  contre,  fut  une  journée  terrible. 
Du  matin  jus(ju'a  la  nuit  tombée,  nous  filmes  sous 


182  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

le  feu  et,  cette  fois,  l'arrosage  fut  dense  et  précis. 
A  chaque  instant,  nous  devions  nous  jeter  contre 
le  mur,  et  attendre  des  heures  entières  que  les 
artilleurs  ennemis  prissent  quelque  repos.  Les 
pertes  furent  assez  fortes.  Des  obus  éventrèrent 
des  chevaux;  d'autres,  affreusement  blessés,  res- 
taient étendus  sur  le  sol,  au  milieu  d'une  flaque 
énorme  de  sang.  Les  pauvres  bêtes,  inconscientes 
de  leur  état,  faisaient  des  efforts  désespérés  pour 
se  relever.  Les  tètes  se  dressaient  farouchement 
et  tentaient  d'entraîner  le  corps.  Parfois  le  corps 
se  soulevait  à  demi,  mais  l'arrière-train,  mutilé, 
refusait  de  suivre  et,  avec  un  soubresaut  de  dou- 
leur, la  bète  s'écroulait,  dans  un  clapotis  de  sang-, 
sous  le  regard  inintelligent  de  ses  voisins,  en- 
core indemnes.  Ceux-ci,  surexcités,  dressaient  les 
oreilles,  lâchaient,  dès  qu'un  sifflement  arrivait, 
des  ruades  gigantesques  et,  lorsque  l'explosion 
était  proche,  s'emportaient  dans  une  frénésie  infer- 
nale. 

Des  voitures  en  désordre,  du  carnage  de  che- 
vaux tués  et  blessés,  de  la  folie  des  autres,  de  la 
cour  jonchée  de  débris,  montait  un  sentiment  de 
tristesse  et  d'horreur  qui  pesait  sur  nous. 

Pourtant  des  objets  plus  dig^nes  sollicitaient 
notre  pitié.  Quelques  excités  avaient  quitté  la 
caserne  et,  croyant  se  mettre  à  l'abri,  ils  s'étaient 
réfugiés  dans  un  ravin  peu  éloigné.  Les  obus  les 
avaient  poursuivis,  encerclés  dans  cet  entonnoir 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUEHKE     183 

et  finalement  massacrés.  Des  promeneurs  témé- 
raires s'étaient  fait  surprendre  dans  la  cour;  leurs 
cadavres  pantelants  gisaient  çà  et  là.  Des  obus 
étaient  tombés  sur  les  toits.  Ceux-ci  n'oiïraient 
aucune  protection  :  mince  surface  d'ardoise,  de 
planches  et  de  plâtras,  ils  cracjuaient,  comme  une 
feuille  de  papier,  sous  le  choc  de  l'explosion,  et  les 
pauvres  habitants  étaient  criblés  d'éclats  et  de  dé- 
bris de  toutes  sortes.  Pour  ceux  du  dehors  c'était, 
subitement,  en  même  temps  que  l'explosion,  un 
trou  béant  (jui  s'ouvrait,  un  nuage  de  fumée  qui 
montait.  Kt  aussitôt  se  posait  l'angoissante  ques- 
tion :  «  Qu'y  a-l-il  là  dedans"?  Oh  !  les  malheureux.  » 
]*our  ceux  du  dedans,  c'était  atroce.  Le  frêle  abri 
des  toits  leur  donnait,  malgré  tout,  une  impression 
de  sécurité;  —  ne  sommes-nous  pas  comme  les 
lièvres  (pii  croient  le  danger  passé  dès  (ju'ils  ne  le 
voient  plus?  Ils  laissaient  donc  tomber  l'averse,  le 
cœur  serré,  certes,  sans  peur  cependant.  Et  tout  à 
coup,  choc  formidable,  toit  crevé,  salle  remplie  de 
débris  et  de  fumée.  Avant  que  personne  fût  revenu 
de  sa  stupeur,  s'élèvent  les  clameurs  lamentables 
des  blessés  :  «  .Mon  Dieu,  mon  Dieu,  oh,  oh!  Au 
secours!  »  l'explosion  a  éi)ranlé  les  nerfs  des  sur- 
vivants; aussi  les  cris  montant  du  sein  du  brouil- 
lard nous  saisissent  d'horreur;  il  faut  se  maîtriser, 
avant  d'aller  vers  les  malheureux.  On  se  trouve 
alors  en  présence  d'un  dur  spectacle  :  des  corps 
livides,  couverts  de  débris,  des  figures  reflétant  un 


184  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

effroi  indicible  et  les  souffrances  liorribles  de  ces 
pauvres  membres  déchirés,  meurtris,  parfois  dé- 
chiquetés. Notre  cœur  saigne  au  contact  de  tant  de 
misère,  et  nous  ne  souffrons  guère  moins  que  les 
blessés. 

Ces  terribles  scènes  se  sont  gravées  dans  nos 
mémoires;  elles  y  vivent  désormais  avec  la  force 
et  le  relief  d'un  souvenir  d'enfance. 

Cependant  les  pertes  de  la  journée  avaient  été 
sérieuses;  la  situation  était  intenable.  Les  auto- 
rités décidèrent  de  nous  porter  plus  près  des  lignes, 
dans  un  ravin  ;  nous  y  serions  protégés  par  la 
pente  du  terrain,  et  l'ennemi,  ignorant  notre  pré- 
sence, nous  laisserait  en  paix. 

Vers  trois  heures  du  matin,  l'ordre  du  départ 
était  donné.  Nous  alUons  revivre  à  peu  près  les 
émotions  de  la  marche  nocturne  du  26  au  21  fé- 
vrier. Où  allions-nous?  Comme  cette  première 
fois,  nous  n'en  savions  rien.  Qu'allions-nous  faire? 
Même  point  d'interrogation.  Une  impression  ce- 
pendant dominait  et  s'imposait  à  nous  peu  à  peu  : 
«  Ça  doit  aller  mal,  là-bas  !  »  Nous  nous  attendions 
donc  à  marcher  au  feu  et,  avant  de  nous  hausser 
dans  le  plan  de  la  résignation  —  nos  soldats  ne 
sont  pas  héros  par  nature,  mais  par  volonté  — 
nous  étions  vaguement  troublés.  Vite  cependant 
le  calme,  l'insouciance  revinrent.  En  franchissant 
la  grille  de  la  caserne,  nous  étions  résolus,  presque 


IMAGES    DK    LA    (inANDK    GUERHK  18o 

heureux  de  faire  quelque  cliose,  d'aller  donner  une 
nouvelle  «  pile  »  aux  Boches. 

Marche  à  l'aveuglette  dans  l'obscurité  épaisse, 
par  des  chemins  inouïs.  De  nouveau  nous  trébu- 
chons, nous  pataugeons,  nous  choppons,  nous 
dégringolons.  La  situation  avait-eUe  changé?  Dans 
le  lointain,  mêmes  lueurs  sinistres  des  départs 
allemands,  même  grondement  continu  du  canon; 
plus  ])rès,  craquement  presque  ininterrompu  des 
explosions,  lueurs  blafardes  des  fusées  qui  montent 
sur  la  plaine,  défaillent,  s'étalent  et  meurent.  De 
temps  à  autre  une  courte  fusillade,  un  déchirement 
de  mitrailleuse.  Plus  près  encore,  les  aboiements 
des  braves  petits  75,  la  grosse  voix  de  quelques 
pièces  de  lourde.  De  nouveau  nous  sommes  em- 
poignés par  une  horreur  intense,  pas  celle  de  la 
peur,  mais  l'horreur  sacrée  (jui  s'impose  devant 
la  grandeur,  c'est-à-dire,  ici,  la  mort.  Nous  sen- 
tions que  nous  entrions  chez  elle;  plus  ou  moins 
consciemment,  nous  rendions  hommage  à  sa  ma- 
jesté et,  graves,  nous  avancions  silencieusement, 
courageusement,  religieusement. 

Vers  cinq  heures,  le  colonel  nous  fait  gravir  per- 
pendiculairement la  j)ente  du  ravin  que  nous  sui- 
vions déjà  depuis  longtemps,  et  fait  dis[)0ser  les  com- 
pagnies, en  lignes  déployées,  à  différentes  hauteurs, 
il  grandes  distances.  Que  signifie  cette  disposition? 
\  en  juger  par  les  fusillades,  nous  sommes  encore 
loin  des  lignes.  Pour(|uoi  celle  formation  dispersée? 


186  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Un  ordre  vient  nous  fixer.  «  Prenez  vos  outils 
portatifs  et  creusez  devant  cliaque  section  une  tran- 
chée-abri. »  Nous  sommes  donc  en  réserve  et  nous 
allons  nous  constituer  des  abris,  tant  bien  que 
mal,  en  prévision  des  événements. 

Les  cœurs  se  détendent  :  ce  n'est  pas  pour 
aujourd'hui!  Et  l'on  respire  plus  à  l'aise.  Les  outils 
sont  tirés  de  leurs  étuis  et  l'on  se  met  à  l'œuvre. 
L'on  dirait  d'une  immense  carrière,  exploitée  par 
des  ouvriers  au  courage  féroce.  C'est  qu'il  faut  se 
hâter!  L'expérience  des  jours  précédents  nous  a 
appris  qu'il  fait  bon  sous  terre.  Nos  hommes  tra- 
vaillent fébrilement.  Le  ravin  retentit  du  bruit  sec 
des  pics  frappant  le  roc,  du  grincement  pénible  des 
pelles  fouillant  le  sol.  Sur  toutes  les  lignes,  l'on 
entend  des  conversations  animées,  à  voix  basse, 
émaillées  de  bel  esprit.  Çà  et  là,  l'on  surprend  une 
chanson  débitée  en  sourdine. 

L'ardeur  est  grande,  mais  le  travail  n'avance 
guère.  Les  outils  portatifs  mordent  peu  et  le  sol 
est  si  dur.  Voici  le  plein  jour  arrivé;  il  faut  se 
hâter.  Le  ciel  est  clair  :  les  taubes  ne  vont  pas 
tarder  à  nous  survoler  et  nous  serons  condamnés 
à  l'immobilité  absolue.  Vite, une  partie  des  liommes 
s'égaillent  dans  le  bois,  à  la  recherche  de  poutres, 
de  rondins.  Heureusement  l'ennemi  a  travaillé 
pour  nous.  Un  peu  à  l'écart,  les  obus  ont  coupé  du 
bois  à  foison;  il  n'y  a  qu'à  prendre.  Les  hommes 
reviennent,  porteurs  de  charges  incroyables.  Les 


IMA(ii:S    DE    LA    (iRANDK   GUERRt:  187 

sections  disposent  les  rondins  en  avant  de  leur 
al)ii  et  suriUèvcnt  ainsi  le  parapet.  HàtivonienljCes 
rondins  sont  recouverts  de  terre  bien  tassée;  puis 
le  tout  est  dissimulé  sous  des  !)ranchag'es  plantés 
dans  un  savant  désordre. 

Enfin  raliii  est  terminé.  Il  n'est  guère  profond, 
liélas!  mais  c'est  la  guerre,  nous  savons  nous  plier 
aux  circonstances.  Nous  nous  reposons  donc  bien 
contents  et,  pour  essayer  notre  terrier,  nous  nous 
y  étendons. 

Nous  ne  nous  doutions  guère  que  cet  abri,  dont 
nous  étions  fiers  et  beureux  comme  des  entants, 
allait  se  transformer  en  un  lieu  de  souffrances, 
dont  le  souvenir  marquerait  tristement  dans  notre 
mémoire. 

Brutalement,  nous  sommes  tirés  de  notre  (juié- 
tude,  et  ra|)pelés  à  la  réalité.  Une  série  de  départs 
«le  grosse  artillerie  venait  d'ébranler  la  crête  devant 
nous.  «  Ab!  mais,  qu'est-ce  que  cela?  (icbu  voisi- 
nage! »  Telle  fut  la  [)remièrxî  réflexion.  En  efTet, 
nous  avions  un  fort  à  (juelques  centaines  de  mètres 
de  nous. 

Pendant  (jue  nous  supputons  les  consécjuences 
(Ir  cette  découverte,  voici  qu'éclatent  derrière  nous, 
sur  la  crête  opposée,  les  glapissements  des  75. 
Pour  le  coup,  c'était  trop.  Nous  étions  donc  dans 
une  région  «  trullée!  «  Quebjue  consolante  que  fût 
cette  constatation  pour  la  défense  de  Verdun,  elle 


188  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

ne  nous  charma  nullement.  Notre  esprit  s'arrêta 
sur  cette  seule  pensée  :  «  Artillerie  par  devant, 
artillerie  par  derrière!  Nous  sommes  dans  de 
beaux  draps!  » 

Bien  vite  nous  eûmes  un  avant-goût  de  nos 
misères.  Nous  étions  condamnés  à  une  passivité 
absolue.  Constituant  la  réserve,  nous  devions  être 
prêts  à  partir  à  tout  instant  :  force  nous  était  donc 
de  rester  sur  place.  Il  fallait,  pas  surcroît,  prendre 
garde  d'éveiller  l'attention  des  avions  ennemis, 
donc  se  tenir  cois. 

Nous  étions  rivés.  Cette  immobilisation  devait 
être  la  cause  de  bien  des  souffrances  ;  en  particu- 
lier, elle  nous  exposait  à  un  froid  glacial,  sans 
réaction  possible. 

Le  jour,  le  mal  était  encore  anodin.  Nous  étions 
sans  doute  réduits,  parfois  pendant  des  heures 
entières,  à  rester  figés  sur  place.  Le  froid  piquait 
alors,  mais  au  moins  nous  avions  un  peu  de  répit. 
Quand  le  ciel  était  libre  et  que  les  marmites  n'ar- 
rivaient pas,  nous  pouvions  sortir  de  notre  terrier 
et  faire  les  cent  pas.  Mais  la  nuit!  C'était  alors 
l'immobilité  absolue.  L'obscurité  était  impéné- 
trable; le  moindre  faux  pas  risquait  de  nous  faire 
dégringoler  jusqu'au  fond  du  ravin.  Nous  étions 
trop  épuisés  pour  rester  debout,  il  fallait  dor- 
mir. Malgré  notre  répugnance,  nous  devions  donc 
nous  coucher.  Nous  nous  étendons  sur  l'isolateur 


IMAGES  DK  LA  GRANDE  GUERRi;     1  vt 

(le  branchages,  qui  bientôt  nous  rentrent  dans  les 
membres  et  nous  font  soulîrir  à  l'égal  de  l)lessurcs. 
Pour  résister  au  froid,  nous  nous  blottissons  les 
uns  contre  les  autres,  serrés  comme  des  harengs 
formant  un  «  banc  ».  En  vain.  Malgré  la  protec- 
tion do  notre  maigre  couverture  et  le  contact  des 
voisins,  nous  sommes  bientôt  glacés.  Il  faut  pour- 
tant rester  là,  des  heures  et  des  heures,  à  claquer 
lies  dents  :  c'est  encore  le  moindre  mal. 

Dures  nuits!  Les  poètes  antiques  ont  inventé 
toutes  sortes  de  supplices  compliqués,  à  l'usage 
dos  suppliciés  de  leur  enfer.  Ils  ont  cherché  trop 
loin. 

Dures  nuits,  mais  surtout  atroces  réveils  (si  l'on 
peut  appeler  de  ce  nom  le  passage  d'un  sommeil 
énervé  à  une  veille  comateuse).  Quel  moment!  La 
couverture  osl  blanche  de  givre,  parfois  de  neige, 
le  corps  glacé  et  endolori,  les  pieds  insensibles, 
les  membres  raides.  Dans  ce  corps  engourdi,  l'e.',- 
prit  est  comme  ankylosé,  l'intelligence  assoupie,  la 
pensée  absente.  Il  ne  nous  reste  que  ce  degré  infé- 
rieur de  conscience,  sans  idée,  dans  lecjuel  sur- 
nage une  seule  impression  :  «  Oh,  que  j'ai  mal!  m 
La  volonté  est  inerte,  elle  aussi  écrasée  par  une 
sensation  d'épuisement. 

Cependant,  le  réveil  s'accentue  et,  peu  à  peu, 
l  es[)rit  revient  le  premier  à  la  réalité.  11  revoit  la 
situation  et,  devant  les  dangers  qui  s'annoncent  — 
la  \uluntt'  ii';i\aMt  pas  encore  repris  les  rênes  —  il 


d90  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

reste  plongé,  sans  réaction,  dans  une  détresse 
sans  bornes. 

Les  hommes  flottent  ainsi  dans  le  brouillard, 
heureusement  pas  longtemps.  Ils  sortent  de  leurs 
trous.  Aux  premiers  pas,  ils  font  l'effet  d'hommes 
ivres  et  titubent,  brouillés  avec  l'équilibre;  puis, 
la  maîtrise  de  l'esprit  s'affirmant  un  peu  plus,  ils 
marchent  avec  des  gestes  désordonnés  de  pantins 
aux  membres  raides  et  mal  articulés.  Enfin,  ils 
essayent  clopin-clopant  un  tour  de  manège  :  les 
pieds  sont  tellement  endoloris  qu'ils  refusent, 
longtemps  encore,  obéissance. 

Cependant,  avec  le  mouvement  est  revenue  la 
chaleur  et,  avec  elle,  la  force.  L'intelligence  rede- 
vient lucide,  la  volonté  se  ressaisit.  Les  conver- 
sations s'engagent;  la  bonne  humeur,  en  rires 
joyeux,  fuse.  Du  haut  de  notre  indifférence  recon- 
quise, paisibles,  nous  attendons  les  événements. 

Les  quatre  jours  que  nous  passâmes  dans  ce 
ravin  nous  parurent  d'une  longueur  interminable. 
Ils  s'écoulaient,  comme  au  compte-goutte,  sous  le 
poids  de  deux  obsessions  énormes  :  les  aéroplanes, 
le  bombardement. 

Vingt  fois,  trente  fois  par  jour,  retentissait  un 
coup  de  sifflet  strident  :  Aéroplanes!  Aussitôt, 
tout  le  monde  se  jetait  dans  l'abri,  immobile. 
Nous  percevions  bientôt  le  bourdonnement  du 
hanneton   monstrueux,  puis    de    deux,  de   trois, 


IMAGES    DE   LA    (iHANDE   GUERRK  191 

parfois  de  plus  encore  :  un  concert  de  soir  do  mai. 
Nous  tournions  la  tète  dans  la  direction  i)résumée 
et,  aprrs  des  rechcrclies  parfois  longues,  à  travers 
les  brancliaiios  dénudés,  nous  découvrions  loi- 
seau  de  mort.  Fascinés,  comme  l'alouette  par 
l'épervier,  les  yeux  liés  à  lui,  nous  le  suivions 
dans  ses  évolutions  :  «  Nous  voit-il?  »  Parfois 
l'angoisse  montait  au  paroxysme  :  au-dessus  de 
nous,  l'avion  lâchait  une  fusée,  ou  bien,  virant 
l)rus(]ucmonl,  filait  à  tire  d'ailes  vers  les  lignes 
allemandes.  Alors  pesait  sur  les  esprits  avec  le 
poi<ls  d'une  chape  de  plomb  cette  lourde  pensée  : 
«  Ça  y  est;  nous  sommes  repérés!  »  Et  guettant, 
l'oreille  dressée,  les  souffles  annonciateurs,  tous 
se  tenaient  prêts  à  faire  «  carapace  »  sous  l'averse 
attendue.  Grâce  à  Dieu,  nos  craintes  ne  se  réali- 
sèrent pas  :  nous  ne  fûmes  jamais  «  l'objectif  ». 

Pourtant,  à  plusieurs  reprises,  nous  devions  être 
vus.  Entre  autres,  il  me  reste  un  souvenir  aigu. 
Du  côté  des  lignes,  croisaient  quatre  ou  cinq  aéro- 
planes, dont  nous  ne  pouvions  distinguer  la  natio- 
nalité, lîionlôt  l'un  d'eux  sembla  se  rap{)rocher. 
Celait  un  fran(;ais,  un  biplan  qui  s'avançait  d'un 
vol  imposant,  un  peu  lent.  Il  fuyait  un  combat 
inégal  11  était  à  présent  au-dessus  de  nos  tôtes, 
très  bas.  Nous  vécûmes  un(>  minute  douloureuse. 
lOn  arrière,  un  peu  plus  haut,  fonçait,  l'air  mena- 
çant, avec  une  vitesse  d'autour,  un  avion  de 
chasse  allemand.  Il  gagnait  rapidement  du  terrain 


192  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

et  soudain,  brutalement,  sa  mitrailleuse  se  mit  à 
cracher.  Accusant  le  coup,  le  français  s'inclina, 
tournoya,  piqua.  Une  sueur  froide  nous  couvrit; 
heureusement  ce  n'était  qu'une  feinte.  Arrivé 
presque  à  la  hauteur  des  arbres,  il  se  redressait  et, 
majestueusement,  continuait  sa  route,  pendant 
que  l'autre,  emporté  par  son  élan,  s'efforçait  de 
faire  demi-tour. 

Notre  avion  était  sauvé,  mais  la  situation  deve- 
nait critique  pour  nous.  Le  boche,  en  virant,  était 
descendu  très  bas,  lui  aussi;  il  était  à  moins  de 
100  mètres  de  nous.  Nous  étions  blottis,  serrés, 
ne  remuant  môme  pas  la  tète,  retenant  notre 
souffle.  Comment  ne  nous  vit-il  pas?  Sans  doute, 
dégrisé  par  la  disparition  soudaine  de  son  adver- 
saire, ne  songeait-il  qu'à  échapper  aux  mitrail- 
leuses et  aux  75  qui  commençaient  à  le  chercher. 

Ohl  ces  aéroplanes. 

Et  pourtant,  par  eux-mêmes,  ils  étaient  peu 
dangereux.  Ce  que  nous  redoutions  surtout,  c'était 
le  bombardement  :  par  suite  du  fâcheux  voisinage 
de  nos  canons,  nous  devions  nécessairement 
prendre  part  à  la  fête,  et  revivre  les  terribles 
heures  de  bombardement  des  21  et  28  février. 

Tristes  jours  passés  dans  l'attente  des  obusl 
Nous  étions  cette  fois  laissés  à  une  entière  inac- 
tion, sans  rien  pour  nous  distraire  du  danger.  Les 
impressions  ressenties  alors  se  sont  enfoncées  si 
profondément  dans  ma  mémoire  que  je  puis  encore 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     193 

les  dérouler,  à  volonté,  comme  un  film  de  cinéma. 

J'cnlends  encore  nos  canons  envoyer  leurs  pre- 
miers obus  cl,  quelques  minutes  après,  la  pre- 
mière rafale  ennemie  déferler.  Elle  éclate  là-haut 
sur  lu  crête  devant  nous.  Bah!  c'est  pour  le  fort, 
pensons-nous,  et  nous  restons  bien  trancjuilles  à 
continuer  notre  manège.  Quelques  minutes  après, 
deuxième  rafale  :  les  obus  éclatent  plus  bas.  Un 
soupçon  d'inquiétude  :  est-ce  que  ça  va  descendre 
sur  nous?  Quelques  minules  de  calme.  Tout  à 
coup,  sur  le  plateau,  dans  le  lointain,  quelques 
faibles  souffles.  Nous  dressons  l'oreille.  Horreur! 
c'est  pour  nous!  D'instinct,  les  dos  se  voûtent; 
quelcjLics  hommes,  plus  im[)ressionnables,  s'a[ila- 
tisscnt.  Les  obus  éclatent  à  une  centaine  de 
mètres.  Nous  sommes  avertis.  Rentrons  dans  nos 
trous  et  étudions  le  tir. 

Une  autre  rafale  survient.  De  nouveau,  les 
souflles  brulau.v  nous  donnent  la  sensation  de  la 
catastrophe  finale.  Les  marmites  éclatent  dans 
notre  position,  mais,  grâce  à  Dieu,  entre  deux 
tranchées.  Nous  en  sommes  quittes  pour  un  clioc 
intense  et  une  bonne  émuliun. 

Ut  le  tir  continue,  lent,  intermittent.  Les  Alle- 
mands arrosent  méthodicjuement  le  ravin;  leurs 
obus  montent,  descendent,  s'écartent  sur  les  côtés, 
reviennent.  Ils  s'élè\ent  au-dessus  des  cimes, 
s'abaissent  jusqu'au  sol  (piils  rasent,  en  nous  iiap- 
pant  dans  leur  souffle  brutal.  Du  fond  de  nos  trous, 
n  IS 


194  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

serrés  frénétiquement  contre  le  parapet,  courbant 
l'échiné  et  pelotonnés  sur  nous-mêmes,  nous  sui- 
vons avec  une  attention  déjà  fatiguée  les  péripé- 
ties du  bombardement.  Comme  bercés  par  un 
rythme  de  vague,  nous  voyons  les  arrivées  s'éloi- 
gner, se  rapprocher  et  nous  passons,  à  intervalles 
réguliers,  de  la  détente  joyeuse  à  l'horreur  affo- 
lante. 

J'ai  encore  dans  les  oreilles  les  bruits  sinistres 
de  ces  secondes  interminables  :  là-bas,  dans  le 
lointain,  le  souffle  pacifique,  timide,  dirait-on, 
mais  qui,  dès  le  premier  instant,  glace  d'effroi  : 
nous  savons  qu'il  est  pour  nous!  Puis  le  souffle 
s'accentue,  s'amplifie  et,  le  temps  de  s'en  remettre 
à  la  bonté  de  Dieu,  les  quatre  craquements  formi- 
dables, au  milieu  de  nous,  ébranlent  le  sol,  nous 
couvrent  de  terre  et  de  débris. 

Souvent,  nous  ne  souffrons  aucun  dommage. 
Mais  de  temps  à  autre,  la  catastrophe  tant  redoutée 
se  produit  :  un,  deux  obus  tombent  dans  un  abri  ou 
dans  son  voisinage  immédiat.  C'est  alors  pour  les 
voisins  une  secousse  physique  et  morale  épouvan- 
table. Le  plus  douloureux,  c'est  la  suite,  ce  sont 
les  cris  pitoyables  des  blessés,  distingués  au  milieu 
des  morts,  à  travers  la  fumée  et  la  poussière. 

J'ai  encore,  très  nette,  la  vision  d'une  de  ces 
séries,  la  plus  atroce  que  j'aie  vue.  Un  obus  venait 
de  tomber  au  milieu  d'un  groupe.  Aussitôt  des 
cris  nous  font  dresser  les  cheveux.  Nous  levons  la 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     195 

{Me  et  cherchons  à  percer  le  mystère  du  nuage. 
Nous  approclions;  l'horrible  tableau  s'étale  devant 
nous;  le  sol  (Hait  jonché  de  débris  humains;  deux 
cadavres  étaient  étendus  et,  entre  eux,  un  pauvre 
blessé  dressé  sur  son  séant.  D'un  mouvement  ins- 
tinctif, il  s'eiïorçait,  comme  pour  appeler  au 
secours,  de  lever  les  bras;  mais  ils  étaient  cassés 
et  les  avant-bras  pendaient.  La  tétc  était  criblée 
de  blessures  d'où  le  sang  découlait  sur  le  visage, 
en  stries  rouges.  Les  yeux  étaient  perdus,  tournés 
vers  le  ciel,  comme  pour  im{)lorer  l'aide  suprême, 
et  la  bouche  entr'ouverte  poussait  des  «  au  se- 
cours »  profonds,  terrifiés,  qui  nous  prenaient  aux 
entrailles. 

Jamais  les  peintres  n'ont  imaginé  (VEcce  Homo 
aussi  pitoyable.  Ce  fut  plus  fort  que  moi.  Je  dus 
reculer,  me  détourner,  l'espace  d'un  instant,  avant 
de  me  maîtriser  et  d'aller  au  blessé. 

Telle  fut  notre  vie  pendant  (juatre  jours.  Les 
hommes  t  taient  épuisés.  Pourtant,  malgré  les 
dangers  qui  planaient  sur  eux,  leur  courage  res- 
tait indomptable.  Sans  doute,  durant  les  bombar- 
dements, sans  fanfaronnade  inutile,  ils  se  terraient. 
Cependant  ils  conservaient  leur  calme,  l'on  pour- 
rait dire  leur  indifférence.  Leur  angoisse  intérieure 
se  manifestait  par  une  certaine  gravité,  mais  un 
esprit  inatlcntif  aurait  pu  s'v  tromper.  Les  con- 
versations continuaient  leur  train  et  même  les 
loustics  lançaient,  sur  le  com[)le  des  obus  et  des 


196  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Boches,  des  traits  d'esprit  qui  faisaient  se  dérider 
les  visages  et  monter  les  rires.  Il  y  avait  bien  par- 
fois des  moments  de  silence  lourd,  lorsque  l'on 
entendait  arriver  la  rafale  dangereuse.  Une  fois  ou 
l'autre,  il  y  eut  quelques  instants  de  trouble  :  un 
obus  venait  de  tomber  dans  l'abri.  L'émotion  du 
premier  instant  était  trop  violente.  Dans  le  brouil- 
lard, les  corps  s'agitaient,  couraient  de-ci  de-là, 
affolés,  à  la  recherche  d'un  refuge  plus  sûr.  Mais 
aussitôt  une  voix  de  gradé  crevait  le  silence  tra- 
gique :  «  Restez  à  vos  places!  Ça  n'ira  pas  mieux 
ailleurs!  »  Et  sans  hésitation,  tout  rentrait  dans 
l'ordre. 

Patiemment,  l'on  attendait. 

Le  bombardement  cessait  enfin,  au  moins  pour 
quelque  temps.  Bientôt,  dans  les  trous,  une  cer- 
taine impatience  se  manifestait.  Si  l'on  sortait? 
Quelques-uns,  plus  pressés,  se  redressaient,  pas- 
saient la  tête  prudemment,  inspectaient  :  tout  est 
calme.  Bientôt  l'enquête  recommençait;  c'est  bien 
fini,  on  n'entend  plus  rien.  Plus  de  départs,  plus 
de  souffles.  La  troupe  sortait,  se  répandait,  cou- 
rait. Nous  nous  dégourdissions  les  membres  avec 
volupté,  tranquilles  comme  au  repos  sur  le  champ 
de  manœuvres,  jusqu'à  la  prochaine  alerte. 

Ces  jours  sombres  eurent  enfin  un  terme.  Il 
était  temps  :  physiquement,  nous  n'étions  plus  que 
des  loques.  Ces  jours  avaient  été  sans  doute  moins 
dangereux  que  ceux  passés  en  première  ligne; 


IMAGES    D1-:    LA    GRANDK    GUliRRl-:  197 

nous  n'avions  pas  eu  à  supporter  d'assauts;  le 
bombardement  avait  été  beaucoup  moins  intense. 
Pourtant  leur  lot  de  souffrances  nous  semblait  plus 
lourd.  Nous  avions  eu  à  lutter  contre  l'obsession 
lancinante  des  aéroplanes,  des  obus.  L'intermit- 
tence du  tir  nous  avait  forcés,  à  maintes  et  maintes 
reprises,  à  adapter  aux  circonstances  notre  sys- 
tème nerveux,  par  un  rétablissement  éjjuisant. 
Nous  avions  aussi  soullcrt  d'un  froid  vif,  presque 
sans  arrêt.  Notre  pitance  avait  été  parfois  insuffi- 
sante. Surtout,  devant  cette  avalancbe  de  misères, 
nous  n'avions  eu  aucun  dérivatif  :  nous  étions 
face  à  face  avec  elles,  à  les  considérer  dans  leur 
horreur. 

Nous  étions  donc  usés  jusqu'à  la  corde.  Les 
traits  étaient  tirés,  les  yeux  enfoncés;  le  ceinturon 
llottait.  Mais  l'àme  était  intacte.  Jamais  le  moindre 
signe  de  mécontentement,  de  lléchissement,  la 
moindre  plainte.  Nous  savions  que  notre  présence 
était  nécessaire;  nous  ne  demandions  rien  de  plus, 
et  s'il  avait  fallu  marclier  encore,  malgré  notre 
accablement,  personne  n'eût  liésité. 

Il  y  a  (picbpics  semaines,  les  journaux  ont  rap- 
porté un  trait  toucbant.  Le  président  Poincaré,  à 
l'issue  d'une  revue,  demandait  à  un  général  son 
appréciation  sur  l'attitude  de  ses  hommes.  Celui- 
ci  avait  répondu  :  «  C'est  à  se  mettre  à  genoux 
devant  eu.\.  »  Le  Président,  très  ému,  n'avait  rien 
pu  répliquer.  A  nous  qui  avons  été  témoins,  cette 


198  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

scène  nous  apparaît  d'une  vérité  saisissante.  Devant 
nos  braves,  il  n'y  a  qu'une  attitude  :  celle  du 
général;  qu'un  sentiment:  celui  du  Président,  l'ad- 
miration muette. 

Notre  rôle  était  fini.  L'état-major,  se  rendant 
compte  de  notre  usure,  avait  donné  l'ordre  de  nous 
renvoyer  à  l'arrière,  pour  de  bon  cette  fois.  Le 
7  mars,  de  très  grand  matin,  nous  quittions  donc 
le  ravin  et  nous  nous  dirigions  à  pas  lents  —  l'ar- 
riéré de  fatigue  était  grand  —  vers  une  caserne  de 
Verdun. 

De  nouveau,  joie  immense  de  retrouver  notre 
0  torpilleur  »  ;  à  lui  seul,  pendant  quelques  minutes, 
il  absorbe  toutes  les  puissances  de  notre  être.  Nous 
nous  installons  dans  un  hangar  à  fourrage  et, 
enfouis  sous  la  paille,  nous  dormons  toute  la 
matinée. 

Vers  midi,  réveil.  La  soupe  nous  attend.  Nous 
mangeons  avec  délices,  comme  jamais  gourmet 
ne  l'a  fait  chez  Durand  ou  Prunier.  Puis  nous  jouis- 
sons du  calme,  encore  passablement  hébétés.  Peu 
à  peu,  les  exigences  animales  de  notre  être  étant 
satisfaites,  nous  sortons  de  nous-mêmes  et  de 
nouveau  considérons  le  monde.  C'est  pour  retom- 
ber sous  le  sentiment  d'insécurité.  Les  aéroplanes 
ennemis  nous  survolent.  Ils  ont  même  lâché  quel- 
ques bombes,  mal  ajustées,  il  est  vrai.  Notre 
caserne  est  un  peu  plus  éloignée  des  lignes,  mais 


IMAGES  DK  LA  GRANDE  GUERRE     199 

est-elle  hors  do  portée  du  canon?  Des  obus  sont 
tombés,  les  jours  prëcédents,  à  quelques  centaines 
de  mètres.  Étaient-ils  à  bout  de  course  ou  bien 
mal  diriirés?  C'est  la  question.  Nous  sommes  donc 
dans  rattente,  éprouvant  le  serrement  de  cœur 
caractéristique;  mais  nous  restons  toujours  calmes 
et  gais. 

5.  —  Retour  de   Verdun. 

Le  lendemain  matin,  8  mars,  irrande  nouvelle  : 
nous  nous  en)barquons  en  autos,  à  quelques  kilo- 
mètres, à  la  limite  de  la  zone  dangereuse. 

Les  sacs  sont  montés  allègrement,  les  faisceaux 
alignés,  les  compagnies  tenues  sur  le  qui- vive. 
Nous  attendons  l'ordre  de  départ  avec  impatience. 
Mais  voilà  des  aéros,  là-bas!  Sont-ce  des  boches? 
—  «  Rentrez  sous  les  hangars.  »  La  cour  grouille 
de  troupiers;  il  faut  faire  le  vide,  sinon  la  proie 
serait  trop  belle.  Vite,  nous  nous  précipitons,  et, 
cachés  sous  l'ombre,  immobiles,  nous  suivons  les 
t'volutions  des  grands  oiseau.v. 

Ce  sont  des  allemands!  Il  faut  attendre,  et  nous 
restons  là,  anxieux,  des  heures  et  des  heures  :  les 
aéros  persistent.  Impossible  de  bouger. 

Enfin  le  ciel  s'est  éclairci.  L'occasion  est  sai.sie 
au  vol  «  Par  bataillon,  en  avant,  colonne  par  quatre, 
ordre  normal.  »  Ce  comuiandement  nous  inonde 


200  IMPRESSIONS    DE   GUERRE 

de  joie.  Le  sac  est  hissé  avec  enthousiasme;  il  ne 
pèsera  pas  lourd  durant  cette  marche!  Des  han- 
gars sortent  lentement,  l'une  après  l'autre,  les 
longues  chenilles  qui,  sur  la  route,  déroulent  leurs 
lourds  anneaux. 

Nous  arrivons  au  lieu  d'embarquement.  Les 
autos  se  font  attendre.  On  ronchonne  un  peu.  Mais 
voici  le  convoi;  les  énormes  voitures  surgissent, 
pareilles  à  des  monstres  menaçants.  Elles  s'arrêtent 
en  tête  de  la  colonne  et  se  massent  en  ordre  serré  : 
leur  suite  constitue  une  rangée  imposante. 

L'embarquement  commence.  Opération  longue 
et  compliquée.  L'on  maugrée,  tant  l'on  a  hâte  de 
quitter  ces  lieux  funestes. 

Enfin  notre  bataillon  est  casé, le  convoi  s'ébranle. 
Tout  le  monde  pousse  un  «  ouf  »  de  satisfaction. 
C'est  fini,  plus  d'obus.  Les  cœurs  se  desserrent 
pour  de  bon  et  une  joie  débridée  épanouit  les 
visages.  Elle  s'exprime  par  des  chants  :  la  Marche 
du  8%  Sainbre-et-Meiise,  les  Montagnards,  que  tout  le 
monde  chante  à  pleins  poumons,  surtout  à  la  tra- 
versée des  villages,  bondés  de  troupes,  —  qui 
n'ont  pas  encore  marché  (du  moins,  dans  notre 
simplicité,  nous  le  supposons).  Il  s'agit  de  leur 
montrer  que  nous  revenons  de  Verdun  et  que 
nous  sommes  prêts  à  y  retourner  1 

Les  cahots  des  lourdes  voitures,  le  ronflement 
des  moteurs,  les  vapeurs  d'essence  ont  tôt  fait 
d'user  le  peu  de  forces  récupérées  depuis  la  veille. 


IMAGi:S    DK    LA    GRAND  K    G  U  K  R  R  F.  201 

Le  sanjr  monte  à  la  tête,  les  idées  deviennent 
pénibles,  rares,  la  conscience  se  voile.  Bientôt  la 
cargaison  humaine  soinl)re  dans  un  lourd  som- 
meil et,  au  bruit  monotone  des  moteurs,  nous  rou- 
lons, bercés,  un  peu  brusquement,  par  le  roulis  et 
le  tangage  du  vaisseau  de  route. 

Nous  roulons,  nous  roulons,  des  heures  et  des 
heures.  Soudain  un  arrêt  brus(juc  nous  fait  bas- 
culer en  avant  et  nous  réveille  en  sursaut  :  nuit 
noire.  Où  sommes-nous?  Personne  ne  le  sait  et  au 
fond,  peu  importe.  Ne  sommes-nous  pas  des  vaga- 
bonds? Un  commandement  :  «  Tout  le  monde  en 
bas  »,  répété  le  long  du  convoi.  Serions-nous 
arrivés?  Oui,  car  l'on  appelle  les  fourriers  à  grands 
cris. 

Je  jette  mon  sac  sur  le  dos,  j'empoigne  mon 
fusil  et  m'élance  dans  la  nuit  :  il  ne  s'agit  pas 
d'arriver  le  dernier,  sinon  je  j)ourrais  servir  de 
déversoir  à  l'adjudant,  qui  doit  être  de  mauvaise 
humeur!  Je  me  glisse  le  long  des  camions;  je  tra- 
\  erse  en  bolide  les  grou[)es  (|ui  débarcjuent,  et  me 
chargent  d'imprécations;  je  lieurteles  peaux  d'ours 
des  conducteurs  magnifiques,  peu  habitués  à  une 
telle  précipitation.  Je  trébuche  sur  la  neige  foulée 
et,  ajirés  mille  avenlurt\s.  comme  sortant  d'un 
rapide  de  fleuve  africain,  jarrivc  au  but. 

Il  s'agit  à  présent  de  faire  le  cantonnement,  et 
rapidement  encore  !  Car  là-bas  [)ersonne  n'est  dis- 
posé à  attendre.  Besogne   compli(|uée,  plus  que 


202  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

jamais.  Il  faut  d'abord  réveiller  le  «  bourgeois  », 
Je  m'y  applique  de  mon.  mieux,  non  sans  quelque 
malice  :  il  est  naturel  au  soldat  de  s'amuser 
en  voyant  émerger  soudain  d'une  fenêtre  un 
casque  qui  n'a  rien  d'une  bourguignotte  —  et  vous 
accueille  plutôt  sans  enthousiasme.  Je  prends  alors 
une  tête  de  circonstance;  je  plains  les  pauvres 
civils,  obligés  de  se  lever  par  une  nuit  si  froide. 
Sur  mes  bons  sentiments,  l'accord  se  fait  bientôt; 
j'inspecte  les  granges,  les  greniers.  Je  rassure  les 
braves  gens  sur  la  qualité  de  leurs  hôtes  :  je  vais 
leur  donner  ce  qu'il  y  a  de  mieux  au  régiment!  — 
et  je  passe  plus  loin,  où  la  séance  continue. 

La  compagnie  est  installée,  mes  officiers  logés. 
Tout  le  monde  s'endort  sans  hésitation. 

De  ce  premier  cantonnement  de  repos,  un  grand 
souvenir  émerge  dans  un  passé  confus  :  celui 
d'une  immense  sensation  de  fatigue,  d'épuise- 
ment. 

A  mon  premier  réveil,  j'étais  rompu.  Durant  la 
nuit,  la  détente  s'était  produite,  complète;  le  sys- 
tème nerveux,  jusque-là  serré  par  une  main  de 
fer,  s'est  littéralement  écroulé,  abandonnant  le 
pauvre  corps  aux  suites  des  fatigues  et  des  mi- 
sères accumulées.  Une  faiblesse  extrême  s'appe- 
santit; les  membres  sont  mous,  flasques  ;  la  poitrine 
vide,  la  respiration  profonde,  toujours  insuffisante  ; 
le  cerveau  comme  anéanti  :  plus  de  mémoire,  plus 


IMAGKS   DE   LA    (iRANDE    GUERRE  103 

d'attention  ;  impossil)lc  de  lier  deux  idées.  La  sen- 
sation de  faim  s'impose  aussi  avec  acuité.  Pour 
comble  de  malheur,  la  distribution  n'était  pas 
arrivée.  Il  faut  attendre.  Notre  premier  repas  fut 
pris  avec  avidité;  ce  fut  un  vrai  repas  de  fauves; 
mais  la  faim  était  loin  d'être  calmée,  bien  au 
contraire.  L'estomac  s'était  réveillé  de  son  long 
engourdissement  et  réclamait  impérieusement 
d'énormes  compensations  pour  la  dicte  subie. 
Mais  il  était  impossible  de  les  lui  procurer  :  l'in- 
tendance n'avait  pu  fournir  que  la  ration  ordinaire, 
et  le  ravitaillement  privé  n'existait  pas.  Notre 
pauvre  chef  de  popote  en  était  au  désespoir. 

Ce  premier  repas,  quel  souvenir  aussi!  C'était 
la  première  fois  que  les  sous-officiers  se  trou- 
vaient réunis,  depuis  la  tragédie,  autour  d'une 
même  talilo.  Le  cercle  formé,  une  émotion  dou- 
loureuse pesa  sur  les  cœurs  :  les  vides  creusés  par 
la  mort  apparaissaient  dans  leur  tristesse  poi- 
gnante, et  la  comparaison  du  passé  avec  le  présent 
accablait  les  esprits.  Nous  avions  été  si  heureux 
dans  notre  popote!  Le  brave  adjudant  Seiller,  en 
vrai  père,  avait  su  si  bien  nous  unir,  adoucissant 
avec  une  patience  inlassal)le  les  lieurts  de  la  vie 
comnume,  cahnant  les  compétitions,  les  rivalités. 
Un  véritable  esprit  de  famille  régnait  parmi  nous; 
nous  étions  plus  que  des  camarades,  des  frères. 
Quelles  bonnes  soirées  nous  avions  passées  dans 
notre  intimité,  plus  heureux  que  i)eaucoup  d'au- 


204  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

très  obligés,  par  des  discussions  aiguës,  de  cher- 
cher ailleurs,  dans  le  vin,  des  distractions  qu'ils 
ne  pouvaient  trouver  dans  leur  milieu  troublé. 
Quelles  bonnes  fêtes  innocentes  nous  avions  con- 
nues, étroitement  groupés  autour  de  notre  table 
de  popote  t 

Les  vides  nous  obsédaient  :  là,  au  milieu  de  la 
table,  n'était-ce  pas  la  place  de  l'adjudant?  Et  en 
face,  ces  vides?  c'était  l'aspirant  Lecœuvre  à  la 
délicieuse  gaieté,  le  sergent  Leclercq,  si  doux  et  si 
délicat. 

Il  était  fini,  le  beau  passé!  Devant  cette  consta- 
tation, nous  restions  écrasés  et  le  repas  se  dérou- 
lait, comme  un  dîner  d'enterrement,  sous  un  lourd 
silence. 

Une  semaine  se  passa  dans  une  vie  presque 
purement  animale  :  manger  et  dormir!  Toute  oc- 
cupation plus  relevée  nous  semblait  interdite. 

Ce  délai  écoulé,  nous  étions  de  nouveau  sur 
pied.  Il  ne  restait  de  l'épreuve  que  de  légères 
traces;  le  passé  était  oublié.  Nous  étions  prêts  à 
répondre  à  l'appel  de  nos  chefs.  Cet  appel  ne  se 
fit  pas  attendre  et  vint,  comme  une  pierre  dans 
l'eau  dormante,  troubler  notre  quiétude. 

Le  13  mars,  nous  partions  pour  Nicey.  Cette 
étape  nous  rapprochait  du  front.  Allions-nous 
donc  rentrer  dans  la  fournaise?  Cette  perspective 
était  peu  rassurante;  aussi  nous  relevâmes  notre 


IMAGLS    I)K    LA    GRANDK    tiUKRRK  20.ï 

âmo  à  la  hauteur  de  la  situation  nouvelle.  Cle  fut 
en  pure  perte  :  nous  nous  jjrrparions  à  riu''roïsnie; 
nous  ne  devions  connaître  (juc  les  vulgarités  du 
repos  à  l'arrière,  les  détails  fastidieux  du  service 
intérieur  et  la  vie  monotone  d'exercice. 

Cette  vie  vulgaire  épaissit  de  nouveau  l'atmos- 
phère. En  quchjucs  jours,  le  moral  était  redescendu 
au  niveau  commun  :  les  sentiments  surélevés 
avaient  fait  place  à  d'autres,  beaucoup  plus  mo- 
destes. La  j)auvre  nature  liumaine  s'aflaissait  dans 
le  terre  à  terre.  L'enthousiasme  patriotique  était 
combattu  derechef  par  la  lassitude,  le  scepticisme. 
La  moralité  se  relâchait  aussi  :  le  soir;  quelques 
ombres  cliancolantes  erraient  par  les  rues  ;  des 
chants  éraiilés  retentissaient.  Surtout  la  bonne 
volonté,  si  générale  et  si  complète,  là-bas,  sur  le 
terrain,  laissait  place,  ici  ou  là,  à  ce  qu'on  appelle, 
au  régiment,  «  l'esprit  de  carotte  »  ;  les  loustics  de 
nouveau  déployaient  leur  astuce. 

Voulez-vous  un  tableau  de  genre?  Le  soldat 
D...  s'était  fait  remarquer  à  Verdun  par  son  atti- 
tude superbe  :  c'était  un  lion.  Il  était  monté  à  l'as- 
saut avec  une  rage  qui  étonnait  chez  un  vieux 
territorial;  durant  la  lutte,  il  avait  été  l'un  des 
tireurs  les  plus  acharnés.  11  était  l'un  des  héros 
vers  les((uels  les  yeux  se  tournaient 

Mais  D.:.  était  un  loustic.  Célibataire  endurci,  il 
aimait  peu  la  contrainte;    «  j'ni'cn   lichiste  »,  il 


206  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

prenait  très  peu  de  choses  au  sérieux;  il  n'y 
croyait  pas  !  Par  ailleurs,  caractère  généreux,  il 
était  l'homme  de  tous  les  dévouements,  le  facto- 
tum de  son  escouade.  Mais  la  vie  de  cantonnement 
n'était  pas  à  la  hauteur  de  son  activité;  les  cor- 
vées, l'exercice  étaient  indignes  de  lui.  Malin,  il 
savait  toujours  se  tirer  d'affaire. 

Aussi  dès  le  premier  jour,  notre  D...  se  présen- 
tait à  la  visite.  Il  avait  revêtu  pour  la  circonstance 
un  air  misérable,  comique  pour  ceux  qui  connais- 
saient leur  bonhomme.  —  «  Eh  bien,  c'est  toi,  D...? 
(D...  était  une  vieille  connaissance  pour  le  major.) 
Qu'est-ce  que  tu  as?  —  Rien,  m'sieu  l'major. 
Y  veul't  m'faire  aller  à  l'exercice;  j'su  fatigueîe; 
j'voudro  bin  m'arposer!  »  Le  major  a  bon  cœur. 
Sans  se  faire  illusion  sur  la  gravité  du  cas,  il 
octroyait  à  D...  un  repos  d'une  journée.  «  Mon 
vieux  D...,  repose-toi  aujourd'hui;  mais  demain, 
il  faudra  aller  à  l'exercice  !  » 

Et  le  lendemain  D...  se  présentait  avec  une  tête 
encore  plus  pitoyable.  «  Eh  bien,  c'est  encore 
toi,  D...?  Qu'est-ce  que  tu  as?  —  Rien,  m'sieu 
l'major.  J'ai  mal  aux  pieds,  et  pi  j'su  viu,  vous 
savez;  j'peu  pas  marcher!  »  De  nouveau  le  major 
se  laissait  attendrir. 

D...  sortait  d'un  air  malheureux. 

Dans  le  courant  de  l'après-midi,  si,  là-bas  sur  la 
crête,  se  défilait  une  silhouette  enflée  par  d'innom- 
brables bidons,  marchant  d'un  pas  allègre,  le  dos 


IMAGKS  DE  LA  GRANDE  GUERRE     207 

courbé  SOUS  la  cliarge,  le  bâton  classique  à  la 
main,  l'on  pouvait  être  certain  (jue  c'était  D... 
KnlVeignant  toutes  les  consignes,  il  s'en  allait  à 
travers  champs  vers  les  villages  voisins,  à  la  re- 
cherche du  précieux  «  pinard  ». 

Pour  être  complet,  il  faut  ajouter  (]u'un  beau 
jour,  D...  se  fit  prendre  en  flagrant  délit  par  le 
commandant  en  personne.  D...,  sommé  de  fournir 
des  explications,  leva  sur  son  supérieur  un  re- 
gard (le  chien  battu,  chargé  de  tant  de  crainte  et 
«l'innocence,  l'histoire  qu'il  raconta  avec  candeur 
fut  si  claire,  que  le  commandant  ne  put  rester 
inflexible. 

Tel  était  l'état  d'esprit  contre  lequel  devaient  se 
débattre  les  malheureux  sergents  et  caporaux. 
Grandeur  et  décadence  :  nos  héros  étaient  de- 
venus des  gaillards.  Heureusement  la  chute  n'était 
pas  définitive,  et,  tout  en  contemplant  ces  malins 
d'un  sourire  amusé,  je  les  aimai.s  bien  encore  et 
de  tout  mon  cœur. 

Durant  ce  séjour,  une  grande  joie  nous  était 
réservée  :  un  matin  le  rapport  nuus  annonce  que 
le  régiment  est  cité  à  l'ordre  de  l'armée,  et,  faveur 
plus  appréciée,  que  le  général  Jolfre  viendra  épin- 
gler  la  croix  de  guerre  à  notre  drapeau. 

Le  grand  jour  se  lit  attendre,  mais  enlin  il  \int. 
La  division  tout  entière  s'était  massée  en  colonnes 
profondes  des  deux  côtés  de  la  roule.  Le  spectacle 


208  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

de  cette  moisson  de  tètes  casquées  était  magni- 
fique; une  impression  de  force  s'en  dégageait  qui 
enlevait  les  âmes  :  nous  étions  replongés  dans 
l'atmosphère  des  grands  jours. 

Nous  attendîmes  longtemps,  pataugeant  dans  la 
boue,  glacés  par  le  vent.  Cependant  nous  n'en 
voulions  pas  trop  au  général  de  se  faire  attendre; 
ne  faut-il  pas  payer  les  honneurs,  et  nos  chefs  sont 
si  occupés! 

Enfin  les  guetteurs  donnent  le  signal  :  les  autos 
arrivent  là-bas  dans  le  lointain,  sous  un  nuage 
gris.  L'attention  endormie  se  réveille.  Des  ordres 
rapides,  brefs,  descendent  le  long  de  la  hiérarchie  ; 
l'on  rectifie  pour  la  n%  et  enfin  dernière  fois, 
l'alignement;  chacun,  d'un  brusque  coup  de  main, 
rectifie  la  tenue;  les  armes  sont  présentées  d'un 
magnifique  mouvement  d'ensemble  et,  raide,  l'on 
attend. 

Les  autos  s'arrêtent.  Le  général  descend  pa- 
cifiquement et  s'avance,  escorté  modestement 
de  quatre  officiers  d'état-major.  Instinctivement, 
je  pense  à  la  pompe  qui  doit  se  dérouler,  là- 
bas,  de  l'autre  côté,  en  de  telles  circonstances. 
Je  ne  regrette  pas  pourtant  ce  déploiement  théâ- 
tral. La  simplicité  du  «  grand-père  »  est  bien 
plus  captivante  que  la  morgue  hautaine  d'un  Guil- 
laume. 

Le  général  passe  devant  nos  rangs,  nous  fixant 
d'un  regard  attentif,  attendri,  croirait-on.  Puis  il 


IMAGES    DK    LA    G  H  A  N  IJ  K    G  U  K  R  R  K  20'J 

se  dirige  vers  le  groupe  des  décorés  (1;,  où  notre 
drapeau  a  pris  place  au  premier  rang. 

Nous  voyons  le  drapeau  s'abaisser,  le  général 
lever  les  l)ras,  et,  pendant  queUpies  instants,  les 
deux  symboles  de  la  patrie  restent  étroitement 
enlacés  :  l'émotion  est  intense;  tous,  blasés  et 
scepti(jues  comme  les  autres,  sont  empoignés  par 
un  sentiment  de  noble  fierté  (2). 

Nous  menons,  depuis  trois  semaines,  la  vie 
d'exercices,  lors(ju'un  bruit  circule  :  dans  deux  jours 
nous  nous  embarquons  en  chemin  de  fer  à  Ligny- 
en-Barrois.  Mais  on  ne  donne  pas  notre  destina- 
tion. C'est  un  mvstère!  Va-t-on  nous  conduire  en 
Alsace,  en  Artois?  Il  paraît  que  <;a  chaufFe  aux 
deux  ailes,  du  moins  le  ravitaillement  et  les  cuis- 
tots, mystérieusement,  raldrment.  Nous  ne  pou- 


(1)  Notre  collahorateiir  omet  de  diie  iiuf,  dans  co  groupe,  il 
(igurail  liii-mt^mc  nvet-  de  très  beaux  i-oniidéraiils. 

(2)  M.  -Maurice  Bariôs,  dans  un  rtcent  discours,  a  attribué  au 
XX'  corps,  dont  nous  ne  jalousons  pas  la  légendaire  bravoure, 
la  gloire  d'avoir  arrêté  k-  flot  germain,  les  il  et  28  février,  à 
l'ouest  de  Uounuinont.  Ses  paroles  li.-rpient  de  consarror  une 
confusion.  La  Censure,  qui  a  autorisé  la  diffusion  de  cette  erreur 
partielle,  nous  pirinetlr;i  sans  doute  de  la  rectilicr. 

L'assertion  de  Maurice  liarris  est  d'ailleurs  en  paiiie  exacte. 
Le  XX«  Corps,  h  celte  date,  occupait  bien  le  secteur  indicpié, 
mais  il  avait  ù  sa  dis{)ositiun  une  division  <  invitée  >.  la  nùU'O. 
Les  lecteurs  voiidronl  bien  so  reporter  au  cliajjitro  précédent  : 
•  I.,a  dernicie  barrière  ».  Ils  y  trouveront  les  exploits  rapportéa 
par  le  grand  crrivain.  Ces  exploits  ont  été  accomplis  par  une 
division  n--  comptant  pas  un  seul  L)rrain  à  son  elTectif. 

Le  XX'  corjïs  est  assez  riche  do  gloire  jjour  no  pas  entre- 
prendre sur  celle  des  •  invités  •  i|ui  l'ont,  ces  jours-là,  fraler» 
nellemenl  aidé,  de  tout  leur  etrort,  de  tout  leur  sang. 

II.  14 


210  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

vons  rien  démêler  à  l'énigme  et,  de  guerre  lasse, 
nous  nous  en  remettons  à  la  discrétion  de  l'état- 
major,  comme  à  une  bonne  Providence. 

A  la  date  et  à  l'heure  dites,  nous  partons. 
Marche  très  longue  et  très  pénible.  C'est  la  pre- 
mière journée  de  printemps;  la  chaleur  est  exces- 
sive; nous  étouffons  sur  la  route  poudreuse; 
pourtant  nous  plaignons  les  malheureux  «  ren- 
forts »,  qui  ne  sont  pas  encore  aguerris. 

Écrasés  de  fatigue,  la  tête  congestionnée,  nous 
arrivons  à  la  gare  et  nous  alignons  le  long  de  notre 
train.  Son  aspect  est  austère  :  ce  sont  des  wagons 
à  bestiaux.  Mais  nous  ne  sommes  pas  difficiles. 
Nous  ne  voyons  qu'une  chose  :  c'est  de  l'économie 
pour  les  jambes. 

Notre  installation  est  tôt  faite  :  il  ,n'y  a  pas  de 
bancs,  tout  simplement  une  légère  couche  de  paille 
déjà  bien  aplatie  par  de  nombreux  prédécesseurs. 
Nous  nous  alignons  donc  prestement  le  long  des 
cloisons  ;  nous  déposons  notre  charge  et  nous  res- 
pirons. 

La  grande  question  de  nouveau  se  pose  :  où  va- 
t-on?  Tout  à  coup  une  forte  secousse  nous  bous- 
cule. Nous  partons.  Ah!  bravo!  c'est  la  direction 
de  Bar-le-Duc  ;  donc  nous  allons  en  Artois,  vers 
chez  nous.  Tout  le  monde  est  heureux. 

Nous  nous  sentons  rouler  avec  délices  :  il  y  a 
si  longtemps  que  nous  n'avons  plus  voyagé  en 
chemin  de  fer,  que  nous  menons  la  vie  primitive 


IMAGRS    DE   LA    fiRANDK    GUKRRIi:  2H 

(le  l'homme  des  hois!  Nous  en  éprouvons  une  joie 
enfantine,  comme  un  bambin  faisant  sa  première 
expédition.  Une  autre  impression  dilate  les  cœurs: 
enfin,  nous  (jiiittons  Verdun,  la  région  terrible.  Et 
ce  mot  de  Verdun,  par  un  cfïet  magique,  évoque 
le  passé.  Avec  la  vivacité  d'une  hallucination, 
nous  revoyons  la  croupe  d'Haudromont,  le  ravin 
funèbre,  «  le  ravin  de  la  Mort  »  comme  nous  l'ap- 
pelons, les  tombes  de  nos  chers  disparus.  Ces 
souvenirs,  dans  leur  cortège,  ramènent  par  bouf- 
fées les  vagues  d'enthousiasme  de  là-bas.  Les 
C(rurs  se  remplissent  d'énergie,  de  vaillance;  ils 
se  soulèvent,  et  tout  à  coup,  d'un  ensemble  par- 
fait, ils  explosent  en  un  chant  qui  nous  paraît 
magnififpie  : 

C'est  le  Fluitièm'  qui  déOl'  devant  vous; 
C'est  le  FTuitit'm',  tous  ces  petits  pioupious: 
lis  marcli'nt,  Ils  vont  sans  s'fair'  de  Itilc, 
Tant  ils  sont  sOrs  d'être  les  j)his  lialMles. 
C'est  le  Ihiitii-ni'  qui  passe  tout  jojeux. 
C'est  le  Iluitièin',  la  gloire  de  nos  aïeux! 
Salucz-le  d'une  façon  très  grave. 
Saluez-le.  car  ce  sont  tous  des  braves  ! 

Un  sceptique  aurait  peut-être  souri  d'entendre 
ces  braves  chanter  eux-mêmes  naïvement  leurs 
hauts  faits,  et,  sur  ses  lèvres,  sans  doute,  serait 
monté  le  miles  (jlonosus.  Quant  à  moi,  (jui  parta- 
geais leur  état  d'.àme,  j'écoutais  ce  chant  au 
rythme  largo  et  j)uissant  porter  bien  loin  dans  la 


212  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

plaine  l'affirmation  de  leur  vaillance.  J'étais  sous 
le  charme  de  cette  force  superbe,  et  ravi  je  me 
laissais  bercer,  soulevé  d'admiration  et  de  respect. 

Nous  roulons.  Assis  à  la  portière  des  wagons, 
comme  des  enfants,  nous  nous  intéressons  aux 
mille  détails  du  voyage.  Nous  suivons  des  yeux 
les  fils  télégraphiques  qui  alternativement  montent 
et  descendent,  nous  saisissons  au  vol  un  disque  qui 
brusquement  défile.  Nous  comptons  les  trains  ren- 
contrés passant  en  coup  de  vent.  Nous  voyons  des 
villages  qui  tournent  là-bas  sur  la  ligne  d'horizon. 
Nous  admirons  cette  belle  terre  de  France  que 
nous  avons  préservée  de  la  souillure  teutonne  et 
d'où  monte  un  grand  calme  qui  nous  pénètre. 

Nous  suivons  des  yeux  un  long  nuage  blanc  qui 
découpe  la  plaine.  C'est  une  route,  parcourue  sans 
doute  par  un  convoi  de  camions.  Tout  à  coup,  la 
route  semble  vouloir  se  coller  à  nous.  Sous  la  ton- 
nelle de  poussière,  nous  distinguons  alors  les  mas- 
todontes emportés  d'un  mouvement  furieux.  A 
l'arrière  des  voitures,  sous  la  bâche  entr'ouverte, 
apparaissent  des  soldats  qui  nous  regardent  cu- 
rieusement.  Ils  s'en  vont  là-bas!  Notre  cœur 
s'étreint  à  la  pensée  de  ce  qui  les  attend.  Nous 
leur  envoyons  nos  souhaits  par  des  saluts  cor- 
diaux qu'ils  nous  rendent  de  bon  cœur;  le  train  et 
le  convoi,  en  un  clin  d'œil,  se  fleurissent  de  mou- 
choirs multicolores  qui  s'agitent  frénétiquement. 

Voici   un   village   que    nous    allons   traverser. 


1 


IMAGES  I)i:  LA  GRANDE  GUERRE     213 

Qu'est-ce  Jonc?  Les  enfants,  les  femmes  se  met- 
tent sur  le  j)as  des  portes,  accourent  vers  nous. 
Les  mouchoirs  flottent;  les  voix  crient  :  «  Hravo, 
hravo!  »  Ces  braves  gens  avaient  reconnu  en  nous 
des  défenseurs  de  Verdun  et,  de  tout  leur  cœur,  ils 
nous  manifestaient  leur  reconnaissance,  leur  admi- 
ration. 

Ce  premier  salut  de  la  France  fit  jaillir  les  larmes 
-de  nos  yeux.  Nous  étions  si  peu  préparés  à  cette 
manifestation  de  sympathie.  Quehjues  permission- 
naires, en  effet,  racontaient  à  leur  retour,  en  une 
sombre  litanie,  qu'à  larrière  on  se  moquait  pas 
mal  de  nous,  que  le  pays  avait  assez  à  s'occuper 
de  ses  plaisirs.  Nous  nous  étions  habitués  à  vivre 
repliés  sur  nous-mêmes,  à  faire  notre  devoir,  le 
vœur  navré,  pour  des  gens  qui  n'en  étaient  pas 
tous  dignes;  et  voici  que  tout  à  coup  nos  préjugés, 
vommc  un  voile,  tombaient.  Nous  avions  en  cet 
instant  la  sensation,  très  vive,  de  la  France  entière 
tournée  amoureusement  vers  nous  et  suivant,  d'un 
regard  attendri,  nos  souffrances  et  nos  misères. 
Nous  étions  confondus  et  ravis. 

Cette  impression,  nous  allions  la  ressentir 
encore  bien  plus  forte.  Nous  arrivions  en  gare 
<le  IJar-lc-Duc  et  notre  convoi  venait  se  ranger 
juste  en  face  d'un  train  international.  Au  premier 
abord  ces  wagons  monstres  nous  remplirent  d'une 
<iainte  respectueuse.  N'était-ce  pas  la  civilisation 
qui  surgissait  soudainement  à  nos  yeux  dans  le  près- 


214  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

tige  de  sa  supériorité,  à  nous  les  pauvres  sauvages 
que  ron  transportait,  comme  des  colis,  dans  des 
wagons  à  bestiaux?  Puis  tout  naturellement  la 
comparaison  des  deux  trains  s'imposa.  Elle  était 
piquante.  D'un  côté  des  hommes  vigoureux,  le 
trésor  de  la  France,  des  braves  qui  avaient  re- 
noncé à  tout  et  à  eux-mêmes,  pour  les  autres.  Et 
en  face?...  Qu'étaient  ces  gens  qui,  sur  toute  la 
longueur  du  train,  accoudés  aux  portières,  nous 
dévisageaient  curieusement? 

Nous  les  étudiâmes  quelque  temps  dans  un  froid 
silence.  N'était-ce  pas  la  fine  fleur  de  cet  «  arrière  » 
tant  exécré?  Cette  cargaison,  de  quoi  était-eUe 
composée?  De  jouisseurs  peut-être  qui  profilaient, 
pour  se  donner  du  bon  temps,  de  nos  peines  et  de 
notre  sang.  Ces  gros  bourgeois?  N'étaient-ils  pas 
de  ces  fournisseurs  sans  conscience  qui  s'engrais- 
saient à  nos  dépens?  Ces  ventres  dorés?  N'étaient-ils 
pas  de  ces  financiers  éhontés  qui  spéculent  sur 
notre  vie?  Et  surtout,  ces  figures  à  l'insignifiance 
importante,  n'étaient-elles  pas  celles  de  ces  politi- 
ciens, les  grands  ennemis  du  soldat,  de  ces  stra- 
tèges de  cabinet,  répliques  au  six-centième  de 
Gambetta,  qui  enrayent  les  mouvements  oppor- 
tuns et  décident  les  offensives  désastreuses? 

Sous  l'influence  de  ces  pensées,  une  sourde 
hostilité  montait  en  nous.  Le  silence  était  mena- 
çant, la  tension  extrême;  le  moindre  incident  pou- 
vait déchaîner  Forage.  L'incident  se  produisit  en 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     il5 

sens  inverse  :  comme  sous  l'cfTet  d'une  mise  à  la 
terre,  le  nuage  soudain  se  déchargea.  Un  soldat 
avait  travers»)  le  quai.  Il  s'arrêtait  devant  une  por- 
tière, et,  levant  la  tète,  d'un  air  timide,  il  ile- 
manda:  «  Vous  n'avez  pas  un  journal,  monsieur?  » 
Le  voyageur  se  jeta  dans  son  compartiment  et, 
l'instant  d'après,  re[)araissait  avec  le  plus  gracieux 
sourire,  portant  une  brassée  de  papier.  Alors  ce 
fut  comme  une  traînée  de  poudre.  Sur  toute  la 
longueur  de  l'International,  les  bustes  disparurent 
derrière  l'éclat  des  vitres  et  aussitôt  à  toutes  les 
portières  des  journaux  apparurent.  L'elFet  lut  ma- 
gique. De  notre  train,  de  tous  les  wagons,  les 
hommes  bondirent  sur  le  quai,  d'un  saut  traver- 
sèrent les  voies  et  assiégèrent  les  portières.  Les 
journaux  s'éparpillèrent.  De  suite,  les  conversa- 
tions s'engagèrent  :  «  Vous  venez  de  Verdun? 
Qu'avez-vous  fait?  Ou  éliez-vous?  C'était  terrible?  » 

Les  voyageurs  étaient  d'une  avidité  insatiable. 
Cependant  cette  avidité  se  calma  peu  à  peu  et,  à 
mesure  cpie  le  calme  descendait,  l'union  des  cœurs 
s'aflirmait.  De  nouveau  la  distribution  générale 
reprenait.  Par  les  portières  passaient,  en  ordre 
serré,  les  provisions  de  voyage,  les  gâteaux,  les 
fruits,  les  cigares,  les  cigarettes.  Le  train  fut  vite 
dépouillé  et,  les  mains  vides,  ces  braves  gens 
n'avaient  j)lus  à  ofl'rir  {|ue  leur  cœur  et  leurs  sou- 
rires. 

Du  haut  d(!  mon  marchepied,  j'admirais  celte 


216  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

scène  émouvante,  le  cœur  étreint.  J'étais  dominé 
par  une  force  supérieure  ;  j'avais  le  sentiment 
d'une  présence  auguste,  maternelle,  et  si  grande  ! 
L'àme  de  la  France  planait  au-dessus  de  nous,  et 
ce  sourire  qu'elle  nous  adressait  n'était  qu'un 
faible  symbole  de  l'immense  amour  qu'elle  nous 
portait. 

Un  coup  de  corne  retentit.  Il  fallut  nous  arra- 
cher au  charme  et  regagner  notre  lit  de  paille. 

Le  train  s'ébranla.  Assis  aux  portes,  nous  nous 
laissâmes  rouler,  délicieusement  pénétrés  par  la 
douceur  du  paysage  lorrain  et  par  le  calme  du 
soir  qui  tombait. 

Bientôt  ce  fut  nuit  noire.  Le  sommeil  s'était 
appesanti  sur  nous.  Nous  rentrâmes  pour  nous 
étendre  sur  notre  couche  rude,  et,  heurtés  par  les 
durs  cahots  des  lourdes  voitures,  nous  nous  endor- 
mîmes, bercés  par  la  caresse  reçue  de  la  douce 
France,  dont  l'image,  tel  un  doux  rêve,  flottait  sur 
nos  esprits  charmés. 


Le  27  mai  1916. 

Paul  D..., 

Sergent-fourrier  [depuis,  sous-lieutenantj 
au  N'  de  ligne. 


IV 


I.  A    GUEnUE    DE    DETAIL 

i.  —  Le  cadre  et  In  rie. 

Verdun  est  loin  !  Le  Uain  (jui  nous  emmenait 
vers  l'Ouest  ne  nous  a  pas  transportés  jusqu'en 
Artois,  ainsi  qu'à  la  fois,  nous  l'espérions  et  le 
craignions.  Il  est  allé  bien  loin,  cependant,  jusqu'à 
une  vallre  fameuse  où,  en  septembre  l'.Mi,  notre 
elFort  s'était  buté  contre  un  plateau  escarpé. 

Verdun  est  loin  !  C'est  le  [tassé  déjà  reculé, 
presque  disparu  sous  l'borizon.  A  présent,  nos 
esprits  sont  tournés  avec  confiance,  avec  curiosité 
aussi,  vers  le  secteur  (jue  nous  allons  occuper. 

Ce  secteur  nous  a  été  présenté  sous  un  jour 
favorable  :  c'est  un  secteur  de  tout  repos,  un  sec- 
teur «  pt'père  »  !  Pensez  donc,  les  troupes  que 
nous  relevons  sont  restées  là  di.x-buit  mois  sur 
place.  Le  lieu  n'est  donc  pas  bien  terrible.  Et  puis 
ces  régiments,  ayant  devant  eux  la  persj)ective 
d'un  séjour  indéfini,  ont  sans  doute  organisé  par- 


218  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

faitement  leurs  positions  :  nous  allons  trouver  des 
tranchées  solides,  des  réseaux  parfaits;  nous  vi- 
vrons en  pleine  sécurité.  Ils  se  seront  préoccupés 
aussi  du  confortable  :  nos  abris  seront  superbes, 
et  nous,  heureux  comme  des  princes! 

Nous  avançons  d'un  pas  allègre,  bercés  par  ces 
rêves  d'espérance.  Un  autre  sentiment  cependant, 
sournoisement  s'est  coulé  dans  nos  esprits.  Faut- 
il  donc  avouer  une  ombre  de  jalousie?  Nous  pen- 
sons à  ces  heureuses  troupes  stationnées,  presque 
depuis  le  début,  dans  une  douce  semi-quiétude, 
tandis  que  nous,  nous  prenions  part  à  des  actions 
terribles.  Leur  bonheur  nous  serait-il  amer?  Pauvre 
humanité,  petite  et  mesquine  I 

Travaillés  par  ce  ver  rongeur,  nous  rencontrons 
quelques  détachements  avant-coureurs  des  par- 
tants. Avec  ébahissement,  nous  voyons  les  sacs 
ornés  de  piquets  de  tente.  Chez  nous,  il  y  a  beaux 
jours  que,  au  cours  de  nos  pérégrinations  mul- 
tiples, nous  avons  semé  sur  la  route  ces  acces- 
soires gênants  et  peu  utiles.  Heureux  de  saisir  une 
preuve  tangible  de  longue  immobilité,  d'un  air 
narquois,  nous  lançons  :  «  Eh  bien,  on  vient  du 
dépôt?  »  La  malice  s'en  mêle.  Nous  crions  avec 
ironie  :  «  Vous  allez  à  Verdun  ?  C'est  bien  votre 
tour!  »  Le  détachement  défile  en  nous  renvoyant, 
coup  pour  coup,  quelques  gasconnades,  et  chacun 
continue  son  ciiemin. 

Nous  approchons.    Là-bas,   à   quelques    kilo- 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     219 

mètres,  triste  et  dénudé,  le  plateau  abrupt  barre 
l'borizon  :  une  gigantesque  muraille  de  Chine!  Sur 
les  pentes  courent  de  longues  levées  de  terre  si- 
nueuses, semblables  aux  galeries  de  taupes  dans 
nos  prairies.  Ce  sont  les  boyaux.  Des  tranchées, 
nous  ne  voyons  rien  encore.  Le  premier  aspect  de 
notre  nouveau  séjour  calme  un  peu  notre  enthou- 
siasme :  les  pentes  sont  bien  raides  pour  nous, 
habitués  aux  étendues  plates  du  Nord;  le  plateau 
est  bien  nu  ;  pas  un  arbre  I  II  faudra  se  terrer  sans 
répit. 

Encore  un  petit  effort,  et  nous  voici  à  domicile. 
Le  boyau  s'ouvre  devant  nous.  Impression  excel- 
lente. Il  est  superbe!  Large  comme  jamais  nous 
n'en  avons  vu  de  pareil;  le  fond  est  pavé  de  cail- 
lebottis  qui,  par  mauvais  temps,  doivent  faciliter 
singulièrement  les  allées  et  venues  ;  les  lignes 
téléphoni(jues  sont  parfaites  :  isolateurs  en  porce- 
laine i)lanche  et  [)arallélisme  impeccable  ! 

Ahuris  de  ce  confort,  nous  nous  avançons  saisis 
de  crainte  et  de  respect.  Comme  le  parent  pauvre, 
pénétrant  dans  le  vestibule  magnifique  du  cousin 
millionnaire,  nous  sommes  gênés  :  nous  craignons 
de  casser,  de  salir,  et  nous  nous  posons  cette 
question  :  «  Que  signifie  donc  ce  luxe?  » 

Depuis,  j'ai  eu  la  clef  de  l'énigme.  Lors  de  mon 
premier  voyage  au  village  tout  proche,  des  habi- 
tants me  renseignèrent.  Le  secteur,  peu  de  se- 
maines auparavant,  avait  eu  l'honneur  d'une  visite 


220  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

d'hommes  politiques  du  plus  haut  rang,  qui  étaient 
venus  s'y  faire  une  compétence.  L'autorité  avait 
choisi  à  cet  effet  un  secteur  modèle,  se  prêtant 
aisément  aux  évolutions  des  puissants  person- 
nages. 

Mon  interlocuteur  ajouta  une  anecdote  savou- 
reuse. L'autorité  consentait  bien  à  se  prêter  au  désir 
des  nobles  visiteurs,  mais  elle  entendait  les  mener 
où  elle  voulait  et  pas  plus  loin.  On  s'y  prit  de  jolie 
façon.  Au  moment  voulu,  des  grenades  sont  lancées 
aux  Allemands;  ceux-ci,  mécontents,  répondent. 
Bientôt  le  75  intervient  dans  le  débat;  l'artillerie 
adverse  en  fait  autant,  et  en  quelques  minutes,  un 
concert  peu  rassurant  ébranlait  la  position. 

Les  illustres  visiteurs  s'arrêtèrent,  interdits, 
dressèrent  la  tête.  «  Qu'est-ce  que  cela?  »  deman- 
dèrent-ils :  «  Oh!  rien!  Les  Boches  veulent  nous 
ennuyer;  nous  allons  les  faire  taire.  Au  reste, 
nous  n'irons  pas  jusque-là  !  » 

Rassuré,  le  cortège  reprit  sa  marche  jusqu'à  la 
limite  fixée  :  on  s'arrêta  dans  la  première  tranchée 
de  la  deuxième  position  pour  examiner  le  paysage. 

La  vue  était  splendide.  La  tranchée  commandait 
un  ravin  large  et  profond.  Sur  la  pente  opposée, 
tout  en  haut,  à  des  bandes  grises  se  devinaient 
des  lignes  de  tranchées.  Mais  quelle  était  leur 
nationalité?  Rien  ne  le  révélait  à  des  yeux  inexpé- 
rimentés. Les  visiteurs  pouvaient  très  bien  se 
donner  la  fière  illusion  de  se  trouver  en  première 


IMAGKS  DE  LA  GRANDE  GUERRE     221 

iig;ne,  face  à  l'ennemi,  et  de  barrer,  de  leur  poitrine, 
à  l'envahisseur,  le  chemin  de  Paris. 

Leur  suggéra-t-on  cette  enivrante  illusion?  Mon 
narrateur  ne  me  le  dit  pas,  mais  que  j'ai  regretté 
alors  do  n'avoir  pas  assisté  à  la  comédie!  Dans 
nos  précédents  secteurs,  j'avais  rencontré,  à 
mainte  ro[)risc',  des  curieux  de  l'arrière,  cavaliers, 
automobilistes,  C.  0.  A.,  inlirmiers  en  cours  de 
tournée,  qui  se  risquaient  jusqu'à  nous  pour  son- 
der le  mystère  de  la  tranchée.  Ils  avançaient  l'œil 
inquiet,  courbant  le  dos,  et  leur  attitude  parfois 
incertaine  excitait  notre  malice  de  vétérans.  A 
chaque  pas,  des  iiommes  charitables  leur  glis- 
saient à  l'oreille  ces  avis  touchants  :  «  Attention, 
ce  boyau  est  [)ris  d'enfdade  par  une  mitrailleuse. 
—  Attention,  ce  carrefour  est  balayé!  »  Les  vi- 
sages se  rembrunissaient  et,  quelques  secondes, 
reflétaient  un  peu  d'indécision.  Puis,  voulant  être 
bravo  devant  les  vulgaires  fantassin.s,  la  troupe, 
s'aplalissant,  passait  à  la  course  l'endroit  dange- 
reux. Les  hommes  les  laissaient  défiler  en  leur 
prodiguant  des  «  gare  à  vous  »,  pleins  d'intérêt  et, 
le  dernier  disparu  au  tournant,  les  rires  explo- 
saient. 

Mais  je  m'égare  à  la  suite  des  grands  iiommcs. 
Reprenons  notre  fil. 

Long  dédale  de  boyaux  :  nous  nous  engageons 
dans  une  série  interminable  de  tranchées,  suivant 


222  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

à  l'aveuglette  notre  guide.  La  marche  est  pénible  : 
nous  avons  déjà  parcouru  pas  mal  de  kilomètres, 
escaladé  des  pentes  raides  qui  nous  ont  brisé  les 
jambes  et  fatigué  les  poumons;  nous  sommes 
écrasés  par  notre  charge  de  portefaix  et  surtout 
nous  étouffons  dans  l'air  stagnant  des  boyaux,  où 
le  soleil  déverse  inexorablement  sa  moite  chaleur. 

L'esprit,  anéanti,  n'a  plus  devant  lui  que  cette 
idée  :  «  Sommes-nous  bientôt  au  bout?  »  Enfin 
nous  débouchons  dans  la  tranchée  qui  fut  le  ter- 
minus des  fameux  visiteurs  et  de  là  nous  jetons 
un  rapide  coup  d'œil  sur  la  position.  Le  site  est 
superbe  à  la  vérité,  mais  nos  puissances  admira- 
tives  sommeillent.  Le  guide  nous  montre,  accro- 
ché sur  la  pente  d'en  face,  à  mi-hauteur,  le  P.  C.  (1) 
du  bataillon.  C'est  notre  but,  cela  nous  suffit.  Hyp- 
notisés par  cette  idée  du  terme,  nous  descendons 
le  ravin,  puis  entreprenons  la  nouvelle  et  dernière 
ascension.  Les  poumons  fonctionnent  mal:  tous 
les  4  ou  5  mètres,  nous  nous  arrêtons  pour  com- 
primer les  soubresauts  désordonnés  du  cœur,  et 
respirer  à  traits  profonds. 

Enfin,  nous  y  sommes.  Nous  laissons  tomber 
notre  sac;  nous  déposons  notre  équipement  en- 
€ombrant,  notre  lourde  capote,  et  nous  soufflons. 

Bientôt  nos  facultés  sont  revenues  et  nous  nous 
intéressons   à   notre    nouveau    séjour.    Spectacle 

(1)  Poste  de  commandenieat. 


IMAGES  DE   LA  GRANDE  GUERRE     223 

encliantcur.  A  nos  pieds  s'étend  un  ravin  aux 
courbes  gracieuses.  A  gauclie,  il  se  ferme  avec 
l'éléganco  d'une  carène  de  navire,  tandis  ijue,  de 
l'autre  côte,  il  s'évase  et  débouche  dans  une  molle 
vallée,  sur  laquelle  il  ouvre  une  large  perspective 
se  perdant  à  l'infini  des  lointains.  Aux  flancs  du 
ravin,  des  buissons  sont  accrochés,  dus  arbres 
isolés;  dans  le  fond,  et  là-bas  dans  la  vallée,  à 
perte  de  vue,  s'étend  un  tapis  moutonnant  de 
cimes  innombrables,  sur  lesquelles  le  premier 
printeinjis  a  jeté  un  manteau  de  tendre  verdure. 
Sur  celtu  étendue  tranquille,  le  soleil  verse  avec 
sérénité  sa  douce  lumière.  Saisis  de  cette  splen- 
deur et  de  cette  immensité,  nous  admirons  et  nous 
méditons.  Quelle  vie  calme  et  heureuse  nous  al- 
lons mener  dans  ces  beaux  lieux! 

Rien  ne  manque  à  notre  bonheur  :  le  paysage 
est  ravissant;  notre  abri  est  solide,  les  Hoches 
sont  calmes.  C'est  bien  le  secteur  rêvé. 

Le  jour  de  l'arrivée,  fatigué  par  une  longue 
marche  et  de  pénibles  ascensions,  je  n'étais  pas 
monté  aux  tranchées.  Du  reste,  j'en  avais  déjà 
tant  vues,  même  de  première  ligne,  que  je  n'avais 
plus  les  curiosités  des  maraitouts  de  l'arrière. 

Le  lendemain  matin,  une  occasion  se  présente; 
j'en  profite  pour  rendre  visite  à  mes  amis.  J'enfile 
le  boyau.  11  n'est  guère  commode  :  c'est  un  esca- 
lier. J'avance  quelque  peu,  j)uis  tout  à  coup  me 
voici  au  P.  C.  de  mon  capitaine.  Quoi,  déjà?  Dans 


224  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

€6  cas>  les  lignes  sont  loin?  Non,  à  quelques  cen- 
taines de  mètres.  Mais  c'est  effrayant  1  Que  l'en- 
nemi nous  donne  un  coup  de  coude  et  nous  tom- 
bons au  fond  du  ravin.  Au  moins  cette  situation 
détestable  est  compensée,  sans  doute,  par  des  tra- 
vaux parfaits? 

Je  pousse  mon  exploration  à  travers  le  front  de 
ma  compagnie  et  partout  je  recueille  une  impres- 
sion fâcheuse.  Je  rencontre  l'un  de  mes  camarades 
qui  connaît  déjà  la  position  à  fond  :  «  Que  vaut 
notre  secteur?  —  Rien;  il  est  très  dangereux! 
Voyez  les  Boches!  ils  nous  dominent  de  partout; 
rien  ne  leur  échappe.  Et  de  notre  côté,  quelle 
pauvre  organisation!  nous  n'avons  pas  de  poste 
de  guetteurs,  pas  même  de  créneaux.  Nos  senti- 
nelles sont  forcées  de  rester  au  fond  de  la  tranchée 
et  d'observer  par  l'oreille.  Si  jamais  elles  passaient 
un  œil,  elles  recevraient  une  grêle  de  balles.  Ce 
matin  nous  avons  déjà  eu  un  blessé  dans  ces  con- 
ditions et  depuis  personne  n'ose  plus  lever  la  tête. 
Nous  sommes  aveugles!  Et  pour  comble,  nous  ne 
sommes  pas  protégés.  Pas  de  réseaux,  ou  presque 
pas  ;  les  lignes  étant  trop  rapprocliées,  nos  prédé- 
cesseurs n'ont  pas  osé  en  placer.  Mais  voyez  ceux 
des  Boches  !  » 

Je  passe  en  deuxième  ligne.  Même  impression. 
—  «  Etes-vous  bien  installés?  —  Ah  oui!  regardez! 
La  terre  des  boyaux  et  des  tranchées  forme  des 
levées  tellement  hautes  que  nous  n'avons  aucun 


IMAGKS  DK    LA  GRANDE  GUERRE     22o 

champ  (le  tir!  —  Au  moins,  vous  avez  fie  bons 
abris?  —  Oui,  ils  sont  <i  toute  épreuve,  mais  trop 
profonds,  et  la  plupart  n'ont  qu'une  issue.  Que 
rennemi  fasse  irruption  et  nous  serons  pris  comme 
des  lapins  au  gîte  ! 

«  Attendons  (juebjuos  jours;  que  le  colonel  ou 
un  général  passe  l'inspection,  et  nous  aurons  du 
travail  :  création  de  réseaux,  installation  de  cré- 
neaux, d'abris  de  guetteurs,  arasage  des  talus, 
ouverture  des  abris.  Nous  n'allons  pas  chô- 
mer !  » 

Mon  ami  s'arrête  à  cette  conclusien  d'ordre 
pratique,  et  c'est  bien  naturel.  Quant  à  moi,  moins 
intéressé  dans  la  question,  je  redescends  à  mon 
poste  frappé  par  la  complexité  de  la  guerre,  sur- 
tout de  la  guerre  de  tranchées.  On  ne  la  considère 
jamais  que  sous  un  angle.  Nous  y  voyons  bien, 
nous,  la  résistance,  mais  encore  et  surtout  le  plus 
grand  tort  possible  fait  à  l'ennemi.  D'autres,  au 
contraire,  envisagent  de  préférence  un  aspect  dif- 
férent :  la  défensive,  le  risque  à  éviter,  les  pertes 
à  limiter.  Chez  eux,  les  abris  seront  inviolables, 
mais  les  travaux  défectueux,  et  les  amorces  d'at- 
taques moins  poussées. 

Il  semble  que  cette  dernière  conception  ait  pré- 
^alu  dans  notre  région.  N'en  eussions-nous  pas 
d'autres  preuves,  nous  en  serions  avertis  par  les 
nombreuses  plaques  installées  partout  :  «  Il  est 
absolument  défendu  de  toucher  aux  obus  non 
II.  15 


226  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

éclatés.   »  Ces  rectangles  de  bois  sont  un  signe 
révélateur,  l'enseigne  de  la  maison. 

Nous  prenons  possession  de  notre  secteur,  do- 
minés par  cette  impression  d'insécurité  qui  nous 
oppresse.  Mais  peu  importe.  On  nous  l'a  confié; 
nous  ne  tromperons  pas  la  confiance  de  nos  chefs. 
La  position  est  fâcheuse;  nous  compenserons 
donc  ses  déficits  par  un  peu  plus  de  courage,  une 
bonne  volonté  plus  grande,  et  tout  ira  bien. 

Partagés  entre  ces  sentiments  d'inquiétude  et 
de  décision,  nous  entrons  résolument  dans  notre 
vie  nouvelle  —  vie  de  calme  et  de  monotonie.  Le 
temps  s'écoule  lentement,  toujours  pareil  à  lui- 
même,  semblable  à  une  bande  uniforme  qui  se 
déroule  sans  arrêts,  sans  points  de  repère  :  plus 
de  jours,  plus  de  semaines,  plus  de  quantième, 
presque  plus  de  mois.  Ce  n'est  plus  le  temps  mor- 
celé, divisé;  c'est  presque  l'éternité  immobile,  ou 
mieux,  comme  disent  les  philosophes  scolastiques, 
Yaevum. 

Nous  commençons  la  guerre  de  détail,  de  petit 
détail.  En  haut,  sur  le  plateau,  c'est  l'immobilité 
absolue,  mais  vigilante.  Les  guetteurs  sont  à  leur 
poste,  épiant  avec  une  attention  constante  les 
moindres  mouvements  de  l'ennemi.  Malheur  à 
celui  qui  se  révèle  :  passe-t-il  la  tête  au-dessus  du 
parapet,  obscurcit-il  le  trou  clair  d'un  créneau,  un 
coup  de  fusil  retentit  et  parfois,  trop  rarement,  un 


IMAGK.S    Di:    LA    GRANDK    (iUKHRE  iil 

fl  a-ia-iaïe  »  éperdu  s'élève  de  la  tranchée  d'en  face. 
—  Toujours  un  de  moins,  pensent  nos  hommes 
en  cho'ur.  l']t  d'un!  I']t  la  vigilance  reprend,  aiyui». 
L'insensihle  course  du  temps  est  brisée,  çà  et 
là,  par  des  incidents  qui  reposent  un  instant  l'at- 
tention. Tantôt  un  Boche  audacieux  paraît  sur  le 
parapet,  (juclques  instants,  là-has  dans  le  lointain. 
Inutile  de  tirer,  il  est  troj)  loin!  —  Tantôt,  des 
tranchées  et  des  boyaux  ennemis,  surgissent  des 
pelletées  de  terre  qui  planent  un  instant  et  s'éta- 
lent sur  les  talus.  Les  «  autres  »  travaillent.  Vite, 
un  coup  de  téléphone  à  l'artillerie  :  «  terre  remuée, 
boyau  Ilindonhurg!  »  Quelques  instants  après, 
retentissent  les  départs,  puis  voici  en  arrière,  bien 
loin,  des  sifflements  qui  se  pressent  furieux  et 
passent  rapides  au-dessus  de  nos  tètes.  En  même 
temps,  en  avant,  au  milieu  des  pelletées  de  terre 
surprises,  jaillit  soudain  une  flamme  fugitive, 
monte  un  nuage  rond  et  enfin  éclate  un  choc  sec 
et  strident.  Les  coups  se  succèdent  pendant  quel- 
ques instants,  puis  le  silence  et  l'immobilité,  ab- 
solus cette  fois,  se  rétablissent.  Y  a-t-il  eu  de  la 
casse  là-bas?  Mystère!  — Parfois  un  bourdonne- 
ment retentit  en  l'air.  Aéroplane!  Ne  bougeons 
plus!  Et  l'on  observe  attentivement.  Est-il  fran- 
çais? allemand?  Les  yeux  exercés  ont  vite  résolu 
le  problème.  C'est  un  allemand!  Oh,  le  voleur, 
comme  il  est  bas;  il  nous  nargue.  Attends  un  peu; 
et  aussitôt  sur  le  passage  de  l'oiseau,  les  fusils 


228  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

partent;  les  mitrailleuses,  tour  à  tour,  du  fond  de 
leur  gîte,  étendent  sur  sa  route  leurs  volutes 
d'acier  et  remplissent  le  ravin  de  leurs  crépite- 
ments qui  roulent  par  vagues  immenses  vers  le 
lointain.  L'artillerie  arrive  enfin  :  des  coups  sourds, 
des  sifflements  plaintifs;  et  voici  des  points  blancs 
qui  piquètent  le  ciel,  poursuivent  l'aéro,  et  restent 
immobiles  dans  l'azur  comme  pour  jalonner  son 
passage.  Les  fantassins  fascinés  suivent  la  pour- 
suite. Trop  long!  Ils  tirent  donc  au  hasard,  ces 
artilleurs?  Meilleur.  Ah,  très  bon!  —  Oui,  coup  de 
hasard,  murmure  un  sceptique!  Pourtant  le  mo- 
teur s'est  tu;  l'oiseau  descend  rapidement;  il  va 
disparaître  derrière  la  hauteur.  Touché!  Touché! 
Il  en  a!  Les  cœurs  se  dilatent  et  pendant  que  nous 
nous  félicitons  du  bon  coup,  soudain  le  ronronne- 
ment reprend  et  là-bas,  au  loin,  l'aéro,  moqueur, 
reprend  son  essor  et  s'éloigne. 

D'autres  distractions  sont  moins  agréables.  Un 
de  nos  guetteurs  se  montre;  une  balle  le  salue. 
Ce  n'est  rien.  Il  met  son  casque  au  bout  du  fusil  et 
fait  a  rigodon  »  pour  faire  la  nique  au  Boche.  — 
Un  homme,  en  se  rendant  au  poste  d'écoute,  mar- 
che sans  prudence  et  fait  sonner  les  caillebotis. 
Un  Allemand,  averti,  lui  lance  une  grenade.  L'en- 
nemi a  cru  deviner  des  travailleurs  dans  un  coin 
de  boyau.  Il  leur  envoie  un  «  seau  à  charbon  », 
qui  éclate  avec  une  furie  indescriptible,  mais  lieu- 
reusement  ne  fait  aucun  mal. 


IMAGES  DK  LA  GRANDE  GUERRi:     229 

Tels  sont  les  menus  incidents  (jui,  <le  loin  en 
très  loin,  rompent  la  morne  hanalitt'  du  guet.  Un 
instant  l'esprit  se  distrait  et  bien  vite  retombe  sous 
le  poids  de  la  lourde  atonie. 

La  nuit  est  plus  agitée  :  le  voile  épais  des  ténè- 
itres  favorise  l'activité  et  permet  toutes  les  au- 
daces. La  vigilance  redouble  :  les  Allemands  vont 
peut-être  travailler  à  leurs  réseaux,  ou  môme 
envoyer  des  patrouilles;  elles  tenteront  de  voler 
nos  cbevaux  de  frise,  nos  sphères,  comme  elles 
l'ont  dtjîi  fait  —  ce  qui  est  bien  vexant!  —  ou  bien 
elles  essayeront  un  nouveau  coup.  Il  s'agit  donc 
de  percer  les  ténèbres,  de  deviner  des  ombres  à 
une  sim{)le  nuance  de  noir.  Vigilance  de  lonl  et, 
encore  plus,  de  l'oreille.  De  temps  à  autre,  dans 
les  réseaux  ennemis,  un  grincement,  des  chocs  se 
produisent.  Les  guetteurs  écarquillent  les  yeux. 
«  Ah,  gredins!  Attendez  là,  si  je  vous  vois!  »  Un 
Iffou  elFrayant  retentit;  c'est  une  fusée  qui  prend 
son  vol  en  dessinant  sa  trajectoire  par  une  traînée 
de  feu.  Parvenue  au  sommet  de  sa  course,  elle 
s'allume  soudain  et  [)lane,  entraînée  doucement 
par  le  vent,  tandis  qu'elle  verse  sa  pâle  lumière. 
Le  guetteur  scrute  la  région  suspecte  :  Rien  !  Des 
rats  sans  doute  !  La  fusée  s'éteint,  l'obscurité 
retombe.  Quelques  instants  après,  les  Boches  sont 
rassurés  et  les  grincements  reprennent.  Les  re- 
fiards  se  tendent  avec  effort.  Ah!  enfin,  les  voilà! 
Le  guetteur  aper(;oit  trois,  quatre  masses  grises 


230  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

qui  s'agitent  dans  le  noir.  Justement  les  voilà  qui 
se  groupent.  La  cible  est  trop  belle.  Le  guetteur 
braque  son  fusil,  vise  au  jugé  et  tire.  Un  râle  en 
face  lui  répond  et  bientôt,  de  nouveau  un  silence 
d'horreur  pèse  sur  le  plateau. 

Il  ne  suffît  pas  de  veiller;  il  faut  agir  aussi,  et  la 
besogne  est  énorme  :  passer  les  fils  de  fer  pour 
ennuyer  les  travailleurs  ennemis,  surprendre  les 
patrouilles,  éventer  les  ruses,  obtenir  des  rensei- 
gnements. Dès  que  la  nuit  s'est  épaissie,  trois, 
quatre  ombres  escaladent  le  parapet  et  se  glissent 
sans  bruit  dans  la  section  tortueuse  du  réseau.  Les 
voici  en  terrain  libre.  La  situation'  est  délicate  ;  la 
moindre  imprudence,  une  légère  témérité  peuvent 
causer  un  désastre.  La  patrouille  se  déploie  et  en 
rampant,  prudemment,  à  travers  les  herbes  hautes, 
s'avance  vers  l'objectif  désigné.  Il  n'est  pas  bien 
éloigné,  mais  que  de  temps  pour  y  parvenir!  On 
avance  pas  à  pas,  évitant  le  moindre  heurt,  le 
moindre  souffle.  Il  faut  inspecter  à  chaque  pas, 
surprendre  les  bruits,  les  interpréter.  Les  jours 
sont  revenus  des  trappeurs  et  des  Mohicans.  Si 
jamais  une  patrouille  boche  était  à  l'affût  I  Si  l'on 
allait  se  jeter  sur  la  gueule  des  fusils  1  Donc, 
attendre,  laisser  à  l'ennemi,  s'il  est  là,  le  temps  de 
déceler  sa  présence,  puis  l'encercler  et,  s'il  résiste, 
le  massacrer.  —  Mais,  rien!  En  avant!  Encore 
quelques  mètres.  Tout  à  coup,  une  lueur  blafarde 
de  clair  de  lune  :  une  fusée.  Vite  à  plat  ventre. 


IMAGES  DK  LA  GRANDE  GUERRE     231 

sinon  la  mitrailleuse  va  balayer  le  terrain.  La  pa- 
trouille figée,  le  nez  dans  la  terre,  attend  anxieuse 
que  l'ombre  la  protège.  C'est  fini.  Le  cbef,  mettant 
à  profit  la  clarté,  à  travers  les  licrbes,  a  reconnu 
l'objectif  et  inspecté  le  chemin.  En  avant!  Les 
hommes  rampent  et  s'avancent  peu  à  peu.  Les 
voici  au  but;  ils  sont  renseignés  :  l'ennemi  n'a  pas 
achevé  son  travail;  ses  réseaux  sont  encore  dis- 
loqués. —  C'est  déjà  bien;  mais  nos  chasseurs  ne 
veulent  pas  rentrer  bredouille.  Voici  justement, 
à  quatre  mètres,  le  débouché  d'une  sortie.  Si  les 
Bociies  viennent  travailler,  ils  passeront  par  là.  Ce 
serait  trop  beau  !  La  patrouille  se  range  à  grands 
intervalles  devant  la  sortie  et,  patiente  d'une  pa- 
tience animale  de  braconnier,  épie  durant  des 
heures,  sans  un  mouvement,  sans  un  souffle. 

La  nuit,  ce  n'est  pas  seulement  le  guet  ou  la 
chasse;  c'est  avant  tout  le  travail.  Dès  que  la 
brume  est  descendue,  le  plateau  désert  sort  de  sa 
léthargie.  De  la  profondeur  des  gourbis,  des 
ombres  surgissent  et,  affairées,  circulent.  De  l'ar- 
rière, par  les  boyaux,  les  corvées  en  longues  files 
arrivent,  portant  le  matériel.  Dos  munitions  :  gre- 
nades, fusées,  énormes  torpilles  qui  font  se 
courber  le  dos;  du  matériel  de  défense  :  piquets, 
pelotes  de  fil  de  fer,  splièrcs,  gigantesques  che- 
vaux défrise  (jui  avancent  à  contre-cœur  dans  les 
boyaux  tortueux.  Les  travailleurs  montent  aussi. 


232  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

nombreux.  La  tâche  est  immense  et  pressante  : 
les  réseaux,  ouverts  par  les  «  seaux  à  charbon  », 
exigent  des  réparations.  En  quelques  endroits,  ils 
sont  trop  faibles;  il  faut  les  élargir  et  les  épaissir. 
La  corvée  franchit  donc  le  parapet,  avec  un  cer- 
tain frisson,  sans  hésitation  pourtant,  et,  protégée 
par  une  patrouille  couchée  à  quelques  mètres  (les 
lignes  sont  si  rapprochées  que  l'on  ne  peut  aller 
plus  loin),  elle  se  déploie  et  le  travail  commence. 
Travail  de  mystère,  dans  l'ombre  et  le  silence.  Les 
piquets  à  vis  s'enfoncent  lentement,  sans  un  coup, 
sans  un  choc;  les  fils  de  fer  se  déroulent  et  s'ac- 
crochent avec  circonspection.  Parfois  un  grince- 
ment. Le  maladroit  se  fait  rabrouer  d'une  excla- 
mation énergique,  bien  qu'étouffée,  ou  d'un  coup 
de  poing  amical  et  vigoureux.  Voilà  une  fusée  :  la 
corvée  s'aplatit  dans  la  luzerne  et  le  plateau  appa- 
raît solitaire,  innocent,  sinistre.  Puis,  le  travail 
reprend,  entrecoupé  çà  et  là  de  menus  incidents, 
obstiné  toujours. 

Pendant  ce  temps,  un  peu  en  arrière,  la  terre 
s'agite.  Une  équipe  achève  la  construction  d'abris 
de  guetteurs;  une  autre  redresse  dans  les  tran- 
chées et  couloirs  les  parois  écroulées;  une  troi- 
sième approfondit  les  passages  dangereux. 

La  nuit  s'écoule  dans  une  activité  fiévreuse, 
mais  dès  qu'un  rais  de  lumière  révèle  les  êtres  et 
les  choses,  toute  vie  disparaît.  Les  habitants  des 
tranchées  s'enfoncent  dans  leurs  gourbis;  les  cor- 


IMAGES  DE  LA  GRANUK  GUERRE     233 

vées  réintègrent  les  boyaux  et,  (juand  le  soleil 
radieux  se  lève,  il  n'éclaire  plus  (|u'uii  plateau 
dénudé,  morne  et  désertique. 

La  mort,  cependant,  n'est  pas  générale  En  haut 
le  silence  immobile  plane,  mais  dans  le  ravin,  une 
fourmilière  s'agite  et  se  démène.  Les  hommes, 
(jui  se  sont  reposés  la  nuit,  sont  sortis  de  leurs 
terriers.  Du  iiaut  de  ma  terrasse,  je  les  ai  vus 
surgir  un  à  un  de  leurs  trous  noirs,  s'assembler 
(juelques  instants,  prendre  des  ordres,  puis  se  dis- 
perser. Kn  quehpies  minutes,  une  cité  ouvrière 
s'est  constituée;  les  ateliers  se  sont  groupés  et 
chacun,  utilisant  ses  talents,  son  expérience,  se 
met  à  l'œuvre.  L'intéressante  confrérie  des  cuisi- 
niers grouille  autour  de  ses  marmites;  les  ordon- 
nances vaquent  aux  soins  de  leur  ménage;  les 
l)ionniers  creusent,  les  charpentiers  martèlent. 
Voici  des  ateliers  plus  importants  :  une  compagnie 
tout  entière  travaille  le  hl  de  fer.  Elle  j)réj>are  le 
matériel  de  défense  (jui,  le  soir,  sera  transporté 
aux  tranchées  :  les  uns  dressent  et  habillent  les 
i  chevaux  de  frise;  d'autres  enroulent  des  pelotes; 
d'autres  construisent  des  sphères.  []n  autre  groupe 
dé[)ose,  on  tas  bien  ordonnés,  le  gros  matériel,  les 
rondins,  les  traverses,  les  poutres,  les  planches 
(jui,  la  nuit  prociiaine,  iront  s'engloutir  là-iiaut.  Du 
s])cctacle  de  ce  jietit  monde,  se  dégage  une  im- 
pression de  vie  et  de  gaieté,  aussi  dilatante  (|ue  la 
solitude  alfectée  du  plateau  est  impressionnante. 


834  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

C'est  la  vie  de  tranchées  :  surveillance  immobile 
d'une  part,  de  l'autre,  activité  laborieuse.  Bien 
que  très  différents,  ces  deux  genres  de  vie  ont 
un  point  d'étroite  ressemblance;  tous  deux  sont 
dominés  par  un  même  sentiment  :  la  monotonie. 
Que  l'on  soit  sur  le  plateau  ou  dans  le  ravin, 
chaque  jour  est  la  répétition  de  la  veille,  chaque 
heure  un  décalque  de  la  précédente.  Quoi  d'éton- 
nant si,  avec  un  tel  régime,  la  vie  perd  de  sa 
saveur,  et  si  parfois  les  hommes  s'ennuient? 

L'ennui  est  le  grand  ennemi  qui,  finalement, 
n'épargne  personne.  En  général,  il  est  bénin  :  un 
peu  de  tristesse,  un  peu  de  vague  à  l'âme;  ce  n'est 
pas  dangereux.  Cependant,  comme  toute  maladie 
chronique,  l'ennui  a  ses  crises.  Elles  s'appellent  le 
«  cafard  »  ;  comme  la  bète  du  même  nom,  l'ennui 
ronge  alors  profondément  et  ses  désastres  sont 
immenses. 

Le  cafard  est  un  mal  étrange,  aux  origines  mys- 
térieuses. Presque  toujours  il  naît  sans  cause 
apparente.  Le  matin,  le  malade  s'éveille  en  mau- 
vaises dispositions.  Le  corps  est  mou,  l'énergie 
absente;  un  poids  pèse  sur  le  cœur,  un  voile  as- 
sombrit l'esprit.  Un  vague  malaise  oppresse,  dont 
on  est  à  peine  conscient.  L'homme  est  mécontent, 
irascible.  Son  front  est  barré  et,  à  ce  symptôme, 
les  camarades  se  disent  :  «  Laissons  le  vieux  tran- 
quille. » 

Dans  cet  état  d'âme,  le  malade  commence  sa 


IMAGES  DI::  LA  GRANDE  GUERRE     23S 

journée  sans  pensée,  l'esprit  noyé  dans  le  va^c. 
Il  se  traîne.  Il  n'a  pas  le  cœur  à  l'ouvraj^e.  o  Eh 
bien,  ça  ne  va  pas?  lui  demande  un  copain.  —  Je 
ne  sais  pas  ce  que  j'ai.  » 

Ce  qu'il  a?  C'est  le  mal  du  pays  qui  l'écrase. 
Un  petit  incident  fera  éclater  l'accès;  un  nom  pro- 
noncé tout  près  et  qui  réveille  les  souvenirs 
endormis,  un  visage  qui  en  rappelle  un  autre  de 
là-bas,  un  commandement  un  peu  brusque  qui, 
par  contraste,  fait  penser  au  doux  régime  de  la 
famille.  Et  voilà  que  tout  à  coup  le  voile  se 
déchire.  Le  malheureux  homme  a  le  mirage  :  il 
voit  son  intérieur,  les  êtres  aimés,  sa  terre,  le  clo- 
cher, loui  ce  (jui  a  fait  sa  vie  jusqu'au  jour  cruel 
de  la  séparation  —  et  sur  ce  tableau  d'amour 
plane  l'atroce  pressentiment  :  «  Tu  ne  les  reverras 
plus.  C'est  fini  à  jamais  I  o 

Une  détresse  immense  envahit  son  c(pur.  Il  est 
mallieureux;  il  n'a  plus  raison  de  vivre;  il  est 
désespéré. 

Locjue  lamentable,  il  se  traîne,  ne  sachant  que 
«levenir  et  lorsque  enfin  il  trouve  un  moment  de 
libre,  il  s'écarte —  toute  société  lui  est  odieuse  — 
il  s'assied  et,  la  tête  dans  ses  mains,  il  songe.  A 
quoi?  A  rien.  Il  ne  pense  même  pas  aux  siens; 
leur  .^^ouvenir  lui  est  trop  douloureux;  il  l'écarté 
avec  violence.  Il  rêve  : 

Pauvre  oiseau  perdu  dans  la  bruine 
Sur  le  ludt  d'un  vaisseau  perdu... 


236  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

L'amour  enfin  l'emporte.  Il  se  redresse,  tire  de 
sa  poche  un  portefeuille,  y  prend  un  carton  et  lon- 
guement le  contemple.  Les  larmes  montent  à  ses 
yeux  et,  comme  un  enfant,  il  pleure.  Émus,  les 
camarades  s'approchent  en  silence  et  par-dessus 
son  épaule,  saisis  de  pitié,  ils  aperçoivent  sur  la 
pauvre  carte  un  groupe  charmant  :  une  jeune 
mère  entourée  de  jolis  petits  qui,  dans  leur  sou- 
rire forcé,  semblent  dire  tout  bas  :  «  Papa!  revien- 
dras-tu bientôt?  »  Et  de  nouveau  le  sombre  pres- 
sentiment dans  son  cœur  tinte  le  glas. 

Ces  crises  aiguës  sont  rares,  du  moins  chez  les 
caractères  trempés.  Quant  à  l'ennui  normal,  chro- 
nique, son  influence  n'est  pas  néfaste.  Semblable 
à  l'huile  qui,  autour  du  vaisseau  ballotté,  calme  la 
tempête,  il  assoupit  plutôt  les  ardeurs  tumul- 
tueuses d'une  gaieté  trop  vive.  L'âme  est  moins 
agitée,  elle  n'en  est  que  plus  ferme. 

Et  en  effet,  l'impression  dominante  qui  se  dégage 
du  spectacle  de  nos  hommes  est  celle  d'un  cou- 
rage inusable. 

Ce  courage,  selon  son  objet,  revêt  divers  aspects. 
Devant  le  service,  c'est  la  bonne  volonté  sans  res- 
triction. Évidemment,  la  vague  d'enthousiasme 
de  Verdun  est  loin,  mais  loin  aussi  est  le  laisser- 
aller,  l'esprit  de  «  carotte  »  des  cantonnements  de 
repos.  Tous  sentent  que  la  tâche  actuelle  est  néces- 
saire, et  ils  l'accomplissent  avec  conscience.  Qu'ils 
soient  aux    créneaux   ou    qu'ils    exécutent    une 


IMAGES   DI-:    LA   GRA^DK   GUERRE  237 

corvée,  ils  ne  connaissent  (juc  l'ordre  vcru.  Que 
de  fois  n'ai-je  pas  été  ému  par  le  spectacle  de  ces 
braves  supportant  les  fatigues  sans  un  murmure, 
de  ces  jeunes,  encore  ignorants  dos  soulFrances  il 
y  a  (jU('l([U('.s  mois,  mais  surl(jut  de  ces  l>ons  vieux, 
idanchis  [)ar  les  rigueurs  de  la  campagne,  (jui 
marchent  graves,  le  dos  voûté,  plus  ciiargés  de 
leurs  soucis  (jue  de  leur  fardeau.  La  situation  est 
lourde  certes,  et  pourtant  jamais  une  plainte  ne 
sort  de  leurs  lèvres. 

Devant  le  régime  rigoureux,  le  courage  affecte 
la  forme  de  la  résignation  parfaite,  si  parfaite 
(ju'elle  s'ignore.  Et  pourtant  quelle  vie  est  la  leur! 
Sans  doute  ils  ne  supportent  plus  les  horreurs  du 
premier  hiver  de  tranchées.  Mais  avez-vous  estimé 
le  lot  de  fatigues  (jue  leur  imposent  les  longues 
veilles  et  les  innombrables  corvées?  Avez-vous 
savouré  l'austérité  de  leur  existence?  Ils  couchent 
souvent  sur  la  dure,  toujours  sans  confort.  Leur 
nourriture,  suflisante,  est  sans  délicatesse.  Et  la 
plupart  sont  pauvres;  ils  ne  peuvent  donc  s'ac- 
corder aucune  compensation.  Ajoutez  l'empire 
[)erj)<'tuel  de  la  discipline  et,  (jui  jdus  e.st,  le  {)oids 
de  la  vie  conunune.  Il  faut  se  rendre  réel  le  tour- 
billon de  la  vie  dans  un  gourbi  encombré.  Voulez- 
vous  reposer  un  peu?  Quelques  voisins,  inattentifs 
ou  imléliciits,  ne  se  priveront  pas  de  faire  tajiage. 
Recherchez-vous  l'isolement  pour  écrire  un  mot 
en  poix  ou  lire,  afin  d'oublier?  Les  causeries,  les 


238  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

chants,  le  vacarme  s'y  opposent.  Et  si,  par  une 
volonté  tendue,  vous  parvenez  à  vous  écarter  dans 
un  coin  solitaire  et  à  vous  abstraire  du  milieu,  des 
fâcheux  viendront  vous  harceler  de  leurs  conver- 
sations insipides.  Vous  vous  efforcerez  de  leur 
faire  comprendre  votre  désir  d'être  seul  :  eux,  peu 
faits  aux  nuances,  ne  saisiront  pas.  Dans  ce  milieu 
l'homme  a  perdu  tout  droit  de  propriété  sur  lui- 
même;  il  est  devenu  un  bien  banal  à  l'usage  du 
passant. 

Le  renoncement  absolu,  en  de  telles  conditions, 
est  une  vertu  de  rigueur.  Tous,  presque  tous,  le 
professent  et,  ce  qui  est  plus  beau,  ils  n'agissent 
pas  ainsi  sous  l'influence  de  réflexions  profondes, 
mais  en  suivant  la  pente  de  leur  âme,  leur  généro- 
sité naturelle.  Et  ce  sacrifice  est  parfait  :  dans  leur 
dénûment,  dans  leur  perte  d'eux-mêmes,  ils  sont 
gais.  De  la  gaieté  insouciante  des  jeunes  à  la 
bonhomie  grave  des  vieux  s'étend  une  gamme 
où  tous  les  tons  figurent.  Les  tranchées  sont  loin 
d'être  un  séjour  maussade  de  condamnés;  la  bonne 
humeur  éclate  sous  toutes  ses  formes  :  chants, 
plaisanteries,  bons  mots,  farces,  rien  n'y  manque. 
A  part  quelques  notes  graves  qui,  de  temps  à  autre, 
marquent  un  temps  d'arrêt,  l'on  croirait  se  trouver 
en  présence  d'une  humanité  nouvelle,  oublieuse 
d'elle-même. 

Les  dangers  courus  mettent  également  en  relief 
un  courage  magnifique.  Devant  eux,  cette  vertu 


IMAGKS  DE  LA  GRANDK  GUKRRE     Ï39 

revêt  sa  forme  supérieure  :  l'indifrérence.  No 
croyez  pas  (|ue  jo  veuille  dire  inscnsibilil»';.  Loin 
de  là.  La  chair  parle  encore  et  très  haut  jiarfois. 
J'ai  mémo  rcmar(jué  que  depuis  Verdun  hien  des 
systèmes  nerveux  restaient  ébranlés,  et  vibraient 
plus  facilement  :  qu'un  semblant  de  bombarde- 
ment s'annonce,  que  deux  ou  trois  obus  éclatent 
dans  le  ravin,  les  cœurs  palpitent  et  les  membres 
tremblotent.  Mais  la  volonté  reste  aussi  ferme  que 
jamais  et  commande  sans  défaillance.  Les  obus 
peuvent  souffler,  les  marmites  mugir,  les  torpilles 
hululer.  Les  dos  se  courbent  d'instinct  un  instant; 
les  braves  marchent  droit  leur  chemin  sans  un 
regard  en  arriére  :  leur  consigne  est  sacrée  !  Ils 
obéissent  sans  doute  un  peu  à  l'amour-propre,  et 
craignent  avant  tout  de  passer  pour  Lâches.  L'habi- 
tude a  aussi  sa  part  dans  cette  bravoure  :  ils  ont 
côtoyé  la  mort  si  souvent  que  son  horreur  s'est 
usée  au  contact.  Le  fatalisme,  chez  les  moins  cul- 
tivés, joue  également  son  rôle.  Mais  ce  qui  domine 
en  eux,  ce  qui  les  coule,  et  finalement  les  main- 
tient dans  cette  attitude,  c'est  un  sentiment  puis- 
sant, encore  que  confus  et  vague  (jui  remplit  leur 
être.  Ils  savent  et,  par  le  cœur  bien  plus  que  par 
l'esprit,  ils  sentent  (jue  la  patrie  est  une  grande 
réalité,  an  prix  de  huiuelle  les  individus  sont  des 
êtres  subordonnés,  infimes,  et  comme  sans  valeur. 
Sous  l'empire  de  ce  sentiment,  auquel  la  foi  reli- 
gieuse  prête,  ciiez  la  plupart,  (juchpic   chose  de 


240  IMPRESSIONS  DE   GUERRE 

son  caractère  sacré  et  de  sa  fermeté  inébranlable, 
les  pensées  égoïstes  sont  refoulées,  les  intérêts  per- 
sonnels éliminés,  pour  un  temps,  du  champ  habi- 
tuel de  leurs  pensées.  Une  seule  chose  compte 
encore  :  la  France,  la  victoire,  le  devoir!  Un 
malheur  peut  arriver  —  et  cette  perspective  fait 
monter  un  frisson  —  mais  peu  importe.  Animés 
de  cet  esprit  de  sacrifice,  ils  ont  donc  accepté  la 
situation,  et  l'adaptation  a  été  si  parfaite  que  dé- 
sormais l'effort  violent  est  inutile  et  l'héroïsme 
simple. 

Les  exigences  du  service,  les  rigueurs  de  la  vie, 
la  grandeur  du  danger,  tout  glissera  sur  ces 
hommes,  ils  sont  taillés  dans  le  marbre  —  dans  ce 
marbre  éclatant  et  pur  d'où  sortent,  ailées,  les  Vic- 
toires. 


2.  —  Les  actions  militaires. 

Le  temps  se  déroulait  uniforme  sur  le  plateau 
désert.  Sa  monotonie  cependant  devait  être  coupée 
à  plusieurs  reprises  par  des  faits  de  guerre  d'une 
certaine  importance.  Il  est  indispensable  de  s'y 
arrêter  quelques  instants,  si  l'on  veut  se  rendre 
réelle  la  guerre  de  détail. 

Nos  prédécesseurs  nous  avaient  vanté  leur  sec- 
teur de  tout  repos.  Nous  les  avions  écoutés  avec 
un  sourire  sceptique  :  «  Les  secteurs  de  tout  repos, 


iMAGi:s  Dr:  la  ghandI':  guerre         241 

pensions-nous,  nn  son!  pas  faits  pour  nous,  et, 
(|uan(I  par  liasard  on  nous  les  donne,  nous  les 
gâtons.  Attendez  que  le  21"  arrive  (1),  et  vous  allez 
voir  !  » 

Nos  pressentiments  iHaient  justes.  A  peine 
étions-nous  installés  depuis  deux  jours  que  le  ra- 
vin, autrefois  silencieux,  retentissait,  h  intervalles 
variés,  du  fracas  des  obus,  des  prenades,  des  tor- 
j)illes.  Les  Allemands  furent  peu  satisfaits  de  ce 
nouveau  régime  et,  comme  il  menaçait  de  se  pro- 
lonf^^er  indéfiniment,  ils  décidèrent  île  nous  en 
imposer,  de  nous  «  dresser  »,  selon  lexpression 
technique. 

La  fête  fut  fixée  au  jour  de  Pâques.  l"]lle  ne  fut 
pas  pour  nous  une  surprise  complrfc.  Dans  la 
matinée,  un  bruit  étrange  avait  circulé  dans  la 
troupe  :  «  Vous  savez,  le  baudet  a  chaulé  ce  ma- 
tin! —  Quoi?  Quel  i)audet?  —  Le  baudet  des 
Itoches  !  —  Le  baudet  des  Boches!  Qu'est-ce  que 
vous  racontez  là^  —  Eh  oui,  les  Boches  ont  un 
baudet  et  lorsqu'il  ciiante  le  matin,  il  y  a  bombar- 
dement le  soir.  C'est  le  N'  (|ui  nous  l'a  dit!  » 

Nous  atlenilîmes  donc,  (juelque  peu  scepli(pies, 
l'effet  de  la  prédiction. 

Le  soir,  vers  cinq  heures  et  demie,  nous  jouis- 
sions eu  paix  de  la  douceur  dun  beau  jour  de  prin- 
temjis,  lors(pie  tout  à  couj)  au-dessus  de  nos  têtes 

(1)  Lo  rÔKinient  d'artillerie  alTectt^  à  notre  division. 
M.  18 


242  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

plane  un  souffle  de  locomotive  haletante  qui,  l'ins- 
tant d'après,  piquait  droit  devant  nous  dans  le 
fond  du  ravin  et  éclatait  avec  un  bruit  de  pétard. 
C'était  un  «  tuyau  de  poêle  »,  la  dernière  invention 
du  génie  germanique. 

Cet  incident  revêtit  de  suite  une  grande  impor- 
tance :  il  était  un  présage.  Nos  prédécesseurs 
nous  avaient,  en  effet,  passé  cette  consigne  :  lors- 
que les  Boches  bombardent,  c'est  toujours  la 
même  répétition;  leur  imagination  tactique  est, 
en  effet,  peu  développée.  Ils  envoient  ici  quelques 
«  tuyaux  de  poêle  »,  espérant  sans  doute  nous 
surprendre  dans  une  douce  quiétude  ;  puis  les  tor- 
pilles tombent  là-bas,  à  droite,  et  ensuite  les 
explosions  se  propagent  vers  la  gauche. 

Et  de  fait  ce  fut  bien  le  bombardement,  réglé, 
cette  fois  encore,  sur  le  même  scénario.  Les 
bombes  se  mirent  à  fouiller  notre  creux  de  leurs 
pétarades  inoffensives,  et  pendant  que  nous  nous 
divertissions  de  ce  spectacle  nouveau,  soudain  le 
plateau  s'ébranla,  disloqué  :  une  torpille  venait 
d'éclater.  Aussitôt  d'autres  suivirent  ;  nos  artil- 
leurs se  mirent  de  la  partie  avec  vigueur  et  bientôt 
la  hauteur  ne  fut  plus  qu'une  ligne  de  cratères 
d'où  jaillissaient  soudain  des  éclairs  immenses, 
puis  d'énormes  nuages  noirs  qui  montaient  lente- 
ment, tandis  qu'un  tremblement  de  terre  se  pro- 
pageait au  loin. 

Nous  étions  postés  à  200  ou  300  mètres  du  lieu 


IMAGES  DE  LA  GRANDR  GUERRE     243 

(les  explosions;  nous  pouvions  donc  contempler  à 
loisir  un  tableau  superbe.  De  nos  lignes,  les  tor- 
[lillcs  s'«''lan<;aionl  vivement,  s'élevaient  droit  dans 
le  ciel  avec  la  légèreté  de  l'alouette,  puis  arrivées 
à  leur  zénith  s'inclinaient  par  une  série  d'ondula- 
tions gracieuses,  souples  comme  un  vol  d'oiseau. 
Kilos  hésitaient  d'ai)ord,  comme  cherchant  leurs 
^  iclinies,  et  ensuite,  à  une  vitesse  effrayante,  fon- 
•  •aient  sur  leur  proie.  Elles  disparaissaient  enfin 
sous  la  ligne  du  plateau  et  la  flamme  jaillissait. 

Ces  oiseaux  gracieux  croisaient  dans  leur  course 
lies  i)Ourdons  énormes  et  lourds  :  les  «  seaux  à 
charbon  »  de  nos  vis-à-vis.  Leur  vue  était  gro- 
tesque. Ils  montaient  péniblement,  avec  une  grâce 
de  rustaud,  en  roulant  sur  eux-mêmes,  comme 
dépourvus  du  sens  de  l'écjuilibre,  et  retombaient 
f  ensuite,  massifs,  au  milieu  d'un  bourdonnement 
énorme  et  produisaient  une  explosion  de  tonnerre, 
un  cataclysme. 

La  vue  de  ce  déchaînement  de  furie  était 
agréable,  bien  qu'émotionnante,  à  distance;  dans 
les  tranchées,  sous  cette  avalanche,  la  situation 
était  terrifiante.  La  garnison  est  rentrée  dans  les 
abris  et,  dans  un  silence  accablant,  elle  laisse 
passer  l'orage.  Mais  les  guetteurs? Pour  eux,  c'est 
la  lutte  angoissante  de  la  souris  contre  l'aigle  t 
Une  seule  tacti(jue  possible  :  sur[)rendre  l'oiseau 
dans  sa  course,  suivre  ses  évolutions,  et  lorscju'il 
fonce  sur  eux,  se  dérober  adroitement,   ils  sont 


244  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

donc  tout  yeux  et  surtout  tout  oreilles.  En  face^ 
un  coup  de  pétard  sourd  :  c'est  un  départ.  Atten- 
tion! Voilà  le  bolide  qui  monte.  Où  va-t-il7  Ils  le 
suivent  anxieusement,  le  voient  hésiter.  Tout  à 
coup  il  s'abat.  Horreur  !  c'est  pour  nous  !  Les 
hommes  se  jettent  derrière  un  pare-éclat  ou  s'en- 
foncent dans  le  vestibule  d'un  abri.  Aussitôt  un 
«  boum  »  sonore  retentit;  quelques  instants  se 
passent,  longs  comme  des  siècles,  et  puis  le  sol 
oscille,  la  terre  semble  s'ouvrir  et  une  explosion 
effroyable  les  heurte  de  son  souffle,  brutal  comme 
un  coup  de  massue. 

Dans  les  périodes  normales,  le  danger  n'est  pa» 
pressant;  avec  de  l'attention,  du  sang-froid  et  un 
peu  d'agilité,  il  est  possible  d'échapper  aux  mons- 
tres. Mais  quand  le  bombardement  en  est  à  son 
point  de  crise,  la  lutte  devient  inutile.  Les  torpilles 
et  les  «  seaux  à  charbon  »  s'entre-croisent  dans  l'air, 
retombent  en  pluie.  Inutile  alors  de  se  garer;  ce  se- 
rait pour  tomber  de  Gharybde  en  Scylla,  et  du  reste 
cet  eff"ort  n'est  plus  possible;  les  nerfs  épuisés  par 
une  tension  excessive,  disloqués  par  les  chocs, 
sont  à  bout;  ils  ne  réagissent  plus.  Il  n'y  a  plus 
qu'à  attendre,  dans  l'hébétude,  le  coup  atroce  et  le 
déchirement  horrible. 

Ce  jour-là,  l'un  des  nôtres,  le  soldat  Hot,  fut  tué 
dans  ces  circonstantes,  victime  de  sa  vaillance.  De 
la  porte  de  son  abri,  il  observait  le  bombardement. 
Il  aperçut  à  quelques  pas  de  lui  l'un  de  ses  cama- 


IMAGES    DK    LA    GHANUK    GUFIRHK  245 

rades  on  faction,  paie  comme  un  mort,  W'^*-  d'Iior- 
reur.  Ilot  s'informa  :  «  J'ai  peur,  lui  avoua  son 
ami.  —  Rentre,  je  prends  ta  place;  moi,  ça  ne  me 
fait  rien.  »  Kt  il  prit  bravement  la  garde  sous 
l'averse  terrilianle.  Il  essaya  d'user  de  tactique; 
<•(>  fui  impossible;  le  tir  «'tait  trop  dense.  Pendant 
qu'il  se  garait  d'un  seau,  une  torpille  percutante 
tomba  à  ses  pieds  et  éclata  sur  le  coup.  Le  mal- 
beureu.v  fut  retrouvé  en  lambeaux  sous  un  amon- 
cellement de  terre. 

La  situation  était  épouvantable.  Pourtant  nos 
braves  la  dominaient  de  leur  grandeur.  Ces  traits 
notés  parmi  beaucouj)  d'autres  en  feront  foi. 

Le  soldat  D...  guettait,  insensible  en  apparence 
au  danger,  absorbé  par  sa  mission.  Le  moment 
criti(pie  était  arrivé  :  la  nuit  commençait  à  tomber 
et  l'irruption  des  Bocbes  était  à  craindre.  D  .. 
redouiilait  dorii-  do  vigilance.  Mais  la  difliculté 
était  grande;  des  herbes  hautes  lui  coupaient  la 
vue.  Il  eut  bientôt  trouvé  la  solution  :  il  monterait 
sur  le  parapet;  le  danger  serait  extrême,  mais  il 
verrait;  le  reste  ne  comptait  plus!  Sans  hésitation 
il  monte  donc  el,  à  genoux,  dans  la  terre  remuée, 
le  dos  courbé,  le  cou  tendu,  l'cril  lixe,  il  observe, 
indiiïérent  à  la  mort  qui  l'entoure. 

Une  lourde  obsession  pesait  alors  sur  les  es- 
prits :  l'arrivée  des  ennemis.  Le  caporal  L...,  un 
a  envahi  »,  le  ccuur  débordant  de  rage,  les  atten- 
dait. Il  se  tenait  à  la  porte  de  son  abri,  le  fusil  à  la 


246  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

main  droite,  une  grenade  dans  la  g'auche.  Il  avait 
le  dos  courbé,  les  jambes  repliées;  son  front  était 
barré  d'un  pli  féroce,  ses  yeux  injectés  de  colère  : 
un  taureau  en  arrêt,  n'attendant  que  l'ennemi  pour 
bondir.  Lui  non  plus  n'avait  pas  peur,  et  pour  lui 
non  plus,  la  mort  ne  comptait  pas. 

La  hiérarchie,  à  tous  les  degrés,  veillait.  Le 
sergent  C...,  étant  de  service,  devait  s'assurer,  par 
des  rondes  fréquentes,  que  les  guetteurs  étaient  à 
leur  poste.  Ces  promenades  étaient  assurément 
peu  agréables,  mais  il  les  accomplissait  avec 
flegme;  il  n'eût  pas  fait  un  tour  de  boulevard  avec 
plus  de  calme.  Au  cours  d'une  de  ces  rondes,  il 
entra  dans  l'abri  de  sa  demi-section,  afin  de  cons- 
tater si  tout  le  monde  était  prêt  pour  l'alerte  pos- 
sible. Il  aperçut,  blotti  dans  un  coin,  l'un  de  ses 
hommes.  C'était  une  mauvaise  tête.  Au  repos, 
quelques  semaines  auparavant,  pour  faire  preuve 
de  bel  esprit,  il  s'était  écrié  derrière  C...  :  «  On  les 
verra,  les  serg-ents,  aux  tranchées  !  »  C...,  sous 
l'insulte,  n'avait  pas  sourcillé,  mais  intérieure- 
ment il  avait  répété  :  «  Oui,  tu  les  verras  I  »  Ce 
moment  était  arrivé.  Le  bombardement  se  ralen- 
tissait et  C...  avait  besoin  d'un  homme  de  liaison 
pour  sa  prochaine  tournée.  D'un  air  indifférent,  il 
se  tourna  donc  vers  notre  forte  tête  et  lui  dit  : 
«  Venez  avec  moi!  »  Le  soldat  se  redressa,  inter- 
loqué. A  l'attitude  du  serg-ent,  il  comprit  qu'il 
n'avait  aucune  échappatoire.  Il  se  leva  en  gro- 


IMAGES  DK  LA  GRANDE  GUERRE     247 

gênant  et,  à  la  suite  de  son  sergent,  monta  l'escalier. 
C...  niurclui  sans  se  presser,  imperturbable,  puis 
revint  à  l'abri.  «  Eb  bien,  lança-t-il  à  son  compa- 
gnon (le  ronde,  on  les  a  vus,  les  sergents?  » 
L'boinmc  était  maté.  Tremi)lant  des  fortes  émo- 
tions subies,  bonteux  sous  le  regard  mofjueur  de 
ses  camarades,  il  se  jeta  dans  son  coin  et  garda  un 
silence  morose. 

Nous  attendîmes  en  vain;  les  Allemands  étaient 
sortis  sur  notre  droite.  Voulant  se  renseigner  sur 
les  nouvelles  troupes  qui  les  ennuyaient  tant,  et 
dans  le  but  au.ssi  de  leur  inspirer  une  saine  ter- 
reur, ils  avaient  organisé  un  cou[)  de  main.  A  la 
nuit  noire,  ils  bondissaient  de  leurs  trous,  et  par 
une  brècbe  de  nos  réseau.x  dislocjués,  sautaient 
dans  notre  trancbée.  Une  sentinelle  tout  à  coup 
vit  surgir  des  ombres  et,  en  même  temps,  avant 
qu'elle  ait  pu  jeter  le  cri  d'alarme,  elle  s'afFaissait, 
frappée  d'un  coup  mortel.  Aussitôt  les  assaillants 
passent  par  cette  trouée,  se  divisent  en  groupes 
et  s'enfoncent  dans  nos  lignes.  Heureusement,  la 
sentinelle  voisine  a  vu  des  mouvements  désor- 
doimés  qui  s'agitent  dans  l'ombre.  Elle  devine  le 
danger  et  crie  :  «  Les  Bocbcs  !  »  L'alarme  se 
répand  dans  le  (juartier  et  la  résistance  faroucbe 
s'organise  ;  un  combat  de  boyaux  s'engage, 
acbarné. 

Les  bauts  faits  qui  s'accomplirent  alors  mérite- 


Î48  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

raient  un  rapport  détaillé,  tant  ils  sont  beaux  d'hé- 
roïsme et  d'abnégation. 

Pour  s'assurer  un  retour  facile,  les  Allemands 
devaient  s'emparer  d'un  poste  d'écoute.  Un  groupe 
se  dirige  donc  vers  ce  poste  par  la  sape,  le  prenant 
à  revers,  pendant  que  d'autres,  restés  en  avant, 
s'approchaient  de  leur  côté.  Le  caporal  Ch...  occu- 
pait le  poste  avec  deux  hommes.  Tout  à  coup,  il 
se  voit  assailli,  entouré.  Admirable  de  sang-froid, 
il  charge  ses  hommes  de  contenir  les  Boches  de 
l'avant,  pendant  qu'il  refoulera  ceux  de  l'arrière. 
Il  s'arme  donc  de  grenades,  s'avance  de  quelques 
pas  et  les  lance  aux  assaillants  qui,  ahuris  de  cette 
résistance  inattendue,  reculent  en  désordre.  Le 
caporal,  mettant  à  profit  ce  moment  d'hésitation, 
improvise  à  la  hâte  un  barrage  au  moyen  de  sacs 
de  terre  qu'il  arrache  au  parapet,  puis,  derrière  ce 
mur,  il  attend.  Les  assaillants,  remis  de  leur 
déconvenue  et  encouragés  par  le  revolver  mena- 
çant de  leur  gradé,  reviennent  à  la  charge.  De 
nouveau,  ils  sont  accueillis  vigoureusement  :  les 
grenades  éclatent  au  milieu  de  leur  file.  Plusieurs, 
blessés,  s'éloignent  en  hurlant;  bientôt,  de  sept  ou 
huit,  ils  ne  sont  plus  que  trois.  Alors  le  caporal 
renouvelle  sa  provision  de  grenades,  enjambe  son 
barrage  et  poursuit  ses  ennemis  qui  s'enfuient 
éperdus..  La  sape  est  libre;  en  avant,  les  coups  de 
fusil  et  les  grenades  ont  écarté  les  assaillants. 
Le  poste  d'écoute  est  dégagé.  Le  caporal  reprend 


IMAGES    DK    LA    (iRANDK    GUKRRK  24'J 

sa  place  et,  l'œil  au  guet,  le  doigt  sur  la  dt-tcnte, 
attend  (jue  les  Boches  délilent. 

En  même  temps,  la  lutte  se  poursuivait  dans  les 
boyaux,  aveugle  et  hoirihle.  Au  signal  d'alerte,  la 
troupe  s'était  précipitée  de  ses  abris  et  courait  à 
ses  postes  de  combat.  Le  sergent  Patou  marchait 
en  tète  de  la  section  de  droite,  entraînant  ses 
hommes.  A  un  tournant  du  bovau,  il  se  heurte  à 
un  énorme  Teuton.  Celui-ci  tire  un  coup  de  revol- 
ver; le  serjjent  s'affaisse,  mortellement  atteint. 
Son  énergie  cependant  reste  intacte  :  il  se  dresse 
sur  les  genoux,  prend  une  grenade,  l'amorce  et 
d'un  geste  défaillant  la  huice  en  pleine  [toitrinc  de 
son  agresseur.  La  grenade  éclate,  couchant  l'agres- 
seur, mais  le  sergent  ne  l'entend  plus.  Il  est 
retombé,  la  face  contre  terre,  et  il  râle.  Galvanisés 
par  cet  exemple  d'énergie  surhumaine,  les  soldats 
jettent  à  leur  tour  des  grenades  et  s'avancent. 
L'ennemi  est  refoulé. 

Sur  la  gauche,  un  drame  semblable  se  jouait. 
La  vaillante  troupe  se  précipitait  de  même  et  se 
heurtait  aux  Allemands.  Le  soldat  Borel,  sans 
attendre  ses  camarades,  a  couru  au  danger.  II 
aper«;oit  l'ennemi  et  aussitôt,  sans  abri,  fait  le  coup 
de  feu  jus(ju';i  ce  qu'une  balle  «le  revolver  le 
couche.  A  ce  moment,  la  section  arrivait.  Le  ser- 
gent F...,  le  premier,  voit  le  chef  de  hle  interdit, 
et  l'abat.  Les  autres,  terriliés,  s'enfuient.  La  sec- 
tion s'avance  et  occupe  la  tranchée. 


S50  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Surpris  par  cette  riposte  soudaine,  les  assaillants 
se  sont  ralliés  et  déjà  disparaissent  dans  leurs 
réseaux.  Malheureusement,  ils  ont  fait  prisonniers 
quelques  isolés  qu'ils  emmènent  dans  leurs  lignes. 
L'un  de  ces  prisonniers,  confié  aux  soins  de  deux 
kamerads,  grâce  à  la  confusion  du  départ  précipité, 
était  resté  en  arrière  de  la  bande.  Lorsque  le  trio  fut 
parvenu  sur  le  terre-plein,  l'un  des  Allemands  fut 
atteint  par  un  éclat  de  75;  hurlant  de  surprise  et  de 
douleur,  il  s'enfuit  vers  sa  tranchée  sans  plus  s'oc- 
cuper de  sa  mission.  L'autre  cependant  conserve 
soigneusement  sa  capture;  mais  comprenant  que 
désormais  la  persuasion  vaut  mieux  que  la  force, 
il  prodigue  les  attentions  touchantes.  Il  indique  le 
chemin  avec  des  gestes  délicats  ;  dès  qu'une  fusée 
s'allume,  il  fait  coucher  son  homme  d'une  tape 
amicale,  puis  le  fait  relever  de  même.  Inais  notre 
Français  n'est  pas  séduit  par  ces  bons  procédés;  la 
captivité  ne  lui  sourit  nullement.  Il  étudie  la  situa- 
tion et  cherche  un  moyen  rapide  de  fausser  poli- 
ment compagnie  à  son  tendre  gardien.  Tout  à 
coup,  une  nouvelle  fusée  éclaire  le  plateau  ;  entre 
les  herbes,  à  quelques  pas  devant  lui,  il  aperçoit 
un  énorme  trou  d'obus.  Son  plan  est  vite  mûri. 
Au  signal  du  kamerad,  il  se  lève,  se  met  en  marche 
et,  au  moment  où  son  compagnon  passe  sur  le 
bord  de  l'entonnoir,  lui  lance  un  coup  de  tête  for- 
midable dans  la  poitrine  et  l'envoie  rouler  au  fond 
du  trou.  Le  Boche  furieux  se  relève  péniblement 


IMAGF.S    DK    LA    (iRANI)l':    (;UI:RRE  251 

et  du  revolver  clierclio  l'ingrat  Franrais.  D»'jà 
celui-ci  t'tait  rentré  chez  nous.  L'ordre  est  rctaldi. 
Les  hommes  occupent  la  liizno  des  tranciiées.  Les 
visages  sont  redevenus  calmes,  et  les  cœurs  bat- 
tent leur  rythme  accoutumé. 

Deux  jours  après,  les  Allemands,  peu  satisfaits 
sans  doute  de  leur  j»remier  essai,  rccommenraient 
et  le  bombardement  re[)renait  encore  selon  le 
même  rite.  Cette  fois,  l'ennemi  n'obtint  qu'un 
résultat  insigniliant  :  il  enlève  à  notre  droite  un 
seul  isolé,  mais,  par  contre,  laisse  entre  nos  mains 
le  cadavre  de  l'officier  qui  dirig-cait  l'attaijue.  Cet 
insuccès  était  dû  à  une  vigilance  plus  étroite  de 
notre  part.  Instruits  par  la  première  affaire,  nous 
a\ ions  pris  les  dispositions  nécessaires  pour  é\iter 
la  surprise.  Dès  (jue  le  moment  critique  lut  arrivé, 
les  hommes  sortirent  et  occupèrent  leurs  postes 
de  combat.  Cette  mesure  était  terrible,  mais  elle 
s'imposait:  nos  défenses  n'étaient  pas  encore  suffi- 
santes, et,  par  ailleurs,  il  était  préférable  de  courir 
les  risques  <lu  bombardement  que  de  s'exposer  à 
être  massacrés,  sans  défense,  au  fond  d'un  abri. 

Cette  précaution  nous  évita  une  catastrophe; 
cUe  nous  coûta  cher  cependant.  Deivv"  torpilles 
tombèrent  en  jtlein  milieu  de  l'une  de  nos  tran- 
chées; elles  nous  tuèrent  cinq  hommes  et  en  bles- 
sèrent plusieurs  autres. 

Vers  dix  heures,  le  bombardement  s'espa\;a  et, 


252  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

peu  à  peu,  le  calme  se  rétablit.  Dans  le  silence  de 
la  nuit,  les  nerfs  se  détendirent  et  tombèrent  à 
plat  :  nous  étions  usés.  Nous  dormîmes  d'un  lourd 
sommeiJ,  indifférents  à  tout. 

Le  lendemain,  nous  ne  reprîmes  conscience  que 
pour  sentir  douloureusement  le  grand  vide  creusé 
parmi  nous  :  la  veille  encore,  moins  de  douze 
heures  auparavant,  nos  camarades  vivaient  dans 
une  heureuse  tranquillité,  à  cent  lieues  de  penser 
au  sort  qui  les  attendait.  Et  tout  à  coup  la  mort 
avait  passé  parmi  nous  et  nos  amis  étaient  dis- 
parus 1  C'était  fini. 

La  journée  se  passa  dans  l'accablement  qui 
comprimait  les  esprits  et  les  cœurs.  Les  heures 
s'écoulèrent  avec  une  lenteur  désespérante,  en 
attendant  le  moment  de  rendre  aux  victimes  nos 
derniers  devoirs. 

La  cérémonie  était  fixée  pour  la  soirée.  Vers 
six  heures  trente,  les  hommes  de  service  et  les 
amis  étaient  rassemblés  au  poste  de  secours,  et 
pendant  que  s'accomplissaient  les  préparatifs  du 
départ,  ils  contemplaient  les  restes  sanglants.  Le 
triste  spectacle!  Des  corps  étendus,  des  membres 
figés  dans  une  dernière  contraction,  des  vête- 
ments en  lambeaux,  souillés  de  terre,  et  le  sang 
coulant  par  d'horribles  blessures!  Mais  ce  qui  par- 
dessus tout  absorbait  l'attention,  c'étaient  les 
pauvres  tètes;  les  visages  crispés  étaient  noirs  de 


IMAGKS    Di:    I.A    (i  HANOI';    G  U  K  R  R  K  25  J 

pouilio.  maculés  de  houe  jxHric  de  sangf,  les  che- 
veux en  désordre.  Des  yeux  ouverts,  sans  reg^ard, 
roflélaicnt  encore  l'horreur  suprême;  des  i)ouches 
héantes  scnihlaient  proférer  encore  le  dernier  cri 
d'angoisse  éperdue. 

Lentement  le  cort^g^e  s'éhranle,  encadré  par  le 
jiiquet  (jui  marche  le  fusil  has,  la  tète  hasse  aussi. 
JjCs  amis,  en  foule  j»ressée,  suivent,  les  fronts 
courbés,  dans  un  silence  poignant,  li\r<'s  à  de 
sombres  pensées.  Sous  une  imj)ression  de  tristesse 
navrante,  la  funèbre  troupe  défile,  dans  le  jour  qui 
baisse,  sur  le  tortueux  sentier  qui  court  au  flanc 
du  ravin  et,  après  une  marche  longue  et  mono- 
tone, arrive  enfin  au  cimetière. 

Il  est  grand  déjà,  ce  cimetière!  Lentement,  jour 
par  jour,  les  tombes  se  sont  alignées  et  peu  à  peu 
ont  envahi  le  champ  qu'elles  recouvrent  à  présent 
de  leur  glorieuse  moisson  de  croix.  Sur  les  ins- 
criptions, nous  suivons  la  j)rogression  inexorable 
de  la  mort;  voici  tout  d'abord  des  Anglais  qui,  les 
premiers,  ont  reconquis  ce  coin  <le  notre  France; 
leurs  croix  s'alignent  avec  cette  brève  mention  : 
X...,  dead  in  the  action.  Puis  voici  les  Français,  et 
le  défilé  des  régiments  commence.  Enfin  voici  le 
nôtre:  déjà  nous  avons  pavé  notre  tribut.  Grand 
cimetière!  Et  combien  d'autres  pareils  jalonnent 
la  longue  ligne  du  front! 

Mais  bientôt  une  impression  de  sérénité  monte 
du  cimetière,  et  dépasse  les  noires  pensées.  C'est 


254  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

qu'il  est  bien  touchant,  dans  sa  simplicité,  ce  cime- 
tière. Pas  de  ces  monuments  encombrants  et  laids 
où  s'étale  la  vanité  des  survivants,  pas  de  chaos 
discordant  dans  lequel  se  survivent  les  inégalités 
de  la  vie.  Les  tombes  sont  toutes  pareilles,  et  dans 
leur  rusticité  elles  sont  belles  :  de  pauvres  croix 
de  bois  aux  inscriptions  uniformes,  des  encadre- 
ments modestes,  et  sur  la  terre  quelques  fleurs, 
dernier  témoignage  d'un  ami  vigilant.  De  cette 
simplicité,  un  sentiment  intense  de  paix  religieuse 
se  dégage  :  nous  sentons  que  nous  sommes  entrés 
dans  le  champ  du  repos,  sous  les  yeux  de  Celui 
qui  fait  justice  au  cœur. 

Nous  avançons,  et  voici  que  devant  nous  s'ouvre 
un  vaste  trou  béant  :  la  tombe  commune  de  nos 
cinq  braves.  Ses  dimensions  insolites  évoquent 
derechef  le  drame  dans  sa  tragique  horreur. 

Les  brancardiers  s'approchent,  déposent  les 
corps  et  les  alignent  sur  le  bord  de  la  tombe,  pen- 
dant que  la  foule  se  groupe  en  un  morne  demi- 
cercle.  Aussitôt  les  belles  prières  commencent  et 
se  déroulent  :  les  corps  sont  descendus  et  la  der- 
nière bénédiction  leur  est  donnée. 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  Les  assistants  n'ont  pas 
pénétré  tout  le  sens  des  formules  liturgiques;  ils 
n'ont  pas  saisi  les  touchantes  implorations,  les 
demandes  de  pardon  et  de  paix.  Alors  ils  veulent 
prier  encore,  prier  à  leur  manière.  Soulager  leur 
eœur  si  plein  d'affection  pour  leurs  pauvres  amis  1 


IMAGES  DK  LA  GRANDE  GUERRE     255 

Afin  (le  permettre  à  co  désir  île  se  satisfaire,  je  les 
invite  donc  à  réciter  une  dizaine  de  cliapolct. 
L'ajipel  est  entendu  et  accepté  avec  joie.  Aussitôt, 
tous  se  mettent  à  genoux  sur  la  terre  remuée,  et 
(lu  hord  (le  la  lomhc,  en  présence  des  corps  immo- 
biles, une  pricrc  ardente  monte  vers  le  ciel.  Les 
cœurs  sont  étroinls  par  le  spectacle  navrant; 
l'émotion  se  communi(iue,  grandit,  éclate  :  des 
sanglots  entrecoupent  les  paroles.  Mais  chacun  se 
raidit  et  la  pricre  se  j)0ursuit,  empreinte  d'une  foi 
profonde  et  d'une  intense  imploration. 

La  prière  est  finie.  A  présent  pèse  le  silence 
lourd,  tragique.  Les  esprits  se  livrent  aux  pensées 
qui  se  dégagent  de  cette  tombe  immense.  Ils 
\oient  celte  belle  jeunesse  fauchée,  d'un  coup 
brutal.  Ils  sentent,  plus  que  jamais,  le  vide  irrépa- 
rable, les  nobles  amitiés  brisées.  Ils  revoient  le 
passé,  les  jours  atroces  supportés  dans  des  souf- 
frances communes,  les  heures  de  paix  vécues  dans 
une  douce  intimité.  C'est  fini!  Mais  surtout,  les 
pauvres  familles!  Les  imaginations  se  transpor- 
tent au  loin,  se  représentent  les  fovers  atteints  : 
vieux  parents,  é[»ouse  entourée  de  beaux  eid'ants, 
sœurs  et  fiancées.  Nous  les  voyons  recevoir, 
demain,  la  dernière  lettre,  la  lire  avec  amour  et 
puis,  pleins  de  confiance,  attendre  la  suivante, 
c(dle  (|ui  ne  viendra  j)lus... 

Cependant  les  brancardiers  ont  commencé  leur 
♦uiicbrc  besogne.  La  terre  tombe,  glisse,  coule  et. 


25C  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

peu  à  peu,  recouvre  les  morts.  La  tête  a  disparu, 
la  poitrine  aussi.  Le  flux  de  terre  peu  à  peu 
s'avance;  le  voici  aux  genoux,  puis  aux  pieds; 
l'extrémité  des  brodequins,  seule,  émerge.  Vite, 
nous  fixons  cette  image  comme  pour  ne  pas 
perdre  le  dernier  contact;  nous  adressons  aux 
chers  défunts  un  suprême  au  revoir,  et  c'est  fini. 
Nous  retournons  lentement  dans  le  calme  de  la 
nuit. 

Les  hommes  étaient  mortifiés  de  ces  aventures  ; 
ils  n'avaient  pas  cependant  des  âmes  de  vaincus; 
une  sourde  colère  les  agitait.  Quelques  jours 
après,  cette  colère  reçut  un  nouvel  aliment.  L'un 
des  nôtres  se  fit  tuer,  durant  la  nuit,  en  posant  des 
fils  de  fer  et,  sous  les  rafales  de  mitrailleuses,  il 
fut  impossible  de  le  ramener  dans  nos  lignes.  Le 
matin  le  cadavre  apparut  pendant,  pauvre  haillon, 
dans  le  réseau.  Les  Allemands  le  virent  aussi,  et 
durant  toute  la  journée  ils  s'amusèrent  à  le  trans- 
percer de  leurs  balles. 

Cet  outrage  indigna  les  hommes;  des  désirs  de 
revanche  commencèrent  à  se  manifester. 

Sur  ces  entrefaites,  parut  une  note  du  général 
de  division.  Elle  prescrivait  quelques  mesures  de 
précaution,  ordonnait  de  ne  laisser  aucun  répit  à 
l'ennemi,  de  le  harceler  sans  cesse  afin  de  prendre 
l'ascendant  sur  lui,  et  se  terminait  à  peu  près  en 
ces  termes  :  «  Il  est  inadmissible  que  les  Boches 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     257 

montrent  plus  de  cran  que  nous  Une  occasion  se 
présentera  sans  doute  bientôt  de  leur  montrer  que 
les  Français  n'ont  rien  à  leur  envier  sous  ce  rap- 
port. » 

Que  sig^niliaient  ces  paroles  énigmaliques?  Per- 
sonne ne  le  savait  et  les  conjectures  allaient  leur 
train. 

Bien  vite  nous  nous  rendîmes  compte  que 
quelque  chose  se  préparait.  Chaque  nuit,  des 
travailleurs  montaient  en  ligne  et  creusaient 
d'énormes  trou.s  :  des  emplacements  île  cra[)0uil- 
lots,  as.surait  la  rumeur.  Le  doute  un  beau  jour  fit 
place  à  la  certitude  :  des  officiers  d'artillerie  arri- 
vèrent, dressèrent  leurs  plans  et  peu  après  les 
«  crapouillolcur.s  »  installaient  leurs  cnt;ins.  Nous 
allions  donc  avoir  un  bombardement,  et  même  un 
bombardement  soigné,  à  en  juger  par  le  nombre  de 
batteries.  Bientôt  un  énorme  stock  de  torpilles, 
quinze  cents,  disait-on,  arrivait.  Dès  le  soir  mrme, 
il  fallait  amener  ces  nmnitions  à  pied  d'œuvre  et 
une  longue  théorie  montait  lentement  les  escaliers 
raides.  Les  hommes  étaient  courbés  sous  le  far- 
deau; ils  haletaient  de  l'ascension  pénible,  mais 
ils  étaient  contents.  «  Que  transportez-vous  là?  » 
demandai-je  au  hasard.  —  «  Un  colis  pour  U'> 
Boches!  u,  et  aussitôt  une  autre  voix  prolongeait 
en  écho  :  «  Qu'est-ce  (ju'ils  vont  prendic,  les 
Boches!  »  et  tout  le  monde  riait 

Nous  n'étions  pas  au  bout  do  nos  surprises.  Un 
II.  47 


258  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

jour  je  monte  à  ma  compagnie  et  me  rends  au 
l)ureau.  J'y  trouve  mon  sergent-major.  «  Eh  bien, 
fourrier,  quoi  de  neuf  en  bas? —  Rien!  — Quoi, 
rienl  Vous  ne  savez  donc  pas?  —  Oh  si,  nous 
aurons  bientôt  concert!  —  Oui,  mais  après?  »  Le 
ton  mystérieux  du  sergent-major  était  chargé  d'in- 
connu. Je  tentai  inutilement  de  le  sonder. 

Au  reste,  le  mystère  devenait  bientôt  le  secret 
de  polichinelle  :  nous  devions  tout  simplement 
tenter  un  coup  de  main  afin  de  terroriser  nos  vis- 
à-vis  et  de  ramener,  si  possible,  quelques  prison- 
niers. Ainsi  nous  aurions  la  paix  et  nous  serions 
renseignés. 

Les  préparatifs  commençaient  aussitôt.  Une 
équipe  spéciale  était  constituée  et  son  dressage 
entrepris  sans  retard. 

L'opération  avait  été  prévue  dans  ses  plus  petits 
détails;  rien  n'était  laissé  au  hasard  ou  à  l'impro- 
visation. L'armement  était  conçu  en  vue  de  la 
lutte  de  boyaux  :  un  pistolet  automatique,  un  poi- 
gnard, des  grenades.  Le  costume  était  adapté  aux 
circonstances  :  vareuse,  ceinturon  fortement  serré, 
sans  cartouchières,  —  pas  de  cravate;  l'agrafe  de 
la  vareuse  ouverte  :  il  fallait  n'offrir  aucune  prise 
à  l'ennemi.  La  troupe  était  divisée  en  groupes,  à 
chacun  desquels  était  attribué  un  rôle  spécial, 
simple,  bien  déterminé  :  occuper  un  boyau,  y  établir 
un  barrage;  —  nettoyer  la  tranchée  sur  un  parcours 
désigné;  —  enlever  un  poste  d'écoute;  —  vider 


IMAGKS  DI-:  LA  GRAND  K  GUERRE     259 

un  ;il)ri.  Des  photos  d'avion  avaient  été  remises 
aux  officiers  et  ceux-ci,  grâce  à  ce  précieux  docu- 
ment, avaient  a  réalisé  »  la  situation.  Parfaitement 
instruits,  ils  avaient  dirigé  sur  un  polygone  d'exer- 
cices des  répétitions  qui  avaient  fixé  les  idées  de 
chacun. 

Tous  les  acteurs  possédaient  leur  rôle  à  mer- 
veille et  attendaient  avec  confiance  le  jour  fixé. 

Le  grand  jour,  vers  une  heure,  la  séance  com- 
mençait. Les  75  arrivaient  i)ressés,  coupaient  l'air 
(le  leurs  sifllements  aigus.  Les  gros  oiseaux  de 
tranciiées  prenaient  leur  vol,  montaient,  fonçaient. 
Kn  quehiues  minutes,  le  plateau  retentissait  de 
craquements  sinistres. 

J'étais  alors  enterré  dans  le  fond  du  P.  C.  de 
combat  du  bataillon.  J'y  perdais  l'avantage  du 
spectacle,  mais  la  situation  ne  manquait  pas  d'in- 
férét.  L<\s  vibrations  arrivaient  jusque  dans  nos 
[)rofondi'urs,  les  sons  aussi,  bien  qu'étouffés  : 
c'était  un  solo  de  grosse  caisse,  écrasant  par  la 
force  des  coups  et  leur  martèlement  continu. 

Je  suivis  ainsi  pendant  un  certain  temps,  à  ma 
façon,  les  périj)éties  du  bombardement,  puis  tout 
à  coup  mon  attention  fut  distraite  et  ramenée  à 
l'intérieur  de  notre  souterrain  par  un  ton  de  voix 
nasillarde  :  le  téléphone  parlait.  Le  bavard!  Je 
levai  les  yeux  vers  l'appareil.  Le  commandant 
était  debout  et,  le  o  combiné  »  sur  la  bouche  et 
sur  l'oreille,  il  entretenait  les  quatre  coins  cardi- 


260  IMPRESSIONS  DE   GUERRE 

naux.  —  «  AUol  compagnie  ouest!  Comment  ça 
va-t-il?  Le  bombardement  avance?  Et  la  brèche? 
Le  75  tire  trop  court!  Vous  recevez  de  nos  cra- 
pouillots!  —  Comment  cela  se  fait-il?  —  Avez- 
vous  des  blessés? —  Vos  tranchées  sont  abîmées?  » 
Puis  de  nouveau  un  «  allô  »  retentissait  et  la 
même  conversation  reprenait  avec  la  compagnie 
est. 

Et  ce  n'était  pas  tout,  hélas!  Le  pauvre  com- 
mandant n'avait  pas  seulement  à  se  renseigner;  il 
devait  ensuite  transmettre  les  informations  :  il 
devait  se  débattre  successivement  avec  les  états- 
majors  étages  qui  tous  voulaient  s'informer  direc- 
tement. Qu'ils  étaient  avides  et  qu'ils  étaient 
impatients.  «Allô!  colonel!  bataillon  nord  écoute! 
—  Allô!  brigade!  —  Allô!  division!  »  Ces  excla- 
mations revenaient  à  chaque  instant  et  chaque 
fois  le  commandant,  de  son  calme  imperturbable, 
répétait,  comme  une  leçon,  la  partie  du  dialogue 
que  tout  à  l'heure  nous  avions  devinée  aux  cra- 
quements du  diaphragme.  Nous  avions  la  sensa- 
tion très  vive  que  de  partout  les  attentions  étaient 
tendues  vers  nous;  nous  sentions  les  états-majors, 
coiffés  des  oreillères,  au  bout  de  nos  fils,  comme 
à  l'extrémité  d'un  nerf. 

Pendant  ces  conversations  animées,  notre  tir 
avait  pris  fin  et  celui  des  Boches,  peu  à  peu,  s'était 
assoupi.  Les  résultats  nous  arrivaient  bientôt  :  les 
brèches  étaient  amorcées,  loin  d'être  à  point.  L'ar- 


I 


IMAGES    DI-:    LA    GRANDF:    GUKRRE  261 

lillcrie  demandait  donc  un  nouveau  tir  de  ri^glage, 
afin  de  procc^der  avec  impeccabilité  au  grand  bom- 
hardernont  du  soir. 

Il  fallait  pr«''vt'nir  la  compagnie  que  le  lir  allait 
reprendre,  alin  do  mettre  les  hommes  à  l'abri. 
Cette  mission  me  revenait,  car  un  tel  message  ne 
pouvait  être  confié  au  lélrphono.  parfois  indiscret. 
«  Courez,  me  dit  le  commandant;  le  tir  reprend 
à  deux  heures  cinquante  ;  vous  avez  un  quart 
d'heure,  juste  de  quoi  faire  la  route.  »  C'était  peu; 
je  me  hàto  donc  dans  le  dédale  de  boyaux  et  j'ar- 
rive sans  encombre  au  souterrain  de  mon  capi- 
taine. Je  lui  fais  part  de  la  nouvelle  et  lui  demande 
le  détail  des  résultats  obtenus.  Pour  être  clair  et 
précis,  il  veut  les  donner  par  écrit.  Tranquille,  il 
s'installe  donc  à  sa  table  et  je  le  vois  rédiger,  ré- 
diger !  Le  temps  me  paraissait  plutôt  long.  Je 
regardais  courir  la  plume,  tout  en  pensant  :  «  Le 
tir  va  recommencer!  Kncore  cinq  minutes!... 
Encore  deux  minutes!  Oh!  paperasses!  « 

PiMidaiit  que  je  peste  intérieurement  contre  les 
ra|»ports  écrits,  voici  des  sifflements  qui  passent  : 
«  Ça  y  est;  le  tir  est  repris!  .Me  voici  dans  une 
jolie  situation  !  » 

Aussitôt,  du  tac  au  tac,  les  Allemands  s'étaient 
mis  h  répondie;  au  bout  de  (juel(|ues  minutes  la 
jduio  d'acier  tombait  drue.  A  cluujue  instant  le 
houm  d'une  chute  nous  parvenait,  puis  après 
quelques  secondes,  écoulées  lentement  dans  une 


262  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

attente  axieuse,  un  déchirement  gigantesque  se 
produisait.  Et  chaque  fois  c'était  dans  l'abri  un 
choc,  un  contre-coup  douloureux,  un  coup  de 
bélier  qui  nous  assommait.  Les  parois  vacillaient, 
se  déplaçaient  dans  le  haut  de  40  à  50  centimètres, 
tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche;  parfois  le  plafond 
s'abaissait  et  nous  recevions  sur  la  tête  un  véri- 
table coup  de  massue.  Nous  étions  dans  un  vais- 
seau, battu  par  des  vagues  furieuses,  implacables, 
acharnées  en  meute.  Pendant  ce  déchaînement, 
l'horreur  s'était  appesantie  sur  nous  et  dans  un 
morne  silence  nous  attendions. 

Enfin,  le  rapport  est  terminé.  C'est  le  moment 
critique.  Je  monte  l'escalier  et,  avant  de  m'enga- 
ger  dans  la  fournaise,  j'inspecte  les  abords  :  ils 
étaient  battus  à  chaque  instant  ;  impossible  de 
passer.  Au  reste,  le  rapport  n'était  pas  pressant  et 
le  tir  ne  devait  pas  durer.  Je  me  résignai  donc, 
et  descendis  quelques  marches,  attendant  une 
éclaircie.  Minutes  longues  I 

Déjà,  à  plusieurs  reprises,  le  ciel  avait  semblé 
se  rasséréner,  et  chaque  fois  j'avais  été  contraint 
de  rentrer  prestement.  Enfin,  le  calme  parut  se 
rétablir.  Fatigué  d'une  longue  indécision,  je  me 
décide  à  risquer  le  passage.  Je  monte  l'escalier  et, 
au  moment  où  je  vais  déboucher  du  vestibule, 
j'entends  à  quelques  pas,  dans  le  boyau,  un  bruit 
mat,  une  chute.  Qu'est-ce?  Sans  doute  un  débris, 
une  motte  de  terre?  Je  ne  m'émeus  pas;  pourtant 


IMAGliS    l)K    LA    GRANDE    GUKKHli  i03 

une  prudence  instinctive  me  fait  reculer  d'un  pas. 
J'attends  cinq  secondes,  peut-être  dix.  Dc'îcidé- 
mcnt,  il  n'y  a  rien.  J'allais  émerger  lorscjue  je  suis 
rejeté,  plaqué  dans  l'escalier  :  le  bolide  était  un 
0  seau  à  charbon  »  !  Je  me  relève  meurtri,  les 
mend)res  tremblants,  sufToqué  par  des  battements 
de  ccrur  désordonnés.  L'aventure  avait  calmé  ma 
bàtc.  Je  pris  mon  mal  en  patience  et,  lorsque 
l'averse  eut  cessé,  je  revins.  Comme  bien  l'on 
pense,  je  «  fis  »  vite. 

A  part  ((uclques  rares  obus,  jusqu'à  sept  heures, 
l'atmosphère  l'ut  calme.  Cependant,  nous  pensions 
obstinément  à  nos  camarades  «jui  attendaient 
l'heure  d'entrer  en  scène. 

En  ce  moment,  ils  étaient  à  l'arrière,  aux  cui- 
sines, où  un  bon  repas  leur  était  préparé  en  vue 
de  leur  donner  force  et  confiance.  Mais  les  appétits 
étaient  loin  d'être  à  la  hauteur  du  menu  ;  seul  le 
café  et  la  «  gnole  »  reçurent  (jucltiue  accueil.  C'est 
que  ces  braves  depuis  le  matin  avaient  le  trac  — 
et  qui  oserait  leur  en  faire  un  bhlme?  —  Ils  ne 
pensaient  à  rien,  ou  plutôt  une  obsession  les  assié- 
geait, aveuglant  le  champ  mental  :  «  Ça  approche; 
encore  quatre  heures,  encore  trois  heures!  »  Par- 
fois l'angoisse,  changeant  de  pôle,  s'intervertis- 
sait :  «  Mon  Dieu,  que  c'est  long!  Vivement,  que 
ça  soit  fini!  »  Angoisse  sourde,  profonde,  ([ui  pa- 
ralysait le  cœur.  La  tétc  était  brûlante,  des  four- 
millements  dans   les   doigts,  les  jand^es  molles. 


264  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Nos  hommes  cependant  réagissaient,  et  superbe- 
ment. Les  chants  résonnaient;  les  plaisanteries, 
les  bons  mots  fusaient.  Un  spectateur  ignorant  se 
fût  cru,  sans  doute,  en  présence  de  joyeux  excur- 
sionnistes. 

L'après-midi  se  passa  dans  ce  lancinement  éner- 
vant. Enfin,  a  six  heures  et  demie,  la  période  d'at- 
tente prenait  fin.  On  se  mettait  en  marche  vers  les 
abris  de  première  ligne,  où,  en  deux  groupes  dis- 
tincts, on  devait  passer  la  dernière  heure  de  bom- 
bardement pour  sauter  ensuite  chez  les  Boches. 

Ce  que  fut  cette  dernière  heure,  on  le  conçoit 
aisément  :  l'angoisse  pesait  plus  lourd,  l'inquié- 
tude physique  était  au  paroxysme.  Et  la  pensée 
hallucinante  s'imposait,  plus  tyrannique  :  «  Encore 
une  demi-heure,  encore  dix  minutes.  Mon  Dieu, 
que  c'est  longl  »  Pour  maîtriser  l'émotion,  la 
gaieté  s'affichait;  quelques  acharnés  jouaient  aux 
cartes. 

Sept  heures  cinquante-cinq.  Debout!  L'action  com- 
mence. Instantanément  l'inquiétude  les  quitte;  le 
calme  est  revenu.  L'officier  inspecte  rapidement 
ses  hommes,  répète  en  quelques  mots  le  rôle  de 
chacun,  donne  les  dernières  recommandations  et 
termine  par  ces  mots  :  «  Courage,  confiance!  » 
Tous  vont  occuper  leur  poste  de  départ. 

L'officier  prend  sa  montre  en  main  :  7  h.  59... 
—  20  secondes...  30  secondes...  45...  50...  55... 
Attention!  —  En  avant! 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     J65 

Au  même  instant  précis,  l'artillerie  et  les  cra- 
pouillots  abandonnent  le  terrain  d'attaijue  et  des- 
sinent, on  avant  et  sur  les  côté  des  assaillants,  une 
barrière  protectrice. 

Les  deux  groupes,  d'un  seul  bond,  surgissent 
au-dessus  de  la  sape,  à  travers  l'obscurité  fran- 
cbissont  les  brèclies  et  disparaissent  dans  la  tran- 
cliée  opposée.  Aussitôt  les  fractions  se  séparent. 
Dans  le  groupe  de  gaucbe,  l'une  va  à  gauche  à  une 
cinquantaine  de  mètres  et  y  établit  un  barrage; 
dans  le  groupe  de  droite,  l'une  s'en  va  à  droite 
remplir  le  même  office  ;  une  autre  s'enfonce  à 
toute  vitesse  dans  le  boyau,  en  se  faisant  précéder 
de  grenades,  et  s'installe  à  son  poste.  Pendant  ce 
temps,  de  gauche  et  de  droite,  deux  autres  partis 
s'en  viennent  à  la  rencontre  l'un  de  l'autre  alin  de 
nettoyer  la  Iraiichi'o;  un  ;iutre  inspecte  le  boyau. 

néce[)tion  !  On  ne  trouve  rien;  pas  l'ombre  d'un 
Boche.  Kn  tout  un  fusil,  celui  d'un  guetteur  qui, 
sans  doute,  à  l'apparition  de  cette  troupe  de  dé- 
mons, s'était  enfui  à  toutes  jambes.  L'artillerie 
avait  trop  bien  travaillé  :  la  Iranciiée  et  le  boyau 
étaient  bouleversés  de  fond  en  comble  ;  pas  moyen 
(le  découvrir  un  poste  d'abri.  Çà  et  là,  en  pre- 
mière ligne,  lies  débris  de  poutres  surgissaient  de 
la  terre  dans  un  chaos  inexprimable  :  c'étaient  les 
vestiges  de  gourbis  défoncés  Leurs  liabitants,  s'il 
s'en  trouvait,  avaient  leur  comj)te  ;  il  n'v  avait  pas 
lieu  de  s'en  [>réoccuper.  Pour  tout  butin,  un  fusil, 


266  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

un  périscope,  quelques  grenades,  un  manteau  de 
guetteur.  Maigre  prise!  Mais  que  faire? Il  ne  fallait 
pas  songer  à  pousser  en  deuxième  ligne  où  le  gibier 
ne  manquait  certes  pas.  Le  cas  n'avait  pas  été 
prévu;  comment  improviser  en  quelques  secondes 
une  nouvelle  tactique?  Du  reste,  dans  le  boyau,  les 
caillebotis  résonnaient  déjà  sous  des  pas  nom- 
breux. L'ennemi  s'était  ressaisi  et  arrivait  en 
force;  il  fallait  déguerpir  au  plus  tôt.  L'officier 
donna  un  coup  de  corne;  la  troupe  se  rallia  et  en 
un  clin  d'œil  disparaissait  dans  la  tranchée  d'en 
face.  Le  drame  était  joué. 

Du  fond  du  poste  de  commandement,  anxieux, 
nous  attendions.  Comme  eux,  lors  de  la  période 
d'attente,  nous  avions  mesuré  le  lent  écoulement 
du  temps  et,  comme  eux,  nous  avions  senti  l'in- 
quiétude physique  monter.  A  chaque  intant  les 
montres  sortaient  des  poches.  Enfin  une  voix 
s'écrie  :  «  C'est  l'heure!  »  et  un  silence  de  plomb 
s'appesantit  sur  nous.  Plus  fiévreux,  quelques-uns 
montent  dans  le  boyau,  gravissent  le  parapet  et 
écoutent.  Rien!  Pas  de  fusillade!  Donc  ça  va  bien! 

Dix  minutes  se  passent,  sans  un  mot.  Tout  à 
coup  l'avertisseur  du  téléphone  brise  le  silence  de 
son  grincement  énervant.  C'est  la  première  ligne 
qui  parle.  Ils  sont  rentrés,  tous,  mais  ne  ramènent 
pas  de  prisonniers  1  Les  cœurs  aussitôt  se  dé- 
tendent, mais  nous  restons  déçus. 

Quelques  minutes  encore  :  une  trombe  se  pré- 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     867 

cipitc  dans  noire  escalier.  «  Nous  voilà!  Nous 
voilât  »  Nos  braves  font  irruption,  nous  assaillent, 
entourent  le  commandant  qui  s'efforce  d'imjjoser 
un  peu  de  calme  et  se  défend  en  vain.  Tous  parlent 
à  la  fois,  l'exaltation  est  extrême;  ils  s'agitent, 
dansent,  brandissent  le  fusil,  élèvent  les  grenades, 
déploient  le  manteau;  ceux  qui  n'ont  pas  de  butin 
font  tournoyer  leurs  pistolets,  leurs  poignards. 
C'est  une  scène  diabolicjue,  un  vrai  sabbat.  La 
situation  est  dangereuse,  au  milieu  de  ces  armes 
et  de  ces  explosifs  ;  nous  sommes  sur  un  volcan  en 
travail.  Il  est  urgent  de  trouver  un  dérivatif.  Les 
faire  remonter,  il  n'y  faut  pas  songer  :  ils  veulent 
voir  le  commandant,  causer  avec  lui.  Il  n'y  a 
qu'un  moyen  :  les  faire  descendre  encore.  Le 
commandant,  de  toute  la  force  de  ses  poumons, 
domine  le  tumulte  :  «  Allons,  mes  amis,  du  calme 
et  de  la  patience!  Je  vais  voir  d'abord  votre  offi- 
cier; je  vous  écouterai  ensuite  »  Médusés  par 
cette  décision,  ils  se  laissent  pousser  et  docile- 
ment descendent  l'escalier.  L'air  froid  du  souter- 
rain les  rafraicbit  soudain  :  l'exaltation  tombe.  Ils 
ne  sont  plus  qu'énervés,  fortement.  Nous  prolitons 
de  leur  sagesse  subite  pour  les  désarmer. 

Quelque  temps  après,  ils  remontaient,  rece- 
vaient du  connnandant  un  bon  mot  de  remercie- 
ment et,  le  cœur  léger,  allaient  dormir. 

Deux  jours  après,  les  braves  partaient  en  per- 
mission. Le  groupe    s'éloigna  joyeux,  mais    en 


268  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

arrière,  un  caporal  marchait  en  silence,  l'air 
triste,  la  tête  basse.  Il  était  «  envahi  »,  et  sans 
aucun  doute  la  permission  lui  souriait  moins 
qu'aux  autres.  Cependant  sa  tristesse  était  étrang-e. 
L'adjudant  de  bataillon,  un  «  pays  »,  l'appelle  : 
«  Qu'est-ce  que  tu  as?  On  dirait  que  tu  n'es  pas 
content  de  partir?  —  Oh!  si.  —  Où  vas-tu?  —  A 
Paris  !  —  Où  vas-tu  loger?  —  Je  ne  sais  pas  1  » 

Ce  caporal  était  un  héros  du  devoir.  Dépourvu 
de  tout  esprit  d'intrigue,  en  tout  il  se  laissait  faire, 
sans  jamais  rien  chercher,  rien  demander.  On  lui 
offrait  une  permission,  il  la  prenait.  Il  n'avait 
aucun  parent,  aucun  ami  dans  la  France  non  en- 
vahie. Il  irait  donc  à  Paris,  le  refuge  des  épaves. 
Il  n'avait  pas  d'argent  :  il  se  louerait  dans  un 
hôtel,  comme  plongeur.  Le  jour,  il  travaillerait,  et 
la  nuit,  pour  ne  pas  dépenser  l'argent  gagné,  il 
coucherait  sur  un  banc  de  boulevard,  sous  un 
pont.  N'était-il  pas  habitué  à  la  dure?  Et  ainsi, 
avec  la  somme  économisée,  il  se  payerait  deux 
jours  de  vraie  permission,  à  la  fin. 

Tel  était  le  plan  que  ce  simple  avait  échafaudé, 
et  que,  sans  aucun  calcul,  il  exposait  à  son 
«  pays  ». 

Celui-ci  ne  l'entendit  pas  ainsi.  Il  lui  donna 
l'adresse  des  Réfugiés  du  Nord,  lui  conseilla  et, 
pour  vaincre  ses  résistances,  lui  ordonna  d'y  de- 
mander un  logement. 

Arrivé  à  Paris,  le  caporal  suivit  cet  avis  et  ce 


IMAGES  DE   LA  GRANDK  GUERRE     269 

fut  miracle.  L'œuvre  lui  donna  l'adresse  d'un  colo- 
nel. Il  y  fut  reçu  et  clioyé  en  fils  de  la  famille.  Il 
y  vécut  sans  doute  un  peu  gêné  d'un  luxe  aucjuel 
il  n'était  [)as  fait,  mais  rassuré  par  cette  cordialité 
sans  apprêts,  de  la  part  de  personnes  si  riches  et 
si  distinguées.  A  son  retour,  il  était  confondu  (ju'il 
pût  y  avoir  des  gens  si  bons  pour  lui,  pauvre  hère! 

Parisiens  au  cœur  généreux,  allez  donc  quel- 
quefois attendre  les  trains  de  permissionnaires. 
Vous  y  trouverez  de  pauvres  épaves  qui,  malgré 
la  charité  immense  des  œuvres,  en  dépit  de  la 
sollicitude  de  leurs  chefs,  errent  perdues,  ne  sa- 
chant que  devenir.  Si  vous  n'êtes  pas  là  pour  lui 
ouvrir  un  foyer,  tel  brave  qui  risque  sa  vie  pour 
vous,  vingt  fois  le  jour,  sans  calcul  et  sans  hésita- 
lion,  couchera  près  de  votre  logis,  sur  un  banc  ou 
sous  une  arche  de  ponl. 

L'ennemi  n'était  pas  encore  suffisamment  maté. 
Une  nouvelle  leçon  devenait  indispensable.  Le 
1"  juin,  la  séance  recommençait.  La  première 
épreuve  avait  fourni  des  enseignements,  et  cette 
fois  les  dispositions  furent  modifiées  en  consé- 
quence. 

La  manœuvre  réussit.  Le  tir  île  Tarlillerie  fut 
moins  violent  et  l'enquête,  par  contre,  poussée 
plus  à  fond.  Les  explorateurs  trouvèrent  donc  des 
abris.  A  la  porte  de  l'un  d'eux,  ils  crièrent:  Ileraus! 
En  réponse,  des  coups  de  feu.  Aussitôt  «les  gre- 
nades sont  lancées.  Les  explosions  retentissent, 


270  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

sourdes,  dans  les  profondeurs.  Un  grouillement 
intense  se  produit.  A  travers  la  colonne  épaisse 
qui  s'élève,  percent  des  cris  atroces.  Puis  tout 
s'apaise,  et  le  panache  de  fumée  monte  vers  le  ciel 
dans  un  silence  de  mort. 

Un  autre  détacliement  parvient  à  une  seconde 
entrée.  Un  Boche  surgit,  tire  un  coup  de  fusil, 
puis  décharge  son  revolver.  Affolé,  il  ne  touche 
personne  :  une  grenade  le  couche  par  terre.  Lès 
nôtres  se  précipitent;  mais  l'homme  se  relève  et 
un  corps  à  corps  furieux  s'engage.  Pendant  la 
lutte,  d'autres  soldats  occupaient  l'entrée  du  réduit 
allemand  et  des  Heraus  impératifs,  absolus,  reten- 
tissaient. Une  salve  de  coups  de  feu  part  du  fond  : 
les  malheureux  ont  prononcé  leur  sentence.  Un 
assortiment  de  grenades  est  jeté  et,  de  nouveau, 
fumée  et  cris;  fumée  et  silence... 

Les  Allemands  arrivaient  nombreux.  La  corne 
retentit  et  la  troupe  regagne  son  point  de  départ. 

Un  homme  avait  disparu  dans  la  confusion. 
Qu'était- il  devenu?  Personne  ne  le  savait.  La  nuit 
se  passa  en  vaines  recherches.  Le  lendemain,  les 
guetteurs  aperçurent  son  corps  accroché  aux  ré- 
seaux boches.  Il  faudra  aller  l'y  chercher,  mais 
comment  faire?  Les  ennemis  vont  sans  doute  nous 
tendre  une  embuscade. 

La  nuit  tombée,  l'essai  est  tenté  cependant. 
Une  mitrailleuse,  installée  dans  la  journée,  ac- 
cueille  nos   hommes.   Inutile,  hélas  1    d'insister. 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     27! 

Mais  les  Boches  n'auront  pas  le  cadavre  qu'ils  ne 
veulent  pas  nous  rendre!  Une  mitrailleuse  fran- 
çaise est  aussitôt  pointée  en  face  et  depuis,  dans  le 
silence  de  la  nuit,  au-dessus  du  pauvre  cadavre 
immobile,  les  adversaires  dialoguent. 

Sur  le  haut  plateau  dévasté,  la  monotonie  de 
nouveau  règne,  et  le  temps,  minute  par  minute, 
s'égoutle.  Domine,  ad  adjuvandum...  festina. 

PaulD..., 

Sergent  au  N'  de  ligne. 

Écrit  sur  les  flancs  du  ravin  de  Trovon,  dans  un  trou  noir, 
à  la  lueur  d'une  lampe  Lorgne,  parmi  le  tumulte  du 
gourbi  et  sous  l'ébranlement  des  torpilles,  le  1"  juillet 
d916. 


3.   —  Uîi  brave. 

L'eiïeclif  de  notre  compagnie  commençait  à 
baisser  :  les  évacuations  successives  avaient  creusé 
des  vides  qui  allaient  s'élargissant;  notre  nombre 
se  restreignait  et  le  service  pesait  lourdement. 

Heureusement,  ces  temps  derniers,  la  compa- 
gnie reçut  un  renfort,  un  singulier  renfort  qui  a 
quadruplé  sa  force. 

Je  me  trouvais  un  beau  jour,  vers  dix  iieures  du 


2T2  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

matin,  sur  la  terrasse  de  notre  P.  C.  Après  les  pre- 
mières courses,  en  attendant  d'autres  occupations, 
je  respirais,  j'admirais  la  mer  de  verdure  qui  se 
déroulait  à  mes  pieds,  et  me  laissais  aller  au  grand 
calme  qui  montait  de  la  nature  tranquille. 

Soudain,  mon  attention  fut  attirée  par  deux 
points  qui  se  mouvaient  sur  le  sentier  dans  le  fond 
du  ravin  et  semblaient  se  diriger  vers  nous. 

Tout  d'abord,  je  me  désintéressai  des  nouveaux- 
arrivants.  Qui  étaient-ils?  Sans  doute  des  agents 
de  liaison,  des  liommes  de  corvée.  Peu  importait. 
Je  me  replongeai  donc  dans  ma  contemplation, 
sans  plus  me  soucier  d'eux. 

Quelque  temps  après  cependant,  poussé  par  une 
curiosité  aux  abois,  en  quête  du  moindre  incident, 
j'inspectai  de  nouveau  le  sentier  :  les  deux 
hommes  venaient  décidément  à  nous.  Ils  étaient 
déjà  suffisamment  rapprochés  pour  quaux  gestes, 
à  la  démarche,  nous  puissions  conje('turer  leur 
identité.  Pendant  quelques  instants,  nous  nous 
efforçons  de  déchiffrer  l'énigme.  Quel  est  le  pre- 
mier? Il  ne  répond  au  signalement  d'aucun  homme 
du  bataillon.  «  Mais  c'est  un  renfort,  »  s  écrie  quel- 
qu'un. «  Voyez,  il  est  en  capote.  Et  puis,  voyez 
donc,  il  a  des  cuirs  jaunes  tout  neufs;  })our  sûr,  il 
vient  du  dépôt!  —  Cest  certain,  ajoute  un  autre. 
Le  second,  c'est  notre  margis,  qui  revient  de  chez 
le  colonel  et  le  ramène.  Regardez,  il  porte  son 
sac.  » 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     273 

Les  conjectures  étaient  justes.  Dix  minutes 
après,  le  renfort,  suivi  de  son  charitable  compa- 
gnon, ù  quelcjucs  centaines  de  mètres  de  nous, 
achevait  de  grimper  la  pente  raide.  Triste  renfort! 
Bien  qu'allc'gé  de  son  sac,  il  paraissait  à  bout  :  il 
escaladait  les  marches  d'un  pas  lent,  fatigué  :  à 
chaque  instant,  il  s'arrêtait  pour  souffler,  s'effor- 
çait de  redresser,  mais  en  vain,  sa  taille  voûtée. 
—  «  Dame!  murmura  quelqu'un,  le  dépôt  a  vidé 
son  magasin  !  » 

Bientôt,  l'arrivant  débouchait  sur  notre  terrasse 
et  sa  vue  nous  clouait  sur  place  dans  un  véritable 
ahurissement  :  un  vieillard  à  la  tète  blanche  !  «  Le 
malheureux!  Que  vient-il  faire  parmi  nous?  » 
Telle  fut  l'unique  pensée  qui  occupa  nos  esprits. 
L'ancien  semblait  bien  fatigué  de  sa  rude  mon- 
tée :  il  était  congestionné,  il  haletait.  Il  s'arrêta 
donc  et,  appuyé  sur  son  fusil,  sans  parole,  l'œil 
vague,  il  aspirait  l'air  à  traits  profonds.  Nous 
mîmes  ce  temps  à  profit  pour  l'inspecter.  Il  parais- 
sait usé  ;  mais,  par  contre,  une  âme  de  fer  sem- 
blait animer  son  corps  débile  :  sa  figure  maigre,  à 
la  peau  flottante,  aux  rides  profondes,  laissait 
trans})araîtrc  une  énergie  indomptable.  Un  brave 
assurément;  du  reste,  il  en  portait  la  marque  offi- 
cielle :  un  galon  de  sergent  rehaussait  le  bleu  de 
sa  manclic  et,  sur  sa  poitrine,  se  détachaient  le 
vert  d'une  croix  de  guerre  et  le  jaune  de  la  mé- 
daille militaire.  Mais  qui  était  ce  brave? 

11.  18 


274  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Pendant  que  le  mystère  tenait  nos  esprits  en 
suspens,  le  sergent,  ayant  recouvré  son  souffle  et 
sa  présence  d'esprit,  avait  remarqué,  à  quelques 
pas  de  lui,  le  capitaine,  qui,  en  l'absence  du  com- 
mandant, dirigeait  le  bataillon  et  qui,  intrigué,  le 
dévisageait  en  silence. 

Aussitôt  l'ancien  redressait,  autant  qu'il  le  pou- 
vait, sa  taille  branlante  et  présentait  les  armes 
avec  une  conviction  de  conscrit,  puis,  encouragé  par 
un  sourire  bienveillant,  s'avançait  et,  avec  une 
bonhomie  parfaite,  tendait  la  main  à  l'officier. 
«  Mon  capitaine,  dit-il,  c'est  vous  qui  commandez 
le  bataillon?  Je  suis  bien  heureux  de  faire  votre 
connaissance.  »  Le  geste  et  la  démarche  n'étaient 
guère  conformes  au  protocole,  mais  le  bon  vieux 
était  si  touchant  que  le  capitaine  accepta  de  bonne 
grâce  ces  avances  et  y  répondit  par  une  poignée 
de  main  et  par  quelques  franches  paroles  de  cor- 
diale bienvenue. 

Nous  considérions  cette  scène  avec  un  étonne- 
ment  amusé,  lorsque  le  compagnon  de  route  vint 
rompre  le  charme  :  «  C'est  un  Lorrain  1  nous  chu- 
chota-t-il.  Il  a  eu  son  père  fusillé  en  1870,  et  il 
vient  pour  le  venger!  » 

Son  père  fusillé,  le  venger!  Ces  mots  nous  pion 
gèrent  dans  la   stupeur.    En  un   clin  d'œil,  les 
images,  les  sentiments  se  pressèrent  et  défilèrent 
en  ordre  serré  devant  notre  esprit  troublé.   Le 
sombre  drame  se  dressa,  comme  une  féerie,  de- 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     275 

vant  nos  yeux.  Nous  vîmes  un  homme  les  yeux 
bandés;  devant  lui,  une  rangée  de  Prussiens,  et, 
à  l'arrière-plan,  une  femme,  des  enfants  qui  pleu- 
raient. 

Une  vague  de  pitié  immense,  mêlée  de  sourde 
colère  et  de  révolte,  nous  ébranla  et  nos  cœurs  se 
soulevèrent.  Puis,  nous  suivîmes  notre  Lorrain  le 
long'  de  sa  triste  carrière;  nous  le  vîmes  quitter 
son  pays,  vivre  en  France,  attendre  avec  impa- 
tience le  jour  où  il  pourrait  rentrer  en  maître  chez 
lui  et  venger  le  forfait.  Nous  parcourûmes  avec 
lui  le  long  calvaire  d'attente  stérile;  nous  vîmes 
défiler  les  sombres  années  qui,  une  k  une,  empor- 
taient un  lambeau  d'espoir.  Nous  le  vîmes  lutter 
contre  l'abattement  grandissant  et,  enfin,  dans  les 
dernières  années,  les  années  de  lâche  capitulation, 
j)leurer,  la  rage  au  cœur,  la  perte  irrémédiable  de 
sa  chère  Lorraine.  En  quelques  instants,  nous 
souiïrîines  la  gamme  ascendante  des  douleurs  qui, 
pendant  un  demi-siècle,  avaient  abreuvé  ce  cœur 
de  leur  amertume  croissante.  Nous  étions  remplis 
soudain  d'un  profond  attendrissement  pour  cette 
victime;  mais  on  même  temps,  la  grandeur  de  son 
geste  rélevait  bien  haut  dans  nos  esprits  et  un  sen- 
timent de  profond  respect  nous  dominait. 

Sous  l'empire  de  ces  impressions,  nous  nous 
étions  approchés  et,  à  notre  tour,  par  des  témoi- 
gnages de  ciiaude  sympatiiie,  nous  nous  cH'orcions 
de  faire  sentir  au  vieux  sergent  que  son  geste  était 


276  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

compris,  qu'il  n'avait  parmi  nous  que  des  admira- 
teurs; et  que,  dans  notre  rég-iment,  il  trouverait 
plus  que  des  frères,  des  fils  empressés  et  aimants. 

Notre  entrevue  fut  de  courte  durée.  Aussitôt 
remis  de  son  ascension,  le  sergent  n'eut  plus  qu'une 
idée  :  «  Je  dois  rejoindre  ma  compagnie.  —  A 
laquelle  étes-vous  affecté?  lui  demandai-je.  —  A  la 
6'.  —  Parfait;  c'est  la  mienne.  Nous  aurons  donc 
le  plaisir  de  faire  ample  connaissance  au  prochain 
repos.  »  Je  mis  mon  nouveau  compagnon  sur  sa 
route  ;  il  s'enfonça  dans  le  boyau  et  je  le  perdis  de 
vue  pendant  quelques  jours. 

Au  prochain  repos,  je  retrouvai  mon  vieux  Lor- 
rain à  notre  table  de  popote,  où  j'eus  même  la 
chance  d'être  son  voisin.  Comme  je  l'avais  promis 
à  notre  première  entrevue,  je  nouai  une  connais- 
sance plus  intime. 

Dans  son  passé,  un  épisode  entre  tous  excitait 
ma  curiosité  :  le  terrible  drame  de  1870.  Je  crai- 
gnais, il  est  vrai,  de  réveiller  des  souvenirs  dou- 
loureux et  j'hésitais  à  aborder  la  question.  Lui- 
même,  par  hasard,  me  mit  sur  la  voie.  Je  saisis 
l'occasion  et  laissai  entrevoir  à  mon  voisin  l'intérêt 
que  provoquait  en  moi  son  histoire.  De  bonne 
grâce,  il  me  la  conta  dans  tous  ses  détails.  La 
voici. 

«  En  1870,  nous  habitions  dans  un  faubourg  de 
Metz,  où,  jusqu'alors,  nous  avions  mené  une  vie 
tranquille  et  heureuse.  Lorsque  la  guerre  éclata, 


IMAGES   Dli   LA   GRANDE    GUERRE  277 

deux  de  mes  frères  s'engagèrent  aussitôt;  pour 
ma  part,  je  n'avais  que  treize  ans,  j'étais  donc 
condamné  à  être  le  témoin  passif  des  horreurs  de 
l'invasion.  Bien  vite  les  terribles  nouvelles  arri- 
vèrent :  les  Français,  vaincus,  reculaient  et  les 
Prussiens,  comme  un  flot  menaçant,  s'avançaient 
vers  nous.  Bientôt  Bazaine  s'enfermait  dans  notre 
ville  et,  pendant  deux  mois,  nous  vécûmes  dans 
l'espoir  angoissé  de  la  délivrance.  Puis  ce  fut  la 
honteuse  capitulation  et  aussitôt  après  l'entrée  des 
Allemands.  Ali!  mon  ami!  Quelle  liorreur  que  la 
lourde  marche  de  ces  sinistres  soldats  noirs!  J'en- 
tends encore  leurs  pas  marteler  le  pavé  de  notre 
rue,  pendant  que,  pleurant  de  rage,  je  les  considé- 
rais derrière  nos  rideaux  tirés. 

«  Et  ce  n'était  que  l'avant-goût  des  horreurs  de 
l'invasion!  Dès  le  soir,  une  douzaine  de  Bavarois 
faisaient  irruption  chez  nous  et,  sans  façons,  s'ins- 
tallaient en  maîtres.  La  paille  de  l'étable  ne  leur 
suffisait  pas;  il  leur  fallait  nos  lits.  Ils  entrèrent 
donc  chez  nous  et  passèrent  l'inspection  des  cham- 
bres. Ils  y  trouvèrent  ma  sœur  qui  venait  de  mettre 
au  jour  un  enfant,  la  veille.  Sa  situation  aurait  dû 
exciter  la  pitié,  sinon  le  respect  de  ces  hommes. 
Mais  ces  Allemands  étaient  des  brutes.  Sans  tenir 
aucun  compte  des  réclamations  de  ma  mère  et 
des  plaintes  de  la  malade,  ils  arrachèrent  celle- 
ci  de  son  lit  et  la  traînèrent  dans  la  cuisine  oîi 
ils  la  laissèrent  évanouie  sur  le  pavé  froid.  Puis 


278  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

ils  se  partagèrent  les  chambres  et  s'installèrent. 
«  A  ce  moment  même,  mon  père  rentrait  et  trou- 
vait dans  la  cuisine  sa  fille  étendue  par  terre,  sa 
femme  en  pleurs  essayant  de  la  ranimer  et,  tout 
autour,  les  petits  poussant  des  hurlements  d'effroi. 
Mon  père  s'arrêta  interdit  sur  le  pas  de  la  porte. 
Subitement,  il  était  devenu  pâle  comme  un  mort. 
Il  ne  dit  pas  un  mot,  mais  fixa  sur  ma  mère  un 
regard  interrogateur.  Celle-ci  tendit  le  bras  vers 
les  chambres  et  d'une  voix  étouffée  murmura  : 
«  Les  Prussiens  !  » 

«  Soudain,  les  yeux  de  mon  père  brillèrent  d'un 
éclair  de  rage;  le  sang  empourpra  ses  joues.  Il 
sortit  sans  mot  dire  et  quelques  instants  après, 
reparaissait  armé  d'un  gourdin.  Nous  comprîmes 
ce  qui  allait  se  passer  et,  glacés  de  terreur,  nous 
nous  jetâmes  sur  lui.  «  Louis,  pour  tes  enfants, 
reste  tranquille,  »  criait  ma  mère!  «  Papa, papa,  » 
implorions-nous  tous.  Mais  aveuglé  par  la  rage, 
mon  père  n'entendit  rien.  D'un  pas  de  somnam- 
bule, il  se  dirigea  vers  les  chambres,  ouvrit  la 
porte  d'un  geste  brutal  et  disparut. 

«  Comment  vous  raconter  cette  scène  épou- 
vantable? L'horreur  me  fait  encore  dresser  les 
cheveux  au  seul  souvenir. 

«  Nous  étions  plongés  dans  une  noire  stupeur, 
dans  l'attente  d'une  catastrophe,  lorsque,  tout  à 
coup,  dans  les  chambres,  ce  fut  un  bruit  de  lutte, 
des  chocs,  des  cris;  puis,  comme  un  éclair,  les 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     279 

Bavarois  défilèrent  devant  nous,  poursuivis  par 
mon  père,  qui  frappait  à  tour  de  bras  de  son  ter- 
rible gourdin. 

«  Ils  n'étaient  pas  sortis  tous!  Quatre  d'entre 
eux  gisaient  dans  les  chambres,  le  crâne  fracassé. 

«  Mon  père  rentra  bientôt,  jeta  son  bâton  au 
milieu  de  la  cuisine.  Il  s'assit  en  face  de  sa  fille 
encore  inanimée  et,  sans  un  mot,  plongé  dans  un 
sombre  désespoir,  la  considéra,  les  yeux  fixes. 

«  Ce  ne  fut  pas  long.  Bientôt  des  pas  cadencés 
faisaient  sonner  les  pavés  de  la  rue,  et,  quelques 
instants  après,  des  crosses  retentissaient  à  notre 
porte.  C'était  la  garde!  Les  Bavarois  entraient 
aussitôt;  l'un  d'eux,  l'un  de  nos  hôtes,  désignait 
mon  père  d'un  geste;  les  soldats  se  jetaient  sur 
lui  et  l'entraînaient  au  milieu  de  nos  cris  de  déses- 
poir. 

«  Le  lendemain  matin,  vers  huit  heures,  la 
garde  faisait  de  nouveau  irruption  ciiez  nous  et, 
sans  un  mot  d'explication,  nous  emmenait  tous, 
laissant  la  malade  abandonnée. 

«  Et  savez-vous  où  ces  monstres  nous  menaient? 
A  l'exécution  de  mon  père!  Voyez-vous,  ils  n'ont 
pas  beaucoup  changé  depuis  quarante-six  ans,  les 
sauvages  î 

«  Nous  fûmes  donc  conduits,  comme  des  mal- 
faiteurs, entre  deux  rangs  de  soldats,  à  travers  les 
rues  de  la  ville.  Malgré  notre  effroi,  nous  pous- 
sions des  cris  pitoyables  qui  faisaient  pleurer  les 


280  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

passants  et  qui  de  temps  à  autre  nous  valaient,  de 
la  part  de  notre  escorte,  des  coups  de  pied,  des 
coups  de  crosse. 

«  Nous  parvînmes  enfin  à  une  place.  Des  sol- 
dats étaient  alignés  tout  autour;  le  peloton  était 
déjà  disposé.  Nos  gardiens  nous  conduisirent  tout 
auprès,  afin  que  rien  ne  nous  fût  épargné  de  l'hor- 
rible spectacle.  Mon  père  fut  alors  amené  et  collé 
au  mur.  Un  officier  s'approcha  et  lut  la  sentence 
de  mort.  Mes  sanglots  m'empêchèrent  de  com- 
prendre; je  me  souviens  seulement  d'avoir  saisi  : 
«  hospitalité  violée,  »  et  «  ennemis  sans  défense!  » 

«  Nous  voulûmes  nous  jeter  alors  sur  notre 
père  et  l'embrasser  une  dernière  fois,  mais  les 
sauvages  furent  sans  pitié  ;  ils  nous  rudoyèrent  de 
coups  et  nous  ne  pûmes  envoyer  en  guise  d'adieu 
que  des  «  papa,  papa  »  déchirants. 

«  En  même  temps,  les  fusils  furent  armés,  s'abais- 
sèrent; un  commandement  rauque  fut  poussé; 
une  détonation  retentit  et  mon  père  alla  frapper 
du  front  les  pavés  de  la  place. 

«  Aussitôt  la  troupe  se  retira;  notre  escorte 
nous  laissa  et  nous  nous  jetâmes  sur  le  corps  de 
notre  pauvre  père  que  nous  couvrions  de  baisers 
et  de  larmes  et  que,  dans  notre  égarement,  nous 
persistions  à  appeler  de  «  papa  »  désespérés. 

«  J'étais  fou  de  douleur  et,  pendant  quelques 
instants,  je  m'abandonnai  sans  résistance,  sans 
réaction,  à  une  immense  détresse.  Mais  mon  ef- 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     281 

fondrement  dura  peu  :  j'étais  Lorrain;  bien  vite, 
je  me  cabrai  devant  le  crime.  Ma  pensée  se  tourna 
vers  ces  brutes  odieuses  qui  venaient  de  dispa- 
raître. Mon  cœur  bouillonna  de  colère,  de  rage.  Je 
sentais  dans  toute  sa  hideur  l'infamie  de  l'assas- 
sinat et  je  ne  pouvais  rien!  Mais  l'avenir  était  à 
moi.  Je  me  redressai  et,  devant  le  cadavre  de  mon 
père,  je  jurai  de  le  venger,  de  tuer,  quand  je  le 
pourrais,  ces  infâmes  Prussiens. 

«  Vous  me  croirez  si  vous  voulez,  jamais  je  n'ai 
oublié  mon  serment  et,  pendant  quarante-fjuatre 
ans,  j'ai  attendu  patiemment  roccasioii  de  l'exé- 
cuter. Que  ce  fut  long,  mon  ami,  et  que  j'ai  souf- 
fert, surtout  ces  dernières  années,  lorsque  la 
France  aveulie  semblait  nous  avoir  abandonnés! 
Mais  enfin,  l'heure  est  venue!  » 

—  Votre  serment  est  déjà  rempli,  au  moins  en 
grande  partie;  il  me  semble  que  ceci  en  est  la 
preuve,  lui  dis-je  en  montrant  ses  décorations. 

Je  voulais  ainsi  l'amener  au  récit  de  ses  exploits. 
Quelques  anciens  m'avaient  fait  à  ce  sujet  des 
allusions  pleines  de  promesses.  Je  désirais  donc 
vivement  en  connaître  les  détails.  Malheureuse- 
ment, si  notre  brave  consentait,  dans  l'intimité,  à 
dévoiler  ses  souffrances,  il  n'aimait  pas  à  étaler  sa 
gloire.  Avec  douceur,  mais  avec  fermeté,  il  détour- 
nait mes  interrogations,  mes  allusions.  Pour  arri- 
ver à  mes  fins,  j'usai  donc  de  diplomatie.  «  Mon 
cher  Chabrier,  lui  dis-je,  j'ai  besoin  de  votre  livrot 


282  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

pour  le  mettre  à  jour.  Pourriez-vous  me  le  confier? 
—  Très  volontiers  !  »  et  aussitôt  le  vieux  sergent 
me  tendit  le  document,  sans  se  douter  qu'il  me 
livrait  son  secret. 

Je  feuilletai  les  pages  d'un  air  indifférent  et 
bientôt  j'arrivai  aux  états  de  services  et  aux  cita- 
tions. J'avais  ma  base  d'enquête.  Avec  la  ténacité 
d'un  juge  d'instruction,  je  poussai  mon  interroga- 
toire. Se  voyant  pris  au  piège,  mon  voisin  esquissa 
un  sourire  bienveillant.  «  Puisque  vous  y  tenez 
tant,  me  dit-il,  allons-y.  »  Et  il  me  fit  de  son  passé 
militaire  un  récit  que  j'écoutai,  rempli  d'une  pro- 
fonde vénération. 

Ce  récit  est  une  épopée  de  patriotisme  et  de 
courage. 

Au  début  de  la  guerre,  Chabrier  paraissait  peu 
appelé  à  une  vie  d'aventures.  Mécanicien  retraité 
de  la  Compagnie  de  l'Est,  il  jouissait  d'une  hon- 
nête aisance;  une  belle  famille  lui  donnait  tout  le 
bonheur  que  l'on  peut  trouver  en  terre  d'exil.  Tout 
le  retenait  donc  chez  lui. 

Mais  Chabrier  était  Lorrain,  et  il  n'avait  pas 
répudié  son  serment.  Aussi,  dès  qu'un  vent  d'in- 
vasion souffla  sur  notre  pays,  il  sentit  se  rallumer 
dans  son  cœur  la  rage  folle  de  sa  treizième  année. 
Résistant  aux  sages  conseils  de  ses  anciens  chefs 
qui  lui  opposaient  sa  situation  et  ses  cinquante- 
sept  ans,  brisant  les  résistances  des  siens,  il  s'en- 
gageait à  la  mairie  de  Troyes;  et  quelques  jours 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     283 

après,  les  hommes  du  310°  avaient  la  stupéfaction 
de  voir  parmi  eux  une  tète  chenue  et  un  corps 
hranlant. 

Cliahrier  était  favorisé  de  la  Providence  :  il 
arrivait  pour  un  jour  de  victoire.  L'on  était  alors 
à  la  veille  de  la  hataille  de  la  Marne,  et  le  premier 
ordre  (|u"il  entendit  lire  à  sa  compagnie  fut  la  pro- 
clamation où  le  général  Joffre  déclarait  que  l'heure 
était  enfin  venue  de  ne  plus  regarder  en  arrière. 

Regarder  en  arrière,  Chahrier  n'y  pensait  certes 
pas.  Il  avait  l'âme  toute  pleine  des  noirs  souvenirs 
de  l'Année  terrihle  et  surtout  il  voyait  toujours  de- 
vant lui,  sur  une  place  de  Metz,  contre  un  mur,  un 
corps  étendu,  immohile  au  milieu  d'une  mare  de 
sang  fumant.  Il  était  donc  prêt  à  faire  face  à  l'en- 
nemi et  à  se  faire  tuer  plutôt  que  dclàciier  pied. 

Il  ne  fut  pas  réduit  à  cette  extrémité;  il  eut  la 
joie  délirante  demarclier  en  avant  et  de  tailler  des 
croupières  aux  Prussiens  :  il  les  poursuivit  à  tra- 
vers les  marais  de  Saint-Gond  et  les  reconduisit 
jusqu'à  Reims. 

Hélas,  la  marche  en  avant  était  finie  et  son  en- 
tliousiasme  faisait  hientot  place  à  une  austère 
énergie  et  à  une  longue  patience.  L'ennemi  s'était 
ressaisi  et,  solidement  établi  sur  les  liauteurs  envi- 
ronnantes, il  résistait  à  nos  assauts  furieux. 

Le  régiment  de  Cliabrier,  le  4  octobre,  reçut 
l'ordre  de  s'emparer  de  Brimont.  Afin  d'éviter  les 
surprises,  le  commandement  décida  tout  d'abord  de 


284  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

reconnaître  le  terrain.  Chabrier  s'offrit  pour  la  pé- 
rilleuse mission  et  partit  avec  quelques  cama- 
rades. 

De  leur  hauteur,  les  Allemands  suivaient  tous 
les  mouvements  des  nôtres  et,  avec  une  prodiga- 
lité insensée,  arrosaient  impitoyablement  les  en- 
droits où  ils  découvraient  quelque  trace  de  vie.  La 
situation  était  terrible,  mais  le  courage  de  notre 
héros  était  indomptable.  Il  courait  d'un  trou  d'obus 
à  un  autre,  passait  entre  les  marmites  et  toujours 
avançait.  Tout  à  coup,  il  fut  surpris  dans  un  bond. 
Les  fantassins  boches,  qui  depuis  quelque  temps 
l'épiaient,  lui  tirèrent  une  salve.  Trois  coups  de 
fouet  le  frappèrent  en  pleine  chair  :  une  balle 
avait  traversé  l'épaule,  une  autre  le  thorax,  une 
autre  le  côté.  Il  se  jeta  dans  un  trou,  se  tàta,  vit 
que  rien  n'était  cassé  et,  sans  calcul,  contuma  son 
exploration.  Lorsqu'il  fut  en  possession  des  ren- 
seignements attendus  par  ses  chefs,  il  fit  demi- 
tour.  A  son  entrée  dans  la  tranchée,  ses  habits  dé- 
gouttaient de  sang.  Il  fut  évacué. 

Il  ne  traîna  guère  dans  les  hôpitaux  et  le  dépôt. 
A  peine  guéri  de  ses  blessures  et  remis  de  son 
alTaibhssement,  il  demandait  à  reprendre  son  fusil 
et  à  rejoindre  le  front  :  cette  fois  ce  fut  le  8"  qui  le 
reçut. 

Chabrier  arrivait  à  point  pour  la  grande  offen- 
sive, au  printemps  de  1915.  Il  allait  prendre  part  aux 
combats  acharnés  de  Mesnil-les-Hurlus  et,  par  sa 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     285 

conduite  héroïque,  devait  exercer  une  influence 
considérable  autour  de  lui. 

Dès  le  début,  il  se  fit  remarquer  par  son  entrain, 
sa  crànerie  et,  bien  vite,  il  eut  la  joie  farouche 
d'abattre  un  Prussien  :  «  Vous  ne  sauriez  croire,  me 
disait-il,  le  soulagement  que  j'éprouvai  en  le  voyant 
tomber.  Tout  d'un  coup,  la  contraction  qui  avait 
serré  mon  cœur  quarante-cinq  ans  auparavant  se 
détendit  et  un  contentement  intense  m'inonda  : 
mon  père  était  vengé  enfin!  Mais  mon  rôle  n'était 
pas  fini;  il  fallait  aussi  venger  la  France!  » 

Il  continua  donc  à  se  battre  comme  un  lion.  Tous 
les  jours,  du  21  au  21  février,  il  monta  à  l'assaut  à 
la  baïonnette  et  enfila  des  Boches.  Entre  toutes,  le 
27  février  fut  sa  journée  de  gloire.  Il  mérita,  à 
cette  occasion,  une  attestation  officielle  de  bra- 
voure de  son  commandant  qui  voulait,  en  atten- 
dant la  citation  et  la  médaille,  rendre  un  hommage 
à  sa  vaillance.  Je  transcris  le  document  : 

«  Sergent  Chabrier,  engagé  volontaire  pour  la 
durée  de  la  guerre  et  arrivé  à  mon  bataillon,  1"  du 
H'  d'infanterie,  fin  décembre  1914.  Par  son  entrain, 
sa  vaillance  extraordinaire,  son  mépris  dvi  danger 
et  son  adresse,  a  abattu  un  Allemand;  a  exercé  la 
plus  iieureuse  influence  sur  le  moral  de  ses  cama- 
rades pendant  les  attaques  de  Champagne. 

«  S'est  particulièrement  distingué  à  l'attaque  au 
nord  de  Mesnil-les-Hurlus,  le  27  février  . 


286  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

«  1"  A  neuf  heures,  ayant  aperçu  un  mouvement 
dans  un  boyau  commun,  est  sorti  de  la  tranchée,  a 
abattu,  en  trois  coups  de  feu,  les  trois  premiers 
grenadiers  allemands  et  mis  les  autres  en  fuite, 
sauvant  ainsi  toute  sa  section. 

2°  A  quinze  heures  quinze,  a  chargé  comme  un 
démon  à  la  tête  de  ses  camarades.  Blessé  à  la  tète, 
a  refusé  de  se  laisser  évacuer.  A  marché  jusqu'au 
5  mars,  jour  où  ses  forces  l'ont  trahi. 

«  Ajoutons  que  Chabrier  est  parti  en  campagne 
avec  le  310'  où  il  a  reçu  plusieurs  blessures. 

«  Il  mérite  la  croix  de  la  Légion  d'honneur. 

«  A.  Ebernecht.  » 

De  nouveau,  Chabrier  connut  la  vie  insipide  et 
la  lourde  impatience  de  l'hôpital  et  du  dépôt.  Mais 
son  énergie  le  guérit  vite  et,  sans  perdre  de  temps, 
il  reprenait  sa  place  sur  le  front. 

La  nouvelle  étape  fut  monotone  :  il  mena  la  vie 
grise  des  tranchées.  Cette  existence  était  trop 
lourde  pour  lui.  Ses  dix  mois  de  fatigues,  les  vio- 
lents combats  auxquels  il  avait  pris  part  l'avaient 
épuisé  :  six  semaines  s'étaient  à  peine  écoulées  que 
ses  forces  l'abandonnaient.  Terrassé  par  la  mala- 
die, de  nouveau,  la  mort  dans  Fàme,  il  devait 
quitter  ses  compagnons  et  croupir  à  l'intérieur. 

Cette  fois  le  séjour  fut  long.  Sa  santé  était  déla- 
brée. Malgré  les  soins  les  plus  attentifs  à  l'hôpital, 


IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE     287 

et  ensuite  au  dépôt,  en  dépit  des  ménagements  de 
ses  chefs  attendris,  il  restait  maladif.  Sentait-il, 
durant  quelques  jours,  un  afflux  de  force,  vite  il 
courait  à  l'infirmerie  et  sollicitait  la  permission  de 
partir  :  «  Monsieur  le  major,  regardez,  disait-il  en 
redressant  sa  taille  voûtée,  je  suis  comme  un  jeune 
homme  de  vingt  ans!  »  Mais  le  major,  saisi  de 
compassion,  restait  inexorable  :  «  Non,  mon  vieux 
Ciiabrier.  Encore  un  peu  de  patience!  » 

Pendant  presque  un  an,  Chabrier  lutta  contre 
cette  bienveillance  et  enfin  l'emporta.  Au  début  de 
juin,  il  revenait  parmi  nous,  tout  heureux  de  se 
retrouver  face  aux  Prussiens  exécrés. 

Ce  vieux  brave  nous  arriva  auréolé  de  mallieur 
et  de  gloire.  En  dépit  de  sa  pudeur  à  étaler  son 
infortune,  malgré  sa  répugnance  à  chanter  ses 
exploits,  son  passé  fut  bientôt  percé  à  jour  et  pour 
tous  il  ne  fut  plus,  au  bout  de  quelques  jours,  que 
le  martyr  de  Metz  et  le  liéros  de  Mesnil. 

Ces  titres  lui  valurent  aussitôt  le  respect  général 
et  une  vénération  profonde.  En  outre,  il  eut  bientôt 
gagné  tous  les  cœurs  :  il  était  si  bon,  si  dévoué,  si 
paternel;  il  savait  montrer  tant  d'intérêt  à  ses 
camarades,  à  ses  hommes,  à  ses  enfants,  comme 
il  disait.  De  plus,  sa  belle  âme  resplendissait  de 
l)atriotisme  et  d'énergie  :  il  suffisait  de  lui  entendre 
prononcer  quelques  mots  pour  comprendre  qu'une 
seule  chose  au  monde  comptait  pour  lui  :  la  vie- 


288  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

toire  et,  en  attendant,  la  lutte  sans  défaillance  et 
sans  merci.  Et  ce  n'était  certes  pas  un  bluffeur. 
Son  attitude  aux  tranchées  était  garante  de  la  sin- 
cérité de  ses  paroles  :  là,  pas  de  besogne  mesquine 
pour  lui;  tout  était  sacré.  Il  ne  tolérait  aucune 
négligence  autour  de  lui;  mais,  par  contre,  il 
payait  d'exemple  :  de  service,  toujours  il  était  sur 
le  qui  vive,  toujours  il  épiait  le  Boche,  comme  si 
le  salut  de  la  France  eût  dépendu  de  lui  seul. 

Cette  bonté,  cette  ardeur  chez  un  vieillard  débile 
avaient  touché  les  hommes  au  cœur  :  ils  l'admi- 
raient, ils  l'aimaient,  ils  l'imitaient. 

Drapeau  vivant,  ce  vieillard,  en  venant  parmi 
nous,  nous  avait  amené  avec  lui  la  force  d'un 
bataillon. 

PaulD..., 

Sergent  au  N"  de  ligne. 

Depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites,  le  sergent 
Chabrier  nous  a  quittés.  Il  avait  présumé  de  ses 
forces;  en  quelques  semaines,  la  vie  rude  des 
tranchées  avait  vaincu  sa  superbe  énergie.  Malade, 
il  a  dû,  avec  un  regret  immense,  dire  adieu  à  ses 
compagnons  plus  jeunes  et  plus  heureux. 

Nous  avons  perdu  notre  drapeau,  mais  la  grande 
leçon  qu'il  a  préchée  parmi  nous  reste  gravée 
dans  nos  cœurs  et  y  porte  ses  fruits. 


DEUXIÈME  PARTIE 

DE    BRUXELLES   A   SALONIQUE 


1» 


LA    BELGIQUE    SU  US    LE    JOUd 


Zij  zuUen  hem  niel  (einmen 
Den  fieren  vlaamsehen  Lcenw. 

«  Ils  no  le  dompteront  pas,  le 
lier  lion  de  Flandre!  » 


Lorsque,  après  de  longs  mois  passés  sous  le 
joug  allemand,  l'on  se  retrouve  en  pays  libre,  on 
est  étonné  des  idées  fausses  que  se  font  les  neutres 
et  les  amis  sur  l'état  réel  de  la  Belgique  après  dix- 
huit  mois  d'occupation.  Si  l'on  exagère  paifois  la 
situation  matérielle,  nul  ne  soupt^onne  le  martyre 
intérieur. 

C'est  que  les  reporters  postés  à  Taffùt  des  nou- 
velles, le  long  des  frontières,  n'ont  bien  souvent  à 
enregistrer  (|ue  les  bruits  fantaisistes  colportés  par 
les  fuyards  ou  les  jeunes  volontciires.  Le  reporter 
neutre  obtient-il  un  passeport, il  sentira  l'indigna- 
tion lui  monter  au  cœur  devant  les  ruines  de  nos 
Nieillcs  cités...  Mjiis  il  ne  verra  pas  tout  :  les  lues 
ont  été  déblayées;  les  nécessités  de  la  vie  ont  fait 


292  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

surgir  des  reconstructions  provisoires.  La  désola- 
tion en  est  diminuée  d'autant.  Ce  n'est  pas  par  les 
Belges  qu'il  aura  la  vérité  complète.  Pudeur  natu- 
relle qui  empêche  de  livrer  ses  douleurs  à  un 
inconnu,  hantise  de  l'espionnage  allemand,  ils  ne 
confieront  pas  à  l'étranger  le  secret  de  leur  cœur. 
Bien  moins  encore  faut-il  compter  sur  les  révéla- 
tions de  l'envahisseur.  Le  gouverneur  général 
avouait  que  pour  lui  nous  étions  une  «  énigme 
psychologique  »  :  il  n'a  jamais  dit  si  vrai...  Res- 
terait donc  pour  le  voyageur  la  chance  —  mais 
elle  est  rare  —  d'assister  à  quelque  explosion 
spontanée  du  sentiment  national.  Il  verrait  alors 
que  notre  peuple,  soumis  pour  l'extérieur  aux 
maîtres  du  moment,  a  compris  le  mot  d'ordre  de 
son  grand  cardinal  :  «  A  l'envahisseur  vous  ne 
devez  ni  ohéissance  vraie,  ni  estime,  ni  respect  : 
vous  ne  connaissez  qu'un  seul  roi,  le  roi-cheva- 
lier 1  » 

Les  pages  qui  suivent  ont  pour  objet  de  faire 
connaître  Tàme  belge  pendant  l'occupation.  Le 
tableau  est  imparfait  :  certaines  sont  peut-être  trop 
détaillées,  d'autres  restent  volontairement  incom- 
plètes. Il  y  a  des  héroïsmes  sur  lesquels  il  n'est  pas 
temps  encore  de  faire  pleine  lumière...  Les  situa- 
tions décrites  s^appliquent  plus  spécialement  à 
Bruxelles,  oii  d'heureuses  circonstances  me  mirent, 
pendant  assez  longtemps,  à  même  de  suivre  l'évo- 
lution des  esprits  dans  les  diverses  classes  de  la 


1)K    MHUXELLKS    A    SALONIQUK  293 

société.  Inutile  de  dire  (ju'il  a  fallu  de-ci  et  de-là 
démarquer  certains  accessoires... 


Mais  avant  détudicr  l'àme  belge  elle-même,  il 
faut  voir  (juelle  situation  lui  est  faite.  Donc,  tout 
d'abord,  l'Allemand. 

Sa  fat^on  de  comprendre  roccupaliou  j)eut  se 
résumer  ainsi.  Absence  du  tact  le  plus  élémen- 
taire, manie  de  liarceler  la  population  par  des 
règlements  mesquins  qui,  à  la  longue,  exaspèrent, 
création  d'une  atmospbère  indéfinissable  de  malaise 
et  de  défiance  par  un  incessant  espionnage. 

Pas  l'ombre  de  psychologie.  Ils  sont  incapables 
de  comprendre  que  nous  ne  leur  sachions  aucun 
gré  de  l'Iionneur  qu'ils  nous  ont  fait  de  nous 
envahir.  Pjt  cela,  même  chez  les  plus  intelligents 
et  les  mieux  disposés. 

Un  savant  qui,  au  moment  de  la  guerre,  travail- 
lait depuis  des  années  dans  nos  vieilles  biblio- 
thèques, revint  l'été  dernier  et  s'empressa  d'aller 
rendre  visite  à  ses  anciens  amis.  Au  cours  de  l'en- 
trevue, très  cordiale  de  sa  part,  il  fit  cette  confi- 
dence :  «  Avant  de  revenir,  j'ai  chcrclié  à  vous 
apporter  de  bonnes  nouvelles  et,  entre  nous,  voici 
ce  (pion  m'a  dit  de  bonne  source  :  le  gouverne- 


294  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

ment  allemand  est  très  bien  disposé  envers  la  Bel- 
gique, il  consentira  à  lui  pardonner  son  alliance 
avec  la  France  et  l'Angleterre  et  lui  fera  parmi  les 
États  de  l'Union  germanique  une  place  meilleure 
encore  qu'à  l'Alsace  et  à  la  Lorraine.  Évidemment, 
le  roi  Albert,  qui  s'est  rendu  impossible  par  sa 
folle  intransigeance,  sera  remplacé  par  un  prince 
allemand,  mais  à  part  ce  détail  la  Belgique  verra 
combien  l'Allemagne  ouvrira  larges  pour  elle  les 
bienfaits  de  la  germanisation.  » 

A  la  lumière  de  ces  déclarations,  il  y  a  peut-être 
moyen  de  concilier  les  appréciations  divergentes 
émises  sur  le  gouverneur  général  Freiherr  von 
Bissing.  Ceux  qui  l'approchent  de  manière  suivie 
estiment  qu'il  pourrait  être  plus  mauvais.  D'après 
eux,  son  manque  de  doigté  vient  de  ce  que,  en 
bon  adorateur  de  la  Deutschland  iiber  ailes!  disciple 
en  politique  de  Nietzsche,  l'article  premier  de  son 
credo  s'énonce  ainsi  :  la  raison  d'être  de  la  Bel- 
gique, comme  de  tout  autre  État,  est  de  graviter 
autour  de  la  Germanie,  tout  comme  les  simples 
mortels  ne  servent  qu'à  mettre  en  plein  relief  les 
qualités  deVUebermensch. 

Très  logiquement  dès  lors  s'est  opérée  la  main- 
mise sur  tous  les  organes  de  la  vie  nationale.  Tous 
nos  monuments,  nos  musées,  les  chambres  légis- 
latives, les  ministères,  le  palais  du  roi,  l'hôtel  de 
ville,  la  Bourse,  le  Palais  de  justice,  et  même  la 
place  des  Martyrs  où  reposent  les  héros  de  l'Indé- 


DE    BRUXELLES   A   SALONIQUE  293 

pendance,  tout  est  attristé  par  le  drapeau  alle- 
mand. Partout  des  sentinelles  allemandes,  partout, 
même  au  cimetière  d'E. ..,  auprès  du  monument  de 
soldats  prussiens  morts  en  1870! 

Au  Palais  de  justice,  la  salle  d'audience,  les 
cours  d'assises  et  de  cassation  sont  envahies.  La 
magistrature  et  le  barreau  sont  encore  tolérés 
dans  les  petites  salles  où  tous  les  services  ont  été 
relég;ués.  Quel  symbole!  Il  n'est  pas  rare  que  les 
avocats,  pour  se  rendre  chez  eux,  doivent  passer 
dans  le  corridor  au  milieu  de  soldats  alignés... 
pour  la  visite  médicale. 

Le  parc  est  fermé  aux  Belges;  les  officiers  y 
chevauchent  sur  les  plates-bandes  et  dans  les 
allées,  et  près  du  palais  de  la  nation  se  trouve  le 
grand  garage  des  autobus  qui  vont  et  viennent, 
emportant  les  accusés  et  condamnés  politiques 
vers  les  diverses  prisons. 

Ajoutons  cependant  que  quelque  chose  a  changé 
dans  l'altitude  des  envahisseurs.  D'abord  il  n'y  a 
presque  plus  de  défilés  de  troupes,  ni  de  parade 
marsch.  Arrivées  et  départs  se  font  à  la  dérobée, 
surtout  la  nuit.  Non  sans  raison  :  les  soldats  arri- 
vent généralement  bien  dépenaillés,  et  les  Bruxel- 
lois, gens  malins,  pourraient  se  demander  d'où 
vient  leur  peu  d'entrain  à  voler  vers  ces  victoires 
décisives  (jui  se  remportent  chaque  jour...  sur  les 
communiqvié.s.  (Juclipiefois  encore,  ils  se  payent 
le  bluft'  innocent  d'étaler  leur  butin.  En  un  jour, 


296  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

j'ai  rencontré  quatre  cortèges  de  mitrailleuses 
montées  sur  mulets.  Cette  abondance  m'aurait  fait 
impression  si,  en  queue  des  quatre  défilés,  je 
n'avais  remarqué  le  même  mulet  blanc  conduit 
par  le  même  gros  Allemand...  Le  même  jeu  se 
renouvelle  parfois  avec  les  cortèges  de  prisonniers, 
mais  plus  rarement,  car  invariablement,  à  chaque 
«  exhibition  )),le  nombre  des  prisonniers  baissait. 

Les  officiers  maintenant  ont  moins  de  morgue. 
Ils  exigent  de  leurs  hommes  plus  de  tenue.  Les 
trams  sont,  à  ce  point  de  vue,  un  excellent  terrain 
d'observation.  A  Bruxelles,  dix  soldats  ont  droit 
dans  chaque  voiture  au  parcours  gratuit.  Quand 
ils  sont  onze,  le  receveur  n'arrive  presque  jamais 
à  percevoir  le  billet  du  voyageur  supplémentaire, 
cliacun  prétendant  ne  pas  être  le  «  onzième  »... 
Souvent  le  receveur  juge  prudent  de  ne  pas  insister. 
Mais  qu'un  officier  paraisse,  et  on  assiste  à  un 
changement  à  vue  :  le  «  onzième  »  vient  sponta- 
nément payer  son  billet. 

J'étais  un  soir  sur  un  des  derniers  trams  qui 
vont  de  la  Bourse  à  la  porte  de  Tervueren.  Le 
receveur  n'avait  pu  s'opposer  au  chargement  d'un 
soldat  ivre  que  des  kamarades  complaisants  ame- 
naient à  la  caserne.  A  la  hauteur  de  la  colonne  du 
Congrès  monte  un  officier,  le  receveur  expose  le 
cas.  L'officier  fait  aussitôt  arrêter  le  tram,  donne 
ordre  aux  kamarades  d'empoigner  notre  homme, 
qui  est  jeté  à  bas  du  tram.  Comme  il  ne  tenait  plus 


DE    BRUXELLES    A    SALONIQUE  S97 

debout,  on  le  prend  à  bras  le  corps,  et  on  le  traîne 
sur  le  trottoir  jusqu'au  poste  de  Treurenberg.  Les 
soldats  reviennent,  le  tram  repart,  et  l'officier,  très 
digne  :  «  Je  tiens  à  ce  que  nos  soldats  se  condui- 
sent bien!  » 

On  ne  saurait  s'y  méprendre,  les  chefs  obéissent 
à  un  mot  d'ordre  supérieur,  dont  on  ne  distingue 
pas  nettement  Je  mobile.  Veulent-ils  faire  oublier 
les  exploits  du  début?  Sentent-ils  la  victoire  leur 
échapper?  ou  bien,  au  contraire,  sûrs  (subjective- 
ment) de  la  victoire  (1),  veulent-ils  préparer  les 
civils  à  la  germanisation  méthodique  de  notre 
pays?  Il  est  difficile  de  savoir;  mais  qu'on  ne  se 
laisse  pas  tromper  parles  apparences.  Le  trait  sui- 
vant, dont  Texactilude  m'est  garantie  par  un 
témoin  hors  pair,  rend  bien  le  fond  de  ma  pensée  : 

A  X...,  un  détachement  allemand  occupe  un 
château,  le  pro[)riétaire  possède  des  serres  splen- 
dides,  et  prie  l'ofllcier  qu'on  veuille  ne  pas  les  sac- 
cager :  si  on  désire  dos  raisins,  il  se  fera  un  plaisir 
de  les  cueillir  lui-même  :  l'officier  donne  des 
ordres   en   conséquence....   Deux  jours   après,  le 


(1)  Ceci  n'est  pas  une  plaisanterie.  Je  t^uis  persuadé  que  chez 
l)on  nombre  de  ces  automates  vivants,  qui  acliôtent  chaque 
matin,  pour  5  ou  10  pl'ennigs.  aux  aubctles  de  journau.x,  leur 
nu'ulalitù  (juotidionue,  rùgin-  l'a^surarice  subjective  du  succès 
final.  Le  cuntiaire  étonnerait  quand  on  voit  avec  (juelie  bonne 
volonté  moutonnière  ils  avalent  les  communications  .savanuncnt 
cuisinées  par  li'  W.  T,  B.  (cesl-à-diro,  d'après  les  Anversois  : 
Weinig  Te  Betrouweu,  comme  qui  dirait  :  •<  Ne  vous  y  liez 
pas  »). 


298  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

châtelain,  surprenant  un  soldat  dans  la  serre,  en 
fait  la  remarque  au  feldvvebel,  qui  fait  comparaître 
le  pauvre  homme,  et  lui  strie  la  figure  de  quelques 
coups  de  cravache  bien  appliqués.  Discipline  alle- 
mande!... Après  quelques  jours,  le  détachement 
va  quitter  le  château;  le  soldat  maraudeur  s'ap- 
proche du  châtelain  et  lui  présente  sa  carte  : 
«  Monsieur,  en  temps  de  paix  j'étais  avocat  à  N... 
et  suis  homme  du  monde;  ma  conduite  vous  aura 
étonné;  sachez  ceci  :  si  j'ai  dévasté  votre  serre, 
c'est  sur  l'ordre  formel  du  feldwebel;  en  cas  de 
refus,  j'aurais  encore  été  puni  davantage.  » 

Les  Belges  ont  saisi  le  manège.  Les  politesses 
teutonnes  restent  sans  réponses.  A  leur  grand 
étonnement,  ils  ne  sont  invités  ni  même  reçus 
nulle  part.  Dans  la  rue,  on  les  ignore.  Ils  n'ont 
qu'un  terrain  où  ils  puissent  essayer  leur  galan- 
terie, les  trams  ;  là  encore,  ils  en  sont  pour  leurs 
frais.  On  refuse  de  s'asseoir  à  côté  d'eux,  ou  d'ac- 
cepter la  place  qu'ils  cèdent  aimablement.  On  se 
brosse  ostensiblement  quand  on  les  a  frôlés.  Une 
petite  scène  vécue  :  le  tram  est  comble,  une  dame 
monte.  Un  gros  major  se  lève,  fait  une  large  place  : 
«  Merci,  Monsieur,  je  resterai  debout.  »  Là- dessus, 
un  abbé  bien  connu  à  Bruxelles  se  lève  :  «  Bien 
aimable,  Monsieur  l'abbé,  je  me  ferai  un  plaisir 
d'accepter.  »  Parfois,  sur  les  plates-formes,  pour 
obtenir  qu'on  fasse  un  peu  attention  à  lui,  un  offi- 
cier demande  du  feu  à  un  Belge.  Il  faut  s'exécuter. 


DK   BRUXELLES   A   SALONIQUE  299 

mais  lorsque  l'Allemand  rend  le  cigare  avec  un 
sourire,  on  le  jette,  et  gravement  on  en  tire  un 
autre  de  son  étui. 

Malgré  ces  désagréments,  ils  se  plaisent  à 
Bruxelles,  où  ils  viennent  oublier  les  mauvais 
jours  de  l'Yser,  Brussel,  schoene  Stadt,  répètent-ils. 
Pendant  ces  jours  de  repos,  beaucoup  reçoivent  la 
visite  de  leurs  familles;  d'autres  en  grand  nombre 
vont  s'engouffrer  dans  leurs  ignobles  cafés-con- 
certs, (jui  sont  arrivés  d'Allemagne  avec  personnel 
complet. 

Pour  (jui  se  rappelle  leur  indignation  phari- 
saïque  contre  la  corruption  des  races  latines,  il  est 
écûHirant  de  voir  l'impudeur  affichée  qui  organise 
«  les  plaisirs  des  soldats  avec  toutes  les  précau- 
tions »  voulues.  On  m'excusera  de  ne  pas  préciser. 

Il  faut,  par  contre,  rendre  justice  aux  sentiments 
profondément  religieux  des  soldats  catholiques. 
Leur  livre  de  prières  à  la  main,  ils  sont  très  re- 
cueillis pendant  les  offices,  et  sipendant  la  journée 
ils  passent  devant  une  église,  ils  y  entrent  quel- 
ques minutes.  Ce  que  l'on  peut  noter  ce[)er.dant, 
c'est  que,  même  dans  l'exercice  de  leur  religion, 
l'autorité  a  des  procédés  qui  choquent  nos  idées 
les  plus  rudimentaires  sur  la  liberté  de  conscience. 
Un  jour  j'ai  assisté  à  des  confessions  militaires  à 
Sainte-Gudule.  Les  soldats  arrivaient  par  paquets 
d'une  trentaine  environ  et  se  partageaient  entre 
les  six  ou  huit  aumôniers  militaires.  Dans  la  nef. 


300  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

un  feldwebel  se  promenait,  et  de  temps  en  temps 
faisait  signe  à  quelques  soldats,  qui  attendaient  leur 
tour,  d'aller  à  tel  confessionnal  moins  achalandé. 
Et  ils  paraissaient  trouver  cela  tout  naturel. 


* 

*   * 


Cette  esquisse  d'ensemble  devrait  être  précisée 
sur  beaucoup  de  points.  Bornons-nous  à  quelques 
traits  saillants. 

D'abord  l'organisation.  Elle  est  admirable.  — 
Qu'on  veuille  bien  ne  pas  attribuer  h  cet  adjectif 
un  «  jugement  de  valeur  ».  On  peut  constater  chez 
des  criminels  des  qualités  de  sang-froid  et  de  pré- 
voyance, sans  rien  abdiquer  de  Ihorreur  qu'on  a 
pour  le  crime.  Sous  ce  rapport,  certains  Belges, 
emportés  par  leur  juste  indignation,  perdent  par- 
fois de  vue  les  droits  de  la  vérité,  et  ne  veulent 
voir  dans  leurs  adversaires  que  des  déficiences. 
Pour  avoir  fait  l'éloge  de  l'organisation  allemande, 
je  me  suis  un  jour  attiré  cette  réponse  lyrique  d'un 
bourgeois,  très  calme  à  l'ordinaire  :  «  Monsieur, 
quant  à  moi,  je  ne  saurais  reconnaître  aucune 
qualité  au  revolver  qui  a  blessé  à  mort  la  patrie, 
ma  mère!  » 

Mais  précisément,  c'est  la  perfection  de  cette 
organisation  qui  rend  inexcusables  les  excès  sans 
nom  des  premiers  mois.  Lorsque,  en  haut  lieu, 
on  eut  constaté  que  les   cruautés   avaient  assez 


DE    BRUXELLES    A   SALONIQUE  301 

duré,  on  chang-ea  le  fusil  d'épaule  et,  comme  par 
enchantement,  on  vit  surgir  d'Allemagne  les 
rouages  tout  {)réparés  de  leur  organisation  cjui 
systématiquement,  pas  à  pas,  sans  dévier  d'une 
ligne,  se  déroule  méthodiquement.  Ils  la  complé- 
teront par  une  réglementation  de  plus  en  plus 
ahsorhanle,  ils  retendront  à  toutes  les  hranches  de 
notre  activité,  à  toutes  les  communes  de  notre 
territoire  :  vrai  travail  de  pieuvre,  enserrant  pro- 
gressivement ses  victimes  dans  ses  monstrueux 
tentacules,  les  étouffant  sans  qu'elles  aient  presque 
poussé  un  cri. 

Nous  ne  parlons  pas  ici  de  la  zone  des  armées, 
Y Etappegebiet  (Gand,  Bruges,  Tournai),  mais  de  la 
«  Belgique  occupée  ».  A  sa  tête  est  le  gouverneur 
général,  et  sous  lui,  un  gouverneur  civil,  les  gou- 
verneurs militaires  de  Bruxelles,  du  Brabant,  des 
diverses  Kommandanturs,  assistés  eux-mêmes  de 
tout  un  essaim  de  Kreischefs,  de  Pass-centrale,  de 
Pass-bùros,  do  Mehlamt  de  tout  calibre.  Les  Mel- 
damt  sont  les  bureaux  où  les  étrangers,  les  ci- 
devant  gardes  civicjues,  les  jeunes  gens  en  àg:e  de 
milice,  etc.,  doivent  à  jour  fixe  se  porter  pré- 
sents (1). 

La  police  bruxelloise  est  restée  en  fonctions. 
Elle  doit  saluer  les  ofliciers  allemands...  quand  il 


(1)  Lo  Meldamt  tor  (îross  Bruuel  (c'eal-&-dirc  raR^lomération 
bruxelloise)  t  si  établi  rue  du  Méridien,  dirriète  l'anciin  Obser- 
vatoire. 


302  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

n'y  a  pas  moyen  de  ne  pas  les  voir.  Les  vides 
causés  par  la  mobilisation  ont  été  comblés  par  des 
citoyens  de  bonne  volonté,  pas  méchants  pour  un 
sou,  la  «  garde  bourgeoise  »,  populaire  comme 
l'arrière-ban  de  la  «  garde  civique  ».  Des  policiers 
sont  venus  d'Allemagne.  Ils  portent,  suspendue 
au  cou  par  une  chaîne,  une  plaque  de  cuivre  avec 
l'inscription  Polizei.  On  les  voit  déambuler,  graves, 
partout  où  l'animation  est  plus  grande.  Ils  sont 
inoffensifs. 

Nous  n'en  disons  pas  autant  des  nombreux 
commissaires  généraux  groupés  autour  du  gou- 
verneur. Ce  sont  des  hommes  mûrs,  ayant  dépassé 
l'âge  de  porter  les  armes,  qui,  chacun  dans  sa 
branche,  ont  acquis  une  réelle  compétence.  On  a 
ainsi  les  commissaires  des  banques,  des  usines 
métallurgiques,  des  charbonnages,  des  verreries, 
des  grains,  des  fabriques  de  cigares,  etc.  Ces  com- 
missaires, ayant  eux-mêmes  en  Allemagne  de 
grands  intérêts  dans  la  partie,  sont  enchantés  de 
ce  mandat,  qui  leur  ouvre  —  au  nom  de  la  loi  I  — 
toutes  les  portes  chez  leurs  concurrents  belges, 
leur  permettent  sous  prétexte  d'inventaire  de  pé- 
nétrer tous  les  secrets  de  fabrication,  d'  «  éclairer  » 
le  gouverneur  général  sur  les  mesures  les  plus 
efficaces  pour  mettre  l'industrie  belge  en  coupe 
réglée,  et  la  ruiner  pour  de  longues  années. 

La  manière  cauteleuse  dont  s'opère  ce  bandi- 
tisme officiel  le  rend  plus  cruel  encore  à  nos  indus- 


DE   BRUXELLES   A    SALONIQUK  303 

triels.  Les  loups  s'introduisent  dans  la  bergerie 
avec  une  telle  bonhomie,  alfectant  de  parler  de 
«  nos  intérêts  communs  »,  l'avenir  de  «  notre  » 
l)ranche,  sans  paraître  remarquer  la  froide  réserve 
qui  accueille  leur  intrusion  (1). 

Comment  faire  parvenir  cette  réglementation 
à  outrance  à  la  connaissance  des  «  chers  adminis- 
trés »'/  Un  «  Recueil  officiel  des  lois,  arrêtés,  com- 
muniqués... du  gouvernement  général  »  a  bien 
remplacé  le  Moniteur  belge,  mais  personne  ne  le  lit. 
C'est  alors  que  M.  von  Bissing  con(;ut  l'idée  de 
génie  qui  lui  assure  dès  à  présent  une  notoriété 
mondiale  :  l'affichage  sur  tous  les  murs  de 
Bruxelles.  Tous  les  genres  s'y  mêlent  en  un  agen- 
cement kaléidoscopique;  il  y  en  a  de  toutes  les 
couleurs,  de  tous  les  formats,  de  tous  les  styles 
aussi.  Condamnations  à  mort,  prix  maximum  de  la 
farine  ou  de  la  viande,  règlements  sur  la  fréquen- 
tation scolaire,  le  nettoyage  des  étahles,  le  mora- 
torium,  l'échenillage,  le  respect  de  l'occupant, 
admonestations  paternelles  ou  philippiques;  tout 
cela  pêle-mêle.  Et  ce  n'est  j)a8  la  variété  qui  man- 
que.   Par    o.\emi)le,  sur   la   circulation   des  bicy- 

(1)  Un  iiidusliicl  me  disait  qu'au  lours  d'une  de  ces  enlrevue;!, 
le  conimis8;iire  tira  tout  à  coup  de  son  porlefeuiilo  une  plioto- 
Ktapliie  :  •  Ceii  vous  intéressera,  cher  colU''giie  :  ma  femme  et 
ma  petite  fille.  Dilos!  ne  les  trc'uvez-vous  pas  gentilles'?.  .  »  Et 
mon  ami  ajoutait  :  «  Combien  volontiers  je  lui  aurais  luncc  sa 
|iliologrujihio  à  la  fdfv,  mais  il  fallait  me  contenir...  Ce  cambrio- 
leur-lionime  du  monde  aurait  pu  d'un  Irait  do  plume  former 
mon  usine,  et  mettre  mon  personnel  sur  le  pavé I...  • 


304  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

dettes  :  en  dix  jours,  j'ai  vu  le  règlement  changer 
trois  fois.  Premier  arrêté  :  «  A  partir  de  demain, 
toute  circulation  de  bicyclettes  est  interdite  »; 
deuxième  arrêté  :  «  A  partir  d'aujourd'hui,  peu- 
vent seuls  rouler  en  bicyclette,  les  ouvriers  qui  se 
rendent  à  leur  travail  »  ;  troisième  arrêté  :  «  Doré- 
navant, personne  ne  pourra  circuler  en  vélo  que 
dans  un  rayon  de  6  kilomètres  du  lieu  de  son 
domicile.  » 

M.  von  Bissing  sait  que  le  ridicule  ne  tue  pas  et 
s'en  donne  à  cœur  joie.  Il  paraît  ignorer  parfois 
que  les  enfants  peuvent  lire  ses  affiches  et  que, 
chez  nous,  pueris  debetur  reverentia. 

Organisation  savante,  mais  qui  n'est  pas  aussi 
efficace  qu'on  le  voudrait  chez  nos  maîtres.  Ainsi 
pour  ces  bureaux  où  les  gens  d'âge  militaire  de- 
vraient se  présenter  à  jour  fixe  :  des  quantités  de 
jeunes  Belges  ont  refusé  de  se  soumettre  à  ces 
formalités  qu'ils  jugent  déshonorantes,  et  beau- 
coup même  ont  échappé  aux  lourdes  pénalités 
auxquelles  les  expose  leur  noble  attitude.  Cet  ac- 
croc au  prestige  organisateur  des  Allemands  ne 
laisse  pas  de  leur  être  sensible. 


Les  Allemands  n'ignorent  pas  l'omnipotence  de 
la  presse,  ils  en  ont  fait  un  levier  puissant  de 
prussification.  Un  coup  de  cravaciie,  et,  nouveau 


DE    BRUXELLES    A    SALONIQUK  305 

Moïse,  von  I3issing  fit  couler  sur  les  plaines  de 
Belgifiue  les  sources  de  la  KuHur...  A  Bruxelles 
on  compte  une  dizaine  de  ces  «  mares  à  canards 
allemands  »  :  Le  ïiruxdlois,  la  Belgique,  le  Quotidien, 
Gazet  van  Brussel,  le  Messager,  l'Écho  de  la  Presse 
internationale  (?),  etc.  Tous  ces  journaux  doivent 
insérer  les  communi(jucs  WollT,  sans  préjudice 
des  nouvelles  qui  doivent  nous  mettre  dans  la 
mentalité  voulue;  les  Alliés  n'y  peuvent  remporter 
de  succès  qu'après  approbation  de  la  Komman- 
dantur;  plusieurs  de  ces  journaux  —  leU'immonde 
Bruxellois  —  ont  comme  chef  de  rédaction  un  offi- 
cier allemand. 

Deux  circonstances  rendent  l'influence  de  cette 
presse  particulièrement  pernicieuse  :  d'abord  la 
difficulté  do  s'en  passer.  Dans  le  désert  où  l'on 
vit,  on  peut  se  contenter  des  eaux  saumàtres  qu'ils 
offrent  pour  étancbcr  un  peu  la  soif  des  nouvelles. . . 
et  bien  rare  est  celui  qui  ne  se  sent  pas  un  peu 
plus  dé[)rimé,  un  peu  moins  confiant,  lorsqu'il 
replie  le  journal. 

En  outre,  plusieurs  de  ces  journaux  font  preuve 
de  j)hilantliropie  réelle.  La  Belgique,  par  exemple, 
a  sa  chronique  (juotitiiennc  où  chaque  infortune 
peut  solliciter  des  lecteurs  le  secours  dont  elle  a 
besoin.  Sans  aucun  doute,  ce  journal  a  rendu  de 
vrais  services  matériels.  iMais  les  patriotes  avertis 
se  déliiMit  des  intentions... 

On  peut  passer  sous  silence  les  nombreux  quo 


306  IMPRESSIONS  DE   GUERRE 

tidiens  d'outre-Rhin,  dont  la  clientèle  est  presque 
exclusivement  allemande;  mais  il  faut  regretter 
que  tant  de  Belges  achètent  les  illustrés  germains, 
surtout  Vlllustrierte  Kriegskurier.  Le  document  par 
l'image  est  alléchant,  je  le  sais  bien;  mais  on 
oublie  que  c'est  là  soutenir  l'ennemi,  que  les  do- 
cuments reproduits  sont  fort  peu  objectifs,  quand 
ils  ne  sont  pas  honteusement  truqués.  Mais  ils 
viennent  du  pays  de  Haeckel,  l'homme  aux  li- 
cences scientifiques.  Exemple  :  le  Kriegskurier 
reproduisit  à  quelques  mois  de  distance  deux  fois 
le  même  cliché  :  des  mariniers  anglais  regagnarit 
précipitamment  le  rivage.  L'en-tête  seul  avait 
varié  :  le  premier  échec  était  censé  se  passer 
près  de  Zeebrugge,  l'autre  aux  Dardanelles.  Au 
choix!  Ou  plutôt  non  :  un  patient  fureteur,  en 
parcourant  les  anciennes  collections  de  la  revue 
allemande  Die  Woche,  y  découvrit  vers  l'année 
1908  un  article  largement  illustré  sur  «  les  ré- 
centes manœuvres  navales  en  Angleterre  ».  La  fin 
des  manœuvres,  au  moment  où  le  parti  vainqueur 
oblige  les  assaillants  à  une  retraite  précipitée  vers 
leurs  navires,  était  illustrée...  avec  le  cliché  qui 
deviendrait  plus  tard  Zeebrugge  et  Gallipoli. 


* 
*  * 


Ce  qui  rend  la  vie  plus  pénible  encore,  c'est  la 
perfidie  de  l'espionnage,  l'arbitraire  de  la  procé- 


DE    BRUXELLES    A    SALONIQUE  307 

dure,  le  mépris  de  toutes  les  règles  du  droit,  quand 
elles  n'entrent  pas  dans  les  cadres  du  Deutschland 
ûber  ailes. 

Une  nuée  d'espions  s'est  infiltrée  partout.  On 
,  sait  que  ces  gens-là  n'ont  égard  à  rien  pour  arriver 
à  leurs  fins,  qu'il  n'est  sentiment  sacré  d'honnêteté 
naturelle  ([u'ils  ne  profanent  :  ce  point  a  été  mis 
assez  souvent  en  lumière  pour  me  dispenser  d'y 
insister.  Un  détail  moins  connu  peut-être  est  l'heu- 
reux hasard  qui  mit  un  hon  patriote  en  possession 
d'un  groupe  photographié!  Une  trentaine  d'espions 
allemands,  dont  plusieurs  femmes.  Inutile  de  dire 
que  le  précieux  document  fut  reproduit  à  des  cen- 
taines d'exemplaires,  et  qu'il  a  rendu  des  services 
signalés  :  un  homme  averti  en  vaut  deux. 

La  plupart  de  ces  espions  ont  été  identifiés,  à  la 
grande  fureur  de  leurs  patrons,  qui  aiment  l'ombre  ; 
plusieurs,  hélas,  sont  des  Belges,  on  y  compte 
même,  dit-on,  deux  ou  trois  soldats!...  Heure 
viendra,  (jui  tout  payera!  Les  Allemands  avaient 
aussi  réussi  à  corrompre  quelques  receveurs  des 
tramways  bruxellois  :  ils  épiaient  discrètement  les 
voyageurs,  qui  ne  soupçonnaient  rien,  et  «  pas- 
saient »  ensuite  leurs  victimes  aux  détectives  alle- 
mands. La  direclion  dos  trams  a  eu  vent  de  l'af- 
faire :  actuellement,  dans  le  personnel  comme 
dans  le  public,  presque  tout  le  monde  connaît  le 
numéro  dos  brebis  galeuses. 

Plus  répugnante  encore  est  l'action  des  agents 


308  IMl'RESSIONS   DE   GUERRE 

provocateurs,  des  hommes  parlant  parfaitement  le 
français  ou  le  flamand,  qui  se  mêlent  aux  groupes, 
lient  conversation  dans  les  trams,  où  ils  disent  pis 
que  pendre  des  Allemands.  Malheur  au  naïf  bour- 
geois qui  donne  dans  le  panneau  :  au  premier 
arrêt  du  tram,  l'agent  provocateur  hèle  deux  ou 
trois  soldats,  le  pauvre  Belge  est  arrêté,  conduit  à 
la  Kommandantur,  envoyé  à  Saint-Gilles,  où  il 
attend  parfois  très  longtemps  que  l'on  instruise 
son  affaire. 

Ce  mot  instruction  a  ici  pour  eux  une  significa- 
tion toute  spéciale  :  les  avocats  ne  reçoivent 
qu'exceptionnellement  l'autorisation  de  voir  leurs 
clients,  et  encore  toujours  en  présence  d'un  «  con- 
frère »  teuton.  Jamais  ils  ne  reçoivent  communi- 
cation du  dossier,  et  peuvent  s'attendre  aux  plus 
invraisemblables  «  surprises  d'audience  »  :  il 
arrive  que  la  lecture  de  l'acte  d'accusation  à 
l'audience  diffère  en  tous  points  de  ce  qui  avait 
paru  motiver  l'arrestation.  Comment  veut-on 
qu'un  avocat  défende  son  client  ainsi  ex  abrupto, 
alors  qu'il  n'a  pu  discuter  avec  lui  le  système  de 
défense,  qu'il  ignore  même  les  charges  précises, 
et  ne  sait  rien  des  pièces  à  conviction  tombées 
entre  les  mains  de  la  police  impériale?  Le  Conseil 
de  l'Ordre  s'est  élevé  à  plusieurs  reprises  contre 
des  atteintes  aussi  flagrantes  à  la  dignité  du  bar- 
reau. Réponse  :  M"  Théodor,  bâtonnier,  plusieurs 
membres  des  plus  éminents  du  Conseil  de  l'Ordre, 


DE   BRUXELLES   A   SALONIQUE  309 

ont  été  envoyés  en  Allemagne.  D'autres  avocats 
ont  reçu  défense  de  se  présenter  encore  à  la  barre, 
et  c'est  ainsi,  par  exemple,  que  M'  Théodore  Braun 
n'a  pu  défendre  la  malheureuse  miss  Cavell. 


II 


Tout  ce  qui  précède  n'est  guère  qu'une  toile  de 
fond,  le  décor  de  la  scène  sur  laquelle  les  Belges 
restés  au  pays  jouent  un  acte  —  non  le  moins 
héroïque  —  de  la  terrible  tragédie  qui  se  déroule 
en  ce  moment. 

A  l'avant-plan,  bien  en  évidence,  se  dresse  la 
noble  figure  du  cardinal  Mercier,  toute  nimbée  du 
respect  que  tous  les  Belges,  sans  distinction  d'opi- 
nions, lui  ont  voué.  Il  est  actuellement  sans  con- 
teste le  premier  citoyen  de  la  Belgique,  le  reflet  de 
notre  auguste  souverain,  dont  il  partage  la  cfieva- 
leresque  attitude.  On  a  pu  dire  de  lui  :  ce  vaincu 
se  sait  et  se  montre  un  juge;  nulle  faiblesse  ne 
paralyse  l'indépendance  de  son  verdict,  nulle  co- 
lère n'en  altère  la  majesté.  Est-il  étonnant  que  les 
Allemands  le  détestent?  Ils  n'osent  pourtant  s'atta- 
(juer  à  sa  personne  :  n'est-il  pas  prince  de  cette 
<our  jtontilicale  dont  la  diplomatie  allemande  doit 
reconnaître  l'inmiense  autorité  morale? 

Fortifiés  par  l'exemple  de  leur  primat,  nos  popu- 


310  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

lations  continuent  à  porter  l'épreuve  avec  une 
constance  héroïque.  Ce  sentiment  se  manifeste 
au  dehors  de  façons  très  variées.  D'après  les  pays 
d'abord  :  un  oflicier  allemand  disait  :  «  A  Liège,  on 
nous  ignore;  à  Namur,  on  nous  craint  ;  à  Bruxelles, 

on  se  de  nous.  »  Puis,  d'après  le  flux  et  le 

reflux  d'espoir  qui  passent  sur  ces  provinces, 
d'après  les  mille  autres  circonstances  qui  influent 
sur  les  âmes  Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  nuances,  on 
peut  résumer  comme  il  suit  les  sentiments  des 
Belges  «  envahis  »  :  mépris  et  haine  de  l'envahis- 
seur, attitude  ferme  de  résistance  passive,  con- 
fiance inébranlable  en  une  restauration  complète. 

A  l'origine  surtout  le  contraste  était  nettement 
tranché!  Allemands  et  Belges  vivaient  côte  à  côte 
en  s'ignorant.  Entre  gens  comme  il  faut  il  n'était 
pas  reçu  de  s'écrire  par  l'intermédiaire  de  la  kai- 
serliclie  deutsche  Post;  les  volets  ou  stores  restaient 
baissés;  on  ne  sortait  qu'en  toilette  sobre  et  de 
couleur  foncée;  les  pâtisseries  étaient  désertes... 
La  longueur  de  l'épreuve  et  les  nécessités  de  la 
vie  ont  forcément  amené  un  certain  fléchissement 
dans  certaines  manifestations  de  cette  réserve 
digne,  mais  cuisante  pour  les  occupants. 

Cette  reprise  partielle  du  tourbillon  de  la  vie  a 
malheureusement  une  autre  cause  :  le  retour  au 
pays,  vers  le  mois  de  novembre  1914,  de  cette 
partie  frivole  de  la  population  qui,  en  août,  avait 
fui  vers  la  côte,  où  sa  légèreté  insouciante  avait 


DE   BRUXELLES   A    SALONIQUE  311 

indigné  nos  sol3ats,  pendant  la  retraite  sur  l'Yser. 
Au  mois  de  mars,  la  taxe  sur  les  absents  fit  rentrer 
également  des  éléments  moins  désirables  pour  la 
dignité  nationale.  11  serait  injuste  de  blâmer  tous 
ceux  qui  sont  rentrés  alors,  mais  il  est  hors  de  doute 
qu'à  ces  deux  époques  on  a  remarqué  une  diminu- 
tion dans  la  «  mentalité  de  guerre  ».  Comme  les 
personnages  en  question  sont  très  remuants,  qu'on 
les  voit  le  malin  au  bois,  à  midi  sur  la  terrasse  des 
cafés,  l'après-midi  aux  terrains  de  football  ou  de 
tennis,  de  là  dans  les  pâtisseries,  pour  passer 
ensuite  leur  soirée  dans  un  music-hall  quelconque, 
on  comprendra  que  la  présence  de  quelques-uns 
de  ces  bourdons  suffise  à  modifier  défavorablement 
l'impression  que  l'étranger  rapporte  d'une  visite 
en  pays  occupé. 

Les  «  vrais  Belges  »  ont  gardé  fidèlement  la 
dignité  de  leur  attitude.  Dans  telle  famille,  qui 
porte  un  des  noms  les  plus  anciens  de  notre  armo- 
riai, plus  de  fleurs  sur  la  table  de  travail,  plus  de 
palmiers  dans  le  hall  ou  les  escaliers  ;  dans  le  jar- 
din, les  parterres  n'ont  pas  été  renouvelés;  à  table 
on  a  supprimé  le  plat  de  douceur,  sauf  les  rares 
occasions  où  l'on  admet  un  intime  ;  les  réunions 
des  «  Petites  Abeilles  »  (1)  ont  remplacé  les  Five 
o'clock  fm  joyeux  et  mondains;  le  soir,  après  le 


(1)  Œuvre  pour  les  tout  petits  jusqu'à  trois  ans.  La  discrète 
et  materoelle  charité  des  c  abeilles  »  a  sauvû  des  cnfaots  par 
miliiiTs. 


312  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

dîner,  on  se  rend  au  salut,  ou  bien,  comme  je  l'ai 
vu,  on  va  en  famille,  bourgeoisement,  humer  l'air 
frais  au  square  voisin.  C'est  la  guerre,  dit-on,  il 
faut  montrer  que  l'on  comprend  la  gravité  de 
l'heure  présente. 

Dans  les  classes  populaires,  le  même  sentiment 
se  fait  jour  plus  spontanément  peut-être,  en  tout 
cas  avec  plus  d'exubérance.  Passez,  le  soir,  dans 
la  rue  Haute  ou  la  rue  Blaes,  surprenez  au  passage 
les  conversations  sur  le  pas  des  portes,  et  vous 
serez  édifié  :  il  n'est  question  que  de  notre  roi  — 
«  pour  un  fameux,  ça  en  est  une  fois  un,  savez- 
vous!  »  —  de  nos  braves  petits  soldats,  d'une 
lettre  du  front  reçue  par  une  voisine,  d'une  vic- 
toire nouvelle  que  les  Alliés  «  auraient  »  rem- 
portée, des  dernières  «  bêtises  a  des  communiqués, 
de  ce  que  les  Boclies  viennent  encore  d'inventer 
pour...  ennuyer  le  monde,  et  de  la  dernière  zivanze 
(moquerie,  farce)  par  où  il  leur  a  été  répondu. 

L'homme  du  peuple  passe  vite  des  paroles  aux 
actes.  Les  Allemands  le  savent;  et  si  l'on  voit 
parfois  défiler  dans  ces  quartiers  des  patrouilles 
on  nombre,  un  «  singulier  soldat  »  n'osera  jamais 
s'y  aventurer.  (Allusion  à  une  affiche  célèbre  : 
«  Défense  formelle  de  se  moquer  encore  non  seu- 
lement des  troupes  qui  défilent,  mais  aussi  des 
singuliers  soldats  qui  se  promènent  en  ville.  ») 

Une  lettre  venue  du  front,  disions-nous.  Il  en 
arrive,  en  effet,  et,  pour  bien  des  familles,  c'est 


DE   BRUXELLKS   A    SALONIQUE  313 

le  seul  rayon  de  soleil  qui  éclaire  la  vie.  Pendant 
des  semaines,  on  ira  retirer  chaque  jour  le  pré- 
cieux document  de  la  cachette  où  il  repose.  On  le 
relira  les  larmes  aux  yeux...  après  avoir  hien 
fermé  la  porte;  car  si  les  Allemands  savaient!... 
Malheureusement,  un  trafic  scandaleux  exploite 
trop  souvent  des  sentiments  aussi  respectables,  et 
fait  payer  2,  3,  jusqu'à  5  francs,  un  mot  de  l'absent. 
J'ai  connu  une  brave  femme  oblif^ée  de  demander 
ù  son  mari  d'espacer  davantage  ses  correspon- 
dances, qu'en  un  mois  elle  avait  payées  35  francs. 
VA\e  avait  dû  emprunter  pour  retirer  la  dernière 
lettre  des  mains  d'un  porteur  sans  compassion. 
N'est-ce  pas  à  pleurer?  Sans  doute,  il  existe  des 
organismes  qui,  par  patriotisme  pur,  renouent  les 
liens  entre  les  soldats  et  leurs  familles,  et  leur 
<-ourageux  dévouement  m('rite  notre  reconnais- 
sance; mais  la  majorité  des  porteurs  sont  des 
gens  sans  aveu  pour  qui  un  paquet  de  lettres  n'est 
(|u'une  marchandise  lucrative.  Une  fois  la  frontière 
passée,  ils  la  vendront  par  lots  régionaux  au  plus 
oQVant;  celui-ci  clierclicra  à  écouler,  avec  le  plus 
de  bénéfice  possible,  le  stock  de  cluujue  ville  ou 
comnmne;  le  dernier  porteur  tiendra  la  dragée 
haute  devant  la  famille,  heureuse  de  paver  n'im- 
[)orte  quel  j)rix  une  lettre  du  cher  absent. 

Dans  la  bourgeoisie  aussi,  une  mentalité  nou- 
velle s'est  manifestée.  On  est  fier  maintenant 
d'avoir  un  fils  soldat.  Les  parents  aiment  à  racon- 


314  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

ter  les  actes  de  vaillance  de  leurs  enfants.  Ils  les 
encouragent  dans  leurs  lettres  à  faire  tout  leur 
devoir.  Bien  rares  ceux  qui  s'opposent  à  ce  que 
leurs  jeunes  gens  partent  comme  volontaires,  et 
pourtant  ils  savent  ce  qu'une  pareille  décision 
implique  de  dangers  pour  leur  fils,  de  désagré- 
ments possibles  pour  eux-mêmes.  Il  est  clair  que 
les  «  embusqués  »  jouissent  d'une  réputation  plus 
qu'équivoque.  Le  boycottage  de  tout  ce  qui  sent 
l'allemand  est  en  honneur,  à  tel  point  que  le 
Freiherr  von  Bissing  a  cru  devoir  menacer  d'une 
amende  de  10  000  marks  —  excusez  du  peul  — 
tous  ceux  qui  chercheraient  à  enrayer  la  prospérité 
des  maisons  allemandes. 

Parmi  les  relations  qui  sont  dues  à  l'occupation, 
notons  en  passant  les  gens  du  monde  qui  ont  fait 
connaissance  pour  avoir  passé  quelques  semaines 
ensemble  dans  les  prisons  de  la  Kommandantur. 
On  finira  par  montrer  du  doigt  ceux  qui  n'y  ont 
pas  fait  un  petit  séjour. 

On  comprendra  aussi  que  la  crainte  continuelle 
de  l'espion  rende  la  vie  insupportable.  On  ne  peut 
respirer  à  l'aise  :  les  murs  ont  des  oreilles  ;  il  faut 
être  continuellement  sur  ses  gardes.  Et  il  arrive 
que  cette  «  espionnite  »  donne  lieu  à  des  quipro- 
quos amusants.  Un  jour,  je  reçois  d'un  de  mes 
cousins  le  billet  suivant  :  «  Mon  cher,  une  aven- 
ture désagréable  arrive  à  un  de  mes  meilleurs 
amis  :  son  fils,  qui  allait  s'engager,  a  été  pris  non 


DE    BRUXELLES   A   SALONIQUE  315 

loin  (le  la  frontière.  La  famille  est  persuadée  de  la 
parfaite  honorabilité  du  Monsieur  qui  est  venu 
chez  eux  «  tuyauter  »  leur  (ils,  et  qui  leur  a  fait 
très  bonne  impression;  pour  moi,  je  ne  puis  me 
défendre  de  l'idée  qu'ils  ont  eu  affaire  à  un  vul- 
gaire espion.  J'ai  promis  à  la  famille  de  les  mettre 
en  rapport  avec  une  personne  de  toute  confiance,. . . 
et  je  le  serais  bien  obligé  de  tirer  l'afTaire  au  clair. 
Si  tu  veux,  retrouve-moi  demain,  à  cinq  heures, 
au  coin  de  telle  rue...  De  là,  je  te  présenterai  à  la 
famille,  qui  te  donnera  tous  les  renseignements...  » 
—  Heureux  de  rendre  service  à  mon  cousin,  je 
fus  exact  au  rendez-vous.  Quelle  ne  fut  pas  ma  sur- 
prise, lorsqu'il  me  conduit  dans  une  maison...  où 
j'avais  été  moi-même  quelques  jours  auparavant 
sans  me  nommer.  Là  tout  s'expliqua  dans  un  for- 
midable éclat  de  rire  :  l'espion  présumé  n'était 
autre  que  votre  serviteur.  J'avais,  en  effet,  donné 
au  jeune  homme  quelques  renseignements  utiles, 
mais  il  avait  eu  un  malheur  en  cours  de  route. 


Il  serait  intéressant  de  parler  plus  au  long  des 
événements  qui,  périodiquement,  viennent  rallumer 
l'enthousiasme  populaire  :  l'arrivée  au-dessus  de  la 
ville  d'anons  alliés,  porteurs  de  proclamations  (1); 

(1)  Si  nos  aviateurs  gavaient  quel  réconrort  ils  apportent  aux 
populations,  nul  doute  ([u'ils  ne  multiplieraient  beaucoup  leurs 


316  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

la  destruction  du  hangar  et  des  zeppelins  à  Evere 
ou  Mont-Saint-Amand,  les  magnifiques  manifes- 
tations, pleines  de  dignité  fîère,  du  21  juillet  et  du 
4  août,  mais  cela  me  mènerait  trop  loin. 

Parlons  plutôt  de  ce  qui  maintient  si  efficace- 
ment le  moral  des  Belges;  et,  ici  encore,  il  faut  se 
borner  au  principal. 

Tout  d'abord,  la  zwanze  bruxelloise  ne  perd 
jamais  ses  droits.  La  Libre  Belgique  résumait  très 
bien  la  situation  dans  une  caricature  :  un  gros 
Allemand  piétine  un  pauvre  ketje  (Bruxellois);  le 
malheureux  est  écrasé,  mais,  la  mine  narquoise, 
il  lance  à  son  Goliath  :  «  Je  me  ....de  toi  quand 
même!  »  Quelques  exemples  à  l'appui. 

Rue  Neuve  :  les  cuirassiers  de  la  garde  impériale 
s'exhibent  en  un  cortège  impeccable.  Immédiate- 
ment, au  fur  et  à  mesure  que  le  cortège  s'avance, 
les  passants  font  demi-tour,  tournent  le  dos  aux 
Allemands,  et  s'absorbent  dans  la  contemplation 
des  vitrines.  —  L'arrêté  paraît  ordonnant  d'em- 
ployer partout  l'heure  allemande;  on  enlève  sim- 
plement la  petite  aiguille.  L'aiguille  des  minutes 
suffira  :  la  diflférence  étant  d'une  Iieure,  on  saura 
toujours  distinguer  11  h.  25  et  12  h.  25. 

Quelle  joie  de  faire  insérer  dans  les  journaux 
vendus  aux  Allemands,  des  articles  où  l'on  se 
moque  d'eux,  mais  bien  et  dûment  approuvés  par 

randonnées  en  pays  occupé.  Pour  les  Belges  restés  au  pays, 
c'est  comme  un  trait  d'union,  par-dessus  la  ligne  de  feu. 


DK    BRUXELLES    A    SALONIQUE  317 

la  censure!  Par  exemple  une  po«5sie  parfaitement 
insignifiante,  mais  formant  acrosticlie,  et  Tacros- 
ticiie...  comment  dire?  eût  été  signé  du  général 
Cambronnc.  A  Anvers  on  vit  se  promener  (1)  pen- 
dant toute  une  après-midi,  de  l'air  le  plus  sérieux 
du  monde,  trois  grandes  jeunes  filles,  habillées 
respectivement  de  rouge,  de  jaune  et  de  noir.  Les 
passants  saluaient  avec  gravité...  Les  autorités 
allemandes  curent-elles  la  jolie  ironie  du  vieux 
gouverneur  danois  dont  parlaient  récemment  les 
Études  {'2)1 

Mais  voici  qui  dépasse  la  portée  d'une  simple 
zwanze.  La  fJbre  Belgique  aura  une  place  de  choix 
dans  l'histoire  de  la  résistance.  C'est  un  épisode 
qui  tient  du  merveilleux.  Pas  un  hameau  perdu 
(jui  n'ait  entendu  parler  du  journal  fantôme.  Il 
j)énètre  dans  tous  les  centres;  il  a  un  cercle  im- 
mense de  lecteurs,  car  chaque  exeinj)laire  passe 
par  vingt,  trente,  quarante  mains.  Quand  il  est  en 
lambeaux,   la  province  le   réclame  encore,   et  il 

(1)  Sous  le  litre  Chronique  économique.  Marché  aux  porcs,  un 
JDurnal  gerriianophile  pubriail  sérieusement  à  peu  près  ceci  : 
(Nous  gazons.)  «  Le  n)arcli6  est  très  menacé.  Au  commence- 
ment do  la  guerre,  les  arrivages  itaieut  nombreux  et  do  bonne 
(jualilé.  .  Mais  la  consommation  a  dupasse  tontes  les  piévi- 
sions...  Kn  Flandre  surtout,  on  eu  a  abattu  des  masses.  A  ce 
compte,  les  réserves  des  étables  seroul  bieiilôt  épuisées.  Actuel- 
lement d'ailleurs  on  les  envoie  trop  jeunes  à  l'abattoir,  etc.  » 
Kt  l'impitoyable  allégorie  se  poursuivait  durant  deux  longues 
colonnes. 

(i)  Une  Alsace  danoise,  le  Slesvig  du  \nrd:  Etudes  du  20  jan- 
vier iKii),  p.  252.  Un  arrête  sur  la  mode  serait  beaucoup  plus 
dans  le  goût  du  jour. 


318  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

continue  à  y  faire  du  bien.  Les  Belges  les  mieux 
renseignés,  les  plus  fins  limiers  venus  de  Berlin 
n'arrivent  pas  à  savoir  le  secret.  Où  s'imprime-t-il? 
Qui  le  rédige?  La  question  est  sur  toutes  les 
bouclies...  Une  prime  de  20  000  marks  a  été  pro- 
mise à  qui  découvrirait  l'imprimeur.  Un  homme 
portant  soutane  s'est  informé  avec  bienveillance 
en  divers  couvents.  Au  confessionnal,  un  «  bon 
patriote  »  a  voulu  remettre  au  prêtre  10  000  francs 
à  faire  remettre  au  directeur  du  vaillant  journal... 
Souvent  le  bruit  court  :  l'imprimeur  est  arrêté!... 
Mais  au  bout  de  quelques  jours,  le  mystérieux 
mais  ardent  patriote  nargue  de  nouveau  la  police 
du  kaiser,  un  nouveau  numéro  a  paru,  merveil- 
leusement adapté  aux  nécessités  du  moment  :  en- 
courageant les  déprimés,  calmant  les  ardeurs  in- 
tempestives, aussi  digne  que  cinglant. 


* 


On  a  beaucoup  parlé  de  renouveau  religieux. 
Que  faut-il  en  penser?  Y  a-t-il  eu  vraiment  accrois- 
sement de  sens  chrétien?  Un  profane  a  ici  double- 
ment le  droit  de  se  taire  :  les  événements  sont 
récents,  et  ils  sont  d'ordre  intime.  Ils  échappent  à 
la  perception  du  public.  Tout  au  plus  pouvons- 
nous  enregistrer  quelques  manifestations  exté- 
rieures de  piété,  en  y  ajoutant  des  indications  qui 
en  rendront  peut-être  l'interprétation  plus  exacte. 


DE   BRUXELLES   A    SALONIQUE  319 

En  général  les  offices  divins  sont  suivis  avec 
beaucoup  plus  d'assiduité;  le  noml)rc  des  commu- 
nions a  beaucoup  augmenté.  On  pourrait  citer 
telle  cliapelle  où,  en  trois  mois,  on  en  a  distribué 
autant  qu'en  une  année  normale.  On  a  multiplié 
les  pieux  pèlerinages  :  et,  comme  les  voyages  au 
loin  ne  sont  guère  faisables,  les  madones  locales 
sont  plus  honorées  que  jamais.  Dans  beaucoup 
d'églises,  il  y  a  tous  les  jours  un  salut  où  l'on  prie 
pour  la  Belgi(jue  meurtrie.  Presque  partout,  on 
célèbre  une  fois  la  semaine  une  messe  pour  nos 
héros  tombés  au  champ  d'honneur.  Mais  c'est 
surtout  aux  services  funèbres  plus  solennels  que 
les  églises  sont  combles.  Ces  cérémonies  devien- 
nent parfois  de  petites  manifestations  nationa- 
listes. Tels,  par  exemple,  les  services  funèbres 
pour  le  repos  de  ràmc  de  l'architecte  Baucq, 
fusillé  avec  miss  Cavell,  de  MM.  Bacckclmans  et 
Franck;  la  foule  obligée  de  rester  dans  la  rue  était 
trois  fois  plus  nombreuse  que  celle  qui  avait  pu 
entrer  dans  l'église.  On  y  distribua  des  souvenirs 
pieux  et  patriotiques...  Un  moment  d'angoisse  à 
la  fin  de  l'office  :  on  savait  que  dans  l'assistance 
se  trouvaient  des  mouchards  de  la  komman- 
dantur.  Qu'allait  faire  l'organiste?...  L'anxiété  ne 
dura  qu'un  instant...  Tout  à  coup  les  grands  jeux 
de  l'orgue  entonnèrent  les  premières  notes  de  la 
lirabançonue,  reprise  par  une  foule  enthousiaste. 
Elle   pleurait    ses    héros    sans    doute,   mais    non 


320  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

«  comme  un  peuple  qui  n'a  plus  d'espérance  ». 
Des  minutes  pareilles  font  oublier  des  semaines 
d'agonie...  On  a,  je  le  sais,  cherché  à  énerver  la 
portée  de  ces  manifestalions  de  foi  chrétienne, 
on  a  dit  :  que  de  gens  n'ont  rien  à  faire!  Plus  de 
visites  mondaines,  plus  de  bals^  de  concerts  ni  de 
fêtes  :  les  cérémonies  religieuses  sont  un  passe- 
temps,  un  trompe-l' ennui,  qu'on  délaissera  dès 
que  la  vie  normale  renaîtra.  —  Les  églises,  ajoute- 
t-on,  sont  les  derniers  asiles,  les  catacombes  du 
patriotisme  opprimé.  A  l'ombre  de  leurs  voûtes, 
retentit  encore  une  parole  apostoliquement  belge, 
l'hymne  national  couronne  encore  plusieurs  de 
nos  cérémonies,  et  réconforte  des  cœurs  brisés 
sous  l'épreuve.  Le  clergé,  dit-on  encore,  jouit  à 
bon  droit  d'une  popularité  sans  précédent.  Son 
attitude  crâne  et  digne  vis-à-vis  de  l'oppresseur, 
son  dévouement  complet  à  soulager  la  misère 
populaire  dans  toutes  les  œuvres  d'assistance  lui 
ont  acquis  une  sympathie  qui  explique  peut-être 
un  peu  l'assiduité  aux  offices.  —  Enfin,  fait-on 
remarquer,  que  de  plaintes,  que  de  murmures  ne 
surprend-on  pas  sur  certaines  lèvres  soi-disant 
catholiques  t . . .  Quand  donc  justice  sera-t-elle  faite? 
N'avons-nous  pas  assez  souffert?  Qu'avons-nous 
fait  pour  mériter  un  tel  châtiment? 

Ces  objections  prouvent  tout  au  plus,  ce  me 
semble,  que  des  facteurs  naturels  ont  aidé  le 
renouveau  religieux,  et,  quant  au  dernier  grief. 


l)K    |{RUXKLLi:S    A    SALOiMQUfc:  3il 

gardons-nous  d'exagérer  le  nombre  et  la  portée 
de  ces  plaintes  :  je  crois  que  le  bon  Dieu  se  mon- 
trera indulgent  pour  un  cri  de  douleur  écbappé  au 
milieu  de  si  dures  épreuves.  Celui  qui  connaît 
notre  caractère  national  sait  suffisamment  qu'il 
ne  faut  pas  prendre  au  tragique  tous  nos  mur- 
mures et  nos  critiques  :  au  moment  décisif  nous 
savons  nous  montrer  ce  que  nous  sommes  :  bons 
clirétiens  et  bons  patriotes. 


III 


Assurer  la  vie  matérielle,  dans  les  circonstances 
présentes,  est  un  problème  d'une  rare  complexité. 
Les  pouvoirs  publics  se  sont  vus  tout  à  coup 
devant  des  situations  inextricables.  Presque  par- 
tout les  ressources  étaient  coupées;  le  numéraire 
manquait,  et  même  parfois  les  objets  de  première 
nécessité,  et  même  le  pain.  Ce  (jui  manquait 
encore,  c'était,  quand  on  pouvait  distribuer  des 
secours,  le  moyen  de  discerner  entre  misère  et 
misère,  exploiteurs  et  vrais  malheureux.  Il  y  a 
des  situalion.s  si  anormales!  Des  familles  aisées 
réduites  à  la  mendicité,  des  ménages  modestes 
qui  n'ont  presque  pas  souffert.  Puis,  comment 
surveiller  l'usage  des  distributions  faites,  empê- 
cher le  gaspillage,  ou  encore  raccaparemcnl  par 
II.  u 


322  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

ceux  qui  ne  sont  pas  dans  le  besoin?  Ce  tour  de 
force  a  été  réalisé,  et  il  l'a  été  sous  les  yeux, 
presque  sous  le  contrôle,  d'un  ennemi  peu  scru- 
puleux. Il  fallait  spécialement  empêcher  que  les 
secours  ne  fussent,  sous  une  forme  déguisée, 
réquisitionnés  pour  les  besoins  des  troupes  alle- 
mandes. 

Telle  est  la  tâche  ingrate  à  laquelle  s'est  dé- 
pensée l'élite  de  la  charité  et  de  la  philanthropie, 
sous  le  haut  patronage  des  ambassadeurs  d'Es- 
pagne et  des  États-Unis.  Jamais  la  Belgique  ne 
sera  assez  reconnaissante  envers  ces  deux  diplo- 
ïîiates  et  envers  les  gouvernements  qu'ils  repré- 
sentent. Grâce  à  eux,  notre  pays  n'a  pas  été  livré 
à  merci.  Les  envahisseurs  savent  qu'il  y  a  sur 
place  des  diplomates  de  puissances  neutres  dont 
le  témoignage  pourrait  être  aussi  gênant  qu'écouté. 
Grâce  à  ces  concours  éclairés,  le  problème  fut 
résolu,  —  non  pas   adéquatement   (1),  c'eût  été 


(1)  Que  penser,  par  exemple,  de  ces  «  indigents  «  qui  prennent 
le  train  pour  aller  chercher  la  soupe  gratuite,  ou  des  cinémas 
populaires,  qui  depuis  leur  réouverture,  l'été  dernier,  font  régu- 
lièrement salle  comble?  On  ne  peut  évidemment  approuver  ces 
illogismes,  et  c'est  à  bon  droit  que  les  autorités  communales 
retirent  les  secours  à  ceux  qui  fréquentent  habituellement  les 
séances.  Mais  qu'on  ne  condamne  pas  à  l'aveugle,  et  qu'on 
veuille  au  moins  avoir  égard  dans  son  jugement  aux  circons- 
tances atténuantes  :  l'épreuve  est  si  longue,  l'atmosphère  en 
pays  occupé  si  déprimante,  l'esprit  sent  le  besoin  d'une  diver- 
sion à  cette  obsession  qui  dure  depuis  seize  mois!  Notons  aussi 
que  les  cinémas  font  généralement  des  prix  si  alléchants, 
50  pour  100  du  prix  de  paix...  Tout  comprendre,  c'est  beaucoup 
excuser! 


DE    BRUXKLLES   A    SALONIQUE  323 

impossible,  —  «la  moins  de  façon  aussi  satisfai- 
sante (juc  possible. 

Tàciiotis  de  donner  une  idée  densemhle  de  ce 
ravitaillement  dans  la  Belgique  «  occupée  ».  L'ob- 
jectif est  double  :  l'entrée  des  secours,  leur  distri- 
bution. 

Le  premier  service  est  assuré  par  le  C.  R.  B. 
(Commission  of  Relief  for  lieUjium),  le  second  est 
dirigé  par  le  Comité  national  de  secours  et  d'alimenta- 
tion, avec  ses  quatre  miUe  comités  locaux,  autour 
desquels  gravitent,  dans  un  lien  de  dépendance 
plus  ou  moins  étroit,  les  œuvres  diverses,  dues  à 
l'initiative  communale  ou  privée. 

L'action  du  C.  U.  B.  ne  toucbe  qu'indirecte- 
ment à  notre  sujet.  Bornons-nous  à  enregistrer  le 
magnifique  résultat  obtenu  pendant  la  première 
année  :  251  navires  ont  décbargé  à  Hotterdam 
plus  de  710  millions  de  kilos  de  vivres  (1)  à  desti- 
nation de  la  Belgique,  ce  qui  fait  une  moz/é-n^é?  jour- 
nalière d'environ  2  millions  de  kilos,  soit  le  char- 
gement de  1  200  wagons  de  clieniin  de  fer.  Ces 
secours  proviennent,  soit  de  dons  spontanés  olFerts 
par  les  États  de  1  Union,  soit  d'achats  faits  au 
moyen  des  sommes  recueillies  à  l'étranger  pour 
la  «  B('lgi(jue  martyre  ».  Une  des  tâches  les  plus 
ardues  du  C.  R.  B.,  c'est  de  faire  parvenir  ces  mar- 


(1)  Bl<',  riz,  niaïa,  i»ois,  lèves,  lard,  salaisons.  On  regietto  quo 
l'accord  n'ait  pu  se  réaliser,  permettant  l'introduction  d'autres 
^irticles. 


324  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

cliandises  à  pied  d'œuvre,  c'est-à-dire  aux  centres 
principaux  d'où  la  distribution  se  fera  par  les  soins 
du  Comité  national.  Les  chemins  de  fer  sont  pres- 
que entièrement  affectés  aux  services  militaires; 
seuls  les  canaux  sont  à  peu  près  utilisables,  encore 
faudrait-il  en  réfectionner  un  grand  nombre. 

Là  s'arrête  la  tâche  du  C.  R.  B.  Seul  un  comité 
de  contrôle  parcourt  le  pays  pour  veiller  à  ce  que 
la  distribution  se  fasse  réellement  d'après  les  con- 
ventions arrêtées  de  commun  accord.  Ces  com- 
missaires —  une  trentaine  environ  —  sont  en 
partie  des  universitaires  américains,  qui  ont  là 
une  occasion  exceptionnelle  de  s'initier  pratique- 
ment à  la  vie  économique.  Détail  qui  m'a  frappé  : 
plusieurs  parmi  eux  sont  germanophiles,  mais  cela 
n'entrave  en  rien  leur  admirable  dévouement.  Ils 
estiment  que  la  victime  de  la  parole  donnée  mérite 
protection  et  respect,  et  qu'un  ennemi  se  désho- 
nore, qui  ne  respecte  pas  ces  titres. 


Voilà  donc  le  Comité  national  en  possession  des 
secours.  Comment  les  répartir?  Un  premier  par- 
tage consiste  à  les  distribuer  entre  les  diverses 
provinces,  arrondissements,  communes.  Les  bases 
de  cette  allocation  sont  entre  autres  le  chiffre  de 
la  population,  le  degré  des  privations  et  des  dévas- 
tations causées  par  la  guerre. 


DE    BRUXELLES    A    SALONIQUE  3i5 

Passons  aux  organismes  créés  par  les  com- 
munes :  soupes  communales,  mag^asins  commu- 
naux, restaurants  économitjues.  Pour  bénéficier 
<le  ces  institutions,  il  faut  posséder  une  «  carte  de 
ménage  »  délivrée  à  la  maison  communale,  se 
fournir  aux  locaux  désignés  et  dans  les  limites 
lixécs  d'après  le  nombre  des  personnes  et  leur 
degré  dindigence. 

Les  «  soupes  »  sont  installées  dans  les  locaux 
d'écoles,  les  tbéàtres,  les  cercles,  etc.  Le  matin, 
vers  onze  iicures,  on  voit  aux  portes  une  (ilc  pit- 
toresque de  gens  de  toute  condition  attendant  leur 
«  tour  de  soupe  ».  La  ration,  qui  revient  à  15  ou 
20  centimes,  en  coûte  5,  et  même  est  donnée  gra- 
tuitement aux  plus  indigents.  J'en  ai  goûté  plu- 
sieurs fois  et  l'ai  trouvée  excellente.  Chaque  jour, 
la  composition  cliange,  mais  toujours  elle  contient 
(pielques  bons  morceaux  de  viande.  S'il  en  est  qui 
réclament,  ce  sont  généralement  ceux  qui,  en 
temps  de  paix,  étaient  moins  bien  servis.  A  cer- 
tains jours  fixes,  on  peut  se  procurer  au  même 
endroit  diverses  autres  denrées,  pommes  de  terre, 
sel,  café,  légumes,  à  des  prix  d'aumône  déguisée. 

A  côté  des  «  soupes  »,  fonctionne  l'institution 
originale  des  «  restaurants  économiques  »,  dont  à 
Bruxelles  plus  de  douze  mille  personnes  usent 
chacpie  jour.  Ces  établissements  —  actuellement 
au  nombre  de  cinquante-sept  dans  l'aggloméra- 
tion  bruxelloise  —  sont  des   restaurants   ou  des 


326  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

hôtels  qui,  pour  45  ou  7S  centimes,  offrent  aux 
porteurs  de  cartes  communales  d'excellents  repas 
d'une  valeur  respective  de  1  franc  et  1  fr.  50.  La 
différence  est  payée  par  les  comités  d'alimenta- 
tion. 

Les  «  magasins  communaux  »  répondent  à  un 
autre  besoin.  Beaucoup  n'en  sont  pas  réduits  à  la 
nécessité  d'  «  aller  à  la  soupe  ».  Certain  respect 
iiumain,  le  rang  à  garder  les  en  empêcherait.  Mais 
tout  le  monde  tient  à  diminuer  le  plus  possible  les 
dépenses  du  ménage.  Comment  éviter  l'accapare- 
ment et  la  maladie  chère  aux  ménagères,  la  «  pro- 
visionnite?  »  Voici.  Les  administrations  commu- 
nales achètent  au  Comité  national  les  marchandises 
de  nécessité  courante  (café,  sucre,  riz,  confiture, 
sel,  savon,  etc..)  et  créent  les  magasins  commu- 
naux, où  chaque  semaine  les  administrés  peuvent 
se  procurer  à  un  prix  abordable  les  diverses  den- 
rées en  quantité  raisonnable,  d'après  le  nombre  de 
personnes  constituant  le  ménage.  Chaque  fois, 
l'employé  oblitère  sur  la  carte  de  ménage  la  case 
correspondant  à  l'achat  pour  la  semaine  en  cours. 
On  paye,  soit  en  argent,  soit  au  moyen  de  «  bons  » 
émis  par  les  communes  et  par  les  divers  comités 
de  chômage  ou  d'assistance.  Désire-t-on  certaines 
denrées  en  plus  grande  quantité,  on  s'adresse  aux 
magasins  ordinaires.  Notons  que  les  prix  des  ma- 
gasins communaux  ne  sont  pas  de  beaucoup  infé- 
rieurs à  ceux  des  autres  maisons,  et  par  suite  ne 


DE   BRUXELLES   A    SALOMQUE  327 

causent  pas  trop  de  préjudice  au  petit  commerce, 
tout  en  mettant  un  frein  efficace  à  une  majoration 
arbitrairo  des  prix.  Le  produit  de  la  vente  sert  au 
réapprovisionnement,  tandis  que  le  gain  —  très 
léger  —  concourt  à  alimenter  les  œuvres  commu- 
nales de  secours. 

Quant  au  pain,  on  est  rationné;  chaque  bou- 
langer reçoit  sa  farine  en  proportion  du  nombre  de 
clients  ;  des  mesures  sont  prises  pour  qu'on  ne 
puisse  s'inscrire  à  la  fois  chez  deux  boulangers. 
Changer  de  boulanger  constitue,  sous  le  régime 
allemand,  un  acte  important  de  la  vie  civile,  que 
les  autorités  doivent  approuver,  qui  exige  pas  mal 
de  formalités  et  de  démarches  !...  Où  est  la  liberté 
si  chère  aux  Belges?  Le  boulanger  qui  enfreint  le 
règlement  se  voit  supprimer  les  matières  pre- 
mières. 

Dans  les  derniers  mois,  bon  nombre  de  com- 
munes ont  obtenu  de  faire  venir  de  Hollande  une 
provision  supplémentaire  de  pains.  Ils  se  vendent 
assez  cher.  Des  journaux  hollandais  ont  assuré 
que  d'une  seule  ville  (Maestricht)  2  500  000  pains 
entraient  ainsi  chaque  semaine  en  Belgique  :  je 
donne  l'information  pour  ce  qu'elle  vaut. 

« 

Un  autre  signe  des  temps,  c'est  l'utilisation  pour 
la  culture  (surtout  des  pommes  de  terre)  de  ter- 


328  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

rains  vagues,  même  en  pleine  ville.  C'est  ainsi  que 
dans  le  quartier  du  Cinquantenaire,  à  l'avenue  de 
Tervueren,  ou  près  de  l'avenue  Louise,  tous  les 
espaces  non  bâtis  sont  devenus  des  jardinets.  L'ap- 
provisionnement des  communes  a  été  ainsi  aug- 
menté dans  des  proportions  variables,  mais  le 
grand  avantage  moral  de  cette  initiative  est  d'avoir 
donné  de  l'ouvrage  aux  sans-travail,  dont  la  longue 
inaction  forcée  coûte  cher  aux  communes,  pourrait 
créer  un  jour  un  danger  pour  la  paix  publique,  et 
préparer  pour  l'avenir  des  désœuvrés  incorrigibles. 

Le  problème  du  chômage  est  des  plus  délicats. 
Le  nombre  des  sans-travail  est  estimé  à  sept  cent 
cinquante  mille.  Le  secours  ne  peut  évidemment 
être  refusé  à  ceux  que  la  guerre  prive  de  leur 
gagne-pain,  mais  doit  cesser  dès  que  l'ouvrier 
trouve  du  travail  :  aussi  exige-t-on  que  le  chômeur 
vienne  chaque  jour  se  porter  présent  à  la  caisse  de 
chômage.  Or,  qu'arrive-t-il?  Lorsqu'un  chef  d'in- 
dustrie a  par  bonheur  un  peu  de  besogne,  il  ne 
trouve  qu'à  grand'peine  des  ouvriers  qui  veuillent 
échanger  les  allocations  de  chômage  contre  un 
salaire  qui  peut  n'être  que  de  courte  durée.  Un 
directeur  de  fabrique  me  disait  qu'il  devait  refuser 
toute  commande  pressée,  et  ne  travailler  que  trois 
ou  quatre  heures  par  jour  :  ainsi  les  ouvriers 
avaient  continuellement  de  la  besogne,  et  officiel- 
lement restaient  «  chômeurs  » . 

Ce  qui  rend  le  problème  particulièrement  ardu, 


Dli    BRUXELLES   A   SALONIQUE  329 

c'est  l'intrusion  du  gouverneur  allemand,  qui,  sous 
prétexte  d'enrayer  la  paresse,  mère  de  tous  les 
vices,  olFre  de  la  besogne  aux  Belges  :  par  exemple, 
la  confection  de  sacs,  l'entretien  des  routes,  la 
réparation  de  locomotives,  et  défend  aux  auto- 
rités communales  de  soutenir  en  quoi  que  ce  soit  les 
familles  des  récalcitrants,  parce  que  «  sans-tra- 
vail »  volontaires.  On  voit  assez  pourquoi  ces  sacs 
et  ces  réparations.  Cliaque  Belge  employé  à  ces 
travaux  indispensables  permet  à  un  Allemand  de 
reprendre  le  fusil.  C'est  avec  fierté  (|u'on  enre- 
gistre l'attitude  de  l'ouvrier  belge  en  face  de  cette 
brutale  mise  en  demeure. 

Les  événements  de  Malines  et  de  Luttre  ont  été 
particulièrement  suggestifs  à  cet  égard.  A  Malines, 
von  Bissiiig  mit  la  ville  aux  arrêts  (c "est-à-dire 
régime  de  terreur,  défense  d'entrer  et  de  sortir,  etc.) 
jusqu'à  ce  que  cinq  cents  ouvriers  se  soient  pré- 
sentés. La  menace  fut  publiée  urbi  et  orhi  sous 
forme  d'afliciies  comminatoires.  Sic  rolo,  sic  jubeo... 
En  tout  et  pour  tout,  trente  ouvriers  s'inscrivirent, 
des  congédiés  en  grande  partie  ou  des  incapables, 
La  situation  devenait  intenable,  et  devant  l'indi- 
gnation [)opulairc  le  gouverneur  général  dut  céder 
au  bout  de  six  jours.  Cela  ne  l'empccba  j)a3  de 
lancer  une  nouvelle  proclamation  triompbante, 
annon(;ant  (ju'un  noml)re...  «  suffisant  »  —  remar- 
»|iio/.  le  tour  de  pbrasc!  —  s'était  présenté  et  qu'il 
levait  l'interdit  jeté  sur  la  ville  archiépiscopale! 


330  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

A  Luttre  —  atelier  de  réparations  pour  les  che- 
mins de  fer  —  se  trouvaient,  à  la  date  du  23  mai, 
deux  cent  trente  locomotives  à  réparer.  Sur  les 
mille  deux  cent  cinquante  ouvriers  de  l'arsenal, 
vingt  seulement  acceptèrent  le  travail.  Les  autres 
refusèrent  malgré  toutes  les  réquisitions.  Plus  de 
deux  cents  furent  déportés  en  Allemagne,  leurs 
familles  privées  de  secours,  mais  cet  exemple 
n'eut  pas  l'effet  escompté,  et  les  Allemands  durent 
renoncer  à  aller  jusqu'au  bout. 


* 
*  * 


Ces  misères,  ce  cliômage  ont  eu  pour  résultat 
de  mettre  en  relief  la  charité  des  classes  aisées.  On 
l'a  dit  avec  justesse  :  jamais  les  pauvres  n'ont  été 
mieux  secourus  que  pendant  la  guerre,  tant  la 
charité  officielle  et  privée  s'est  ingéniée  à  atténuer 
tous  leurs  besoins.  Et  entre  temps,  les  riches  —  en 
particulier  la  noblesse  —  n'ont  pas  hésité  à  payer 
courageusement  de  leurs  personnes.  A  Bruxelles, 
il  n'est  pas  rare  de  voir  en  rue  deux  dames  ou 
demoiselles  du  grand  monde,  un  panier  sous  le 
bras,  mendiant  de  porte  en  porte  pour  l'œuvre  des 
pauvres  honteux,  ou  les  «  Petites  Abeilles  ».  Et 
lorsque  les  dames  quêteuses  ploient  sous  l'abon- 
dance des  dons,  quelque  passant  inconnu,  souvent 
un  homme  du  monde,  s'offre  à  les  aider.  Il  porte 
le  fardeau  jusqu'au  local  de  l'œuvre,  où  les  dames 


DE    BRUXELLES    A   SALONFQUE  33t 

(le  roffice  et  de  la  cuisine  s'empresseront  de  pré- 
parer le  repas  des  malheureux. 

Au  commencement  de  la  guerre  l'élan  de  géné- 
rosité s'est  donné  libre  cours,  un  peu  à  l'aveugle. 
Depuis  lors,  le  besoin  s'est  fait  sentir  de  canaliser 
les  largesses.  Actuellement,  dans  chaque  quartier 
existe  1'  «  Œuvre  du  sou  »  qui  recueille  chez  les 
particuliers  une  cotisation  mensuelle,  à  charge  de 
faire  entre  les  nécessiteux  du  quartier  la  meilleure 
répartition  possible.  Aussi  voit-on  sur  presque 
foutes  les  portes  une  petite  affiche  :  «  Les  habi- 
tants sont  affiliés  à  l'Œuvre  du  sou;  inutile  de 
mendier.  »  Les  secours  en  espèces  sont  donnés 
sous  forme  de  bons  d'une  valeur  variable,  avec  les- 
quels les  pauvres  peuvent  acheter  dans  les  ma- 
gasins communaux  les  objets  de  première  néces- 
sité. 

On  le  voit,  la  situation  matérielle,  au  moins 
dans  les  grands  centres,  n'est  pas  aussi  mauvaise 
que  d'aucuns  se  l'imaginent,  et  pourtant  le  dan- 
ger est  toujours  là  :  que  l'Amérique  —  pour  une 
raison  ou  pour  une  autre  —  vienne  ;i  suspen- 
dre sa  généreuse  mission,  et  c'est  la  famine.  On 
s'en  aper(;oit  parfois,  lorscjue  le  stock  hebdoma- 
daire n'arrive  pas  à  temps  :  pendant  quelques  jours 
on  est  privé  de  pain,  on  se  contente  de  pommes 
de  terre. 


332  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 


Et  les  magasins,  demandera-t-on,  le  commerce? 

Impossible  de  donner  ici  une  appréciation 
unique.  Certaines  branches  n'ont  jamais  connu  de 
meilleurs  temps,  tels  les  charcutiers  et  les'autres 
marchands  de  «  delikatessen  »,  g-ràce  à  leur  nou- 
velle clientèle,  dont  l'appétit  est  proverbial.  Les 
lampes  à  acétylène  également  font  furie  :  leur 
lumière  économique  remplace  le  pétrole  qui  est 
hors  de  prix. 

D'autres  ont  souffert  du  calme  plat  pendant  les 
premiers  mois  de  la  guerre,  mais  ont  vu  revenir 
leur  clientèle  sous  l'étreinte  de  la  nécessité,  tels 
les  magasins  de  blanc,  d'aunages,  les  tailleurs,  les 
cordonniers,  etc.  ;  on  peut  user  jusqu'à  la  corde  des 
vêtements,  qui,  en  des  temps  meilleurs,  auraient 
été  déclassés  depuis  longtemps  ;  on  peut  faire  resse- 
meler une  ou  deux  fois  de  plus  ses  vieilles  paires  de 
souliers  :  un  jour  arrive  où  les  réserves  de  la  garde- 
robe  sont  épuisées,  il  faut  acheter  du  neuf.  Un  grand 
marcliand  de  chaussures  me  faisait  remarquer  à  ce 
sujet  que  le  gain  ne  correspondait  pas  à  la  recru- 
descence du  commerce.  Les  gens  n'achètent  que 
de  la  camelote  à  bon  marché.  Résultat  :  bénéfice 
minime  pour  la  maison,  sans  compter  que  le  client 
se  souviendra  que  l'article  était  de  mauvaise  qua- 
lité et  oubliera  qu'il  l'a  payé  un  prix  dérisoire. 


DE   BRUXELLES   A    SALONIQUE  333 

Pour  d'autres,  c'est,  ce  sera  probablement  jus- 
qu'à la  fin  (le  la  guerre,  la  cessation  de  toutes 
aflaircs  :  tels  les  magasins  de  dentelles,  de  bijou- 
terie, d'ameublement,  en  g'énéral  tous  les  articles 
de  luxe.  C'est  non  seulement  l'arrôt,  mais  le  recul, 
car  il  faut  continuer  à  faire  face  à  des  frais  géné- 
raux considérables. 

A  côté  de  tout  cela,  les  «  métiers  de  guerre  » 
ont  surgi,  et  sans  parler  de  tous  les  magasins  qui 
«  retapent  »  les  objets  usagés  (par  exemple,  tein- 
ture et  remise  à  neuf  de  vêtements  défraîcliis,  re- 
tournage de  vieux  habits,  stoppage  et  mise  de  pièces 
invisibles),  on  ne  peut  laisser  sans  mention  le 
j)ullulement  des  gagne-petits.  Un  jour,  j'ai  compté 
plus  de  vingt-cinq  camelots  autour  de  la  porte 
centrale.  Quel  savoureux  passe-temps  que  d'aller 
flâner  devant  ces  charrettes  à  bras  chargées  de 
fonds  de  boutique  ou  d'inventions  sensationnelles  ; 
poudre  ;i  enlever  les  taches  de  graisse,  crayon 
pour  reproduire  instan-la-nément.  Messieurs  et 
Dames!  n'importe  quel  imprimé,  attache-col  inu- 
sable, parapluies  incassables,  la  guérison  par  les 
plantes  de  n'importe  (juelle  maladie,...  j'en  oublie, 
et  des  plus  intéressants.  Les  boniments  de  ces 
brocanteurs  et  charlatans  étaient  souvent  des 
clicfs-d'œuvre,  et  la  séance  était  agrémentée  par- 
fois de  tours  originaux  par  des  professionnels  de 
cirque,  actuellement  sans  ouvrage. 

Et   l'on   voit   quelle    contre-vérité    énonçait  le 


3;U  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

chancelier  de  l'Empire,  quanti  il  disait  qu'en  Bel- 
gique la  vie  économique  était  normale.  Cela  n'est 
pas  et  ne  saurait  être  tant  que  la  situation  ne 
changera  pas  :  le  numéraire  manque  et  l'on  doit 
tout  payer  comptant;  les  meilleurs  ouvriers  sont 
partis,  et  ceux  qui  restent  préfèrent  chômer;  que 
d'usines  doivent  arrêter,  par  suite  du  manque  de 
matières  premières  !  Ajoutez-y  l'arbitraire  et  la 
mutabilité  voulue  de  tous  les  arrêtés,  avis  et  déci- 
sions du  gouvernement  général,  au  point  de  deve- 
nir un  écheveau  inextricable;  en  fin  de  compte, 
on  est  si  obsédé  de  ces  formalités  et  perpétuels 
changements,  qu'on  renonce  plutôt  à  faire  des 
affaires  sous  un  tel  gouvernement. 

N'oublions  pas  que  le  blocus  anglais  pèse  par 
contre-coup  sur  notre  pays  aussi  durement  que 
sur  l'Allemagne.  Importations  et  exportations  sont 
impossibles  ;  nos  industriels  ne  peuvent  disposer 
de  leurs  dépôts  bancaires  en  Angleterre  ou  en 
France.  Avec  une  rare  abnégation,  notre  popula- 
tion a  compris  la  nécessité  de  ces  sacrifices.  Mais 
tous  ceux  qui  portent  la  responsabilité  de  l'avenir 
de  notre  patrie,  et  notre  gouvernement  en  premier 
lieu,  ont  vu  qu'une  pareille  situation  ne  pouvait 
durer,  qu'un  épuisement  trop  complet  briserait 
pour  de  bon  les  ressorts  économiques  et  moraux 
de  r  «  héroïque  petite  Belgique  ».  A  tout  prix,  il 
faut  une  solution  qui  permette  —  moyennant  des 
garanties   raisonnables  —  l'importation  de    ma- 


DE    BRUXELLES    A    SALONIQUE  335 

lières  premières,  Texportalion  de  produits  manu- 
facturés. Ce  sera  une  solution  partielle  de  l'angois- 
sant problème  du  chômage  :  les  secours  seront  la 
rétribution  du  travail.  Il  paraît  que  les  pourparlers 
en  cours  sont  en  voie  d'aboutir. 


* 
*   * 


Une  dernière  question,  les  transports  et  les 
bagages. 

Quand  on  dit  que  les  déplacements  sont  devenus 
difficiles  en  Belgique,  on  s'imagine  parfois  que  les 
passeports  en  sont  la  cause.  C'est  une  erreur  : 
depuis  des  mois  la  circulation  est  libre,  pourvu 
qu'on  ait  sur  soi  sa  carte  d'identité,  visée  par 
l'autorité  allemande,  sous  réserve  cependant  des 
restrictions  suivantes  :  rester  en  dehors  de  VElappe- 
ijehiet  (zone  des  armées)  et  du  réseau-frontière 
(une  bande  de  5  à  10  kilomètres  le  long  de  la  fron- 
tière hollandaise),  et  n'être  pas  soumis  au  contrôle 
du  Meldamt.  Aux  jeunes  gens  en  âge  de  porter  les 
armes,  il  est  interdit  de  s'éloigner  de  plus  de 
5  kilomètres  de  leur  résidence;  et,  obtiennent-ils 
un  passeport,  par  exemple  de  Charleroi  à  Bruxelles, 
ils  doivent,  pendant  leur  absence,  se  présenter  à 
intervalles  rapprochés  au  Meldamt  de  cette  der- 
nière ville. 

Une  des  grandes  entraves  au  trafic,  c'est  l'ab- 
sence   de    communications   rapides.   Les    trains 


336  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

allemands  sont  boycottés,  non  seulement  par  pro 
testation  patriotique,  mais  aussi  à  cause  des  prix 
élevés.  Le  trajet  simple  Bruxelles-Anvers  coûte 
autant  qu'auparavant  le  même  trajet  aller  et  re- 
tour en  seconde  (1).  Puis  le  service  est  extrême- 
ment restreint.  L'indicateur  tient  en  quatre  pages. 
De  Bruxelles  partent  pour  Tournai,  Mons,  Char- 
leroi,  Namur,  Liège,  Anvers  et  Gand  un  total  de 
vingt-deux  trains.  La  cause?  Freiherr  von  Bissing- 
l'a  donnée  dans  une  affiche  demeurée  célèbre  : 
Les  Belges  doivent  s'en  prendre  à  leur  propre 
gouvernement,  qui  a  osé  emporter  en  France 
plusieurs  milliers  des  meilleures  locomotives,  et 
refuse  de  les  céder  pour  les  besoins  du  pays 
occupé. 

Les  voyages  sont  extrêmement  lents  :  une 
heure  et  demie  de  Bruxelles  à  Anvers. 

Puis,  il  y  a  des  formalités,  les  visites  «  corpo- 
relles »  auxquelles  on  est  toujours  exposé,  surtout 
à  Anvers.  Dans  les  gares,  aux  guichets^  les  affiches, 
inscriptions,  horaires,  tout  est  exclusivement  alle- 
mand ;  partout  on  voit  l'invitation  :  Soldats,  parlez 
votre  langue!  Est-il  étonnant  que  les  trains  alle- 
mands ne  contiennent  généralement  pas  plus  de 
dix  à  vingt  civils? 

Tout  le  trafic  se  fait  par  les  lignes  des  trains 
vicinaux  qui  n'ont  pas  encore  été  enlevées.  Les 

(1)  Par  kilomètre,  10  centimes  en  troisième;  15  centimes  en 
seconde;  20  centimes  en  première. 


DE   BRUXELLES   A   SALONIQUE  337 

Compag-nies  font  des  aflaircs  d'or.  Plusieurs  ont 
soudé  leurs  services,  et  on  a  maintenant  dos  vici- 
naux-express avec  voitures  directes,  par  exemple 
Liège-Bruxelles  (place  Dailly)  ;  Mons-Bruxelles 
(place  Rouppe)  ;  Charleroi-Nivelles-Petite-Espi- 
nette,  et  de  là  Bruxelles.  D'autres  services  ont 
combiné  leurs  horaires,  mais  n'ont  pas  établi  de 
services  directs.  Ainsi,  en  (juittant  Maeseyck  le 
matin  vers  quatre  heures  et  demie,  en  changeant 
de  train  à  Brée,  Bourg-Léopold,  Beeringen,  Diest, 
Louvain  et  Tervueren,  vous  arrivez  rà  Bruxelles 
vers  douze  heures  et  demie...  Un  vrai  charme  I 

Pour  remplacer  le  «  Bloc  »  (train  rapide  de 
Bruxelles  à  Anvers),  voici  ce  que  l'on  recom- 
mande :  de  Bruxelles  à  Vilvorde,  en  train  élec- 
trique; de  là,  en  voiture  jusqu'à  xMalines,  près  du 
pont  sur  le  Nethe,  détruit  lors  du  siège  d'Anvers  ; 
en  face  du  pont,  un  autre  train  attend  et  vous 
conduit  via  Boom,  Aertsclaer,  jusqu'à  Anvers-Kiel, 
où  passe  une  ligne  de  tramways  anversois.  La 
durée  totale  de  l'équipée  est  de  trois  à  quatre 
heures,  et  le  prix,  de  3  à  3  fr.  23. 

Partout  où  il  y  a  un  hiatus  entre  les  lignes  sur 
rail,  on  a  vu  surgir  des  services  de  voitures  qui 
rappellent  les  diHgences.  Vieux  véhicules  attelés 
de  chevaux  poussifs  refusés  à  l'armée.  Xu  com- 
mencement, le  métier  était  rémunérateur,  les  gens 
payaient  volontiers,  les  bêtes  étaient  en  bon  état. 
Maintenant,  elles  sont  surmenées  :  coûte  que  coûte, 
u.  a 


338  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

pourtant,  il  faut  qu'elles  rapportent  de  quoi  assurer 
leur  nourriture.  Or,  l'avoine  est  hors  de  prix.  Il 
n'est  évidemment  pas  question  de  vendre  ces 
haridelles. 

Actuellement,  le  prix  par  personne,  dans  une 
voiture  à  quatre  places,  est  de  1  fr.  50  ou  2  francs 
pour  le  trajet  Vilvorde-Malines,  13  kilomètres. 


En  relisant  ce  croquis,  tracé  au  fil  des  souvenirs 
qui  me  montaient  au  cœur,  j'en  ai  senti  toute 
l'imperfection.  L'on  m'assure  cependant  que, 
telles  quelles,  ces  notes  seront  les  bien  venues. 
Je  les  livre  au  public.  Puisse  mon  travail  contri- 
buer à  faire  connaître  et  aimer  la  patrie  qui  souffre, 
mais  reste  fière.  Puissent  ces  lignes  encourager 
tous  ceux  qui  luttent  pour  l'indépendance  de  la 
Belgique  ! 

Léo  Belgicus. 


l"  janvier  1916. 


II 


AVEC  LES  ANGLAIS  DANS  LES  FLANDRES 


Lettres  d'un  interprète  aux  Forces  de  S.  M.  Britannique 

Mardi  28  mars  1916.  —  Je  ne  sais  si  vous  aime- 
riez à  partager  ma  vie.  S'il  ne  fallait  qu'un  miracle 
pour  vous  attirer  auprès  de  moi,  j'en  serais  capable. 
Et  je  vous  recevrais  dignement  :  cette  semaine-ci, 
mon  installation  est  ravissante,  elle  agréerait  à 
votre  àme  pacifique  et  rêveuse.  Imaginez  un  quar- 
tier silencieux  dans  une  petite  ville  de  province, 
blottie  sous  des  toits  ronds  et  moussus,  une 
maison  blanche  entourée  de  jardinets  et  penchée 
au-dessus  d'un  canal  sinueux  et  rapide  :  j'habite 
là.  En  face  de  moi,  une  écluse  à  demi  vermoulue, 
et  par  derrière,  dans  un  îlot,  un  vieux  moulin  à 
vent,  à  eau  et  à  main.  Au  second  plan,  le  belfroi 
de  l'hôtel  de  ville  et  le  clocher  grêle  d'un  couvent. 
Puis  un  lac  inmiense  produit  par  la  crue  de  deux 
rivières  parallèles,  dont  les  eaux  se  rejoignent  à 
travers  les  haies,  et  quelques  futaies  qui  émergent 
encore...  Ajoutez  un  bon  lit,  un  bon  feu,  un  peu 


340  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

de  loisir...  Et  dites  si  je  ne  suis  pas  à  mon  aise. 
Pourtant  vous  devinez  ce  qui  me  manque.  Dan» 
les  moments  de  loisir,  je  sens  plus  que  jamais  un 
vide,  l'absence  d'amis,  que  leurs  lettres  affec- 
tueuses n'arrivent  pas  à  remplacer.  Il  y  a  dix-huit 
mois  que  je  vous  ai  dit  adieu  :  dix-huit  longs  mois 
de  voyage  et  d'aventure,  de  pluie  et  de  boue,  de 
vent  et  de  soleil,  de  faim  parfois,  de  soif,  et  de 
nuits  à  la  belle  étoile,  d'obus  et  de  balles  —  mois 
de  souvenirs  où  mon  esprit  se  reporte  sans  cesse 
vers  ma  famille,  dans  le  ciel  où  elle  augmente,  sur 
terre  où  elle  diminue  —  mois  délicieux  en  somme, 
mais  où  mon  bonheur  n'est  pas  complet,  parce  que 
je  suis  un  peu  seul. 

Je  viens  de  regarder  sur  mon  agenda  la  liste 
des  lieux  où  j'ai  séjourné,  des  personnes  avec  qui 
j'ai  fait  connaissance.  La  liste  est  longue;  mais 
hélas!  combien  de  maisons  où  j'ai  chaudement 
dormi  ne  sont  plus  qu'un  pan  de  mur  entre  des 
plâtras.  Et  combien  d'officiers  sous  qui  j'ai  servi 
sont  tombés,  quand  le  régiment  laissait  sur  le 
chemin  une  traînée  de  cadavres...  depuis  la  Marne 
jusqu'à  l'Yser.  —  Presque  tous  les  villages  inscrits 
sur  mon  calepin,  sauf  les  premiers  en  date,  dont 
j'ai  quelquefois  des  nouvelles  par  les  communi- 
qués, portent  un  nom  qui  sonne  flamand,  bourré 
de  werch,  houck,  ghem.  Et  les  officiers  sont  tous 
Anglais  :  des  désinences  en  wood,  smith,  bridge.  — 


DE   BRUXELLES   A    SALONIQUE  341 

Vous  voyez  que  mon  expérience  est  fort  rr  Juite. 
Je  ne  connais  guère  qu'un  champ  de  bataille,  la 
Flandre;  et  qu'une  armée,  le  «  Corps  expédition- 
naire britanni(juc  ».  En  revanche,  je  crois  les  con- 
naître à  fond. 

Et  à  force  d'être  familiarisé  avec  eux,  j'ai  fini 
par  les  aimer.  La  plaine  où  je  vis  me  plaît.  Illi- 
mitée comme  l'océan,  et  plus  bienfaisante  que  lui 
par  sa  fertilité  qui  la  transforme,  mélancolique  en 
hiver  sous  la  brume  grise,  germant  au  printemps 
une  multitude  de  couleurs  on  dominent  le  verl  et 
l'or,  éblouissante  et  parfumée  quand  la  grande 
chaleur  mûrit  les  blés,  baignant  alors  de  l'aurore 
au  soir  dans  le  soleil  qu'aucune  colline  ne  cache, 
regardant  miroiter  l'innombrable  et  nonchalant 
réseau  de  ses  canaux  et  rivières,  taclietée  par  des 
bosquets,  des  chaumières  et  des  églises  plantées 
au  hasard  un  peu  partout,  l'étendue  flamande 
exhale  une  j)oésie  forte  et  tranquille.  Il  est  vrai 
que  d'autres  la  trouvent  banale,  et  j'en  ai  médit 
moi-môme;  mais  un  pliilosophe  —  et  vous  en  êtes 
un  —  ne  s'étonnera  point,  et  bâtira  une  théorie 
avec  ces  divergences.  Il  expliquera  que  la  poésie 
ne  tient  pas  aux  clioses,  mais  à  l'âme  qui  l'y  pro- 
jette et  l'y  retrouve;  et,  par  conséquent,  rien  ici- 
bas  n'est  pourvu  ou  dépourvu  de  poésie,  car  l'ima- 
gination, suivant  son  caprice,  peut  enluminer  ou 
déflorer  tout  objet. 

Et  puis  cette  étendue  est  habitée  par  une  race 


342  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

franchement  sympathique;  des  corps  robustes, des 
visages  épais,  mais  resplendissants  de  santé,  des 
familles  nombreuses  —  des  âmes  saines  à  l'égal 
des  corps,  que  la  civilisation  actuelle  n'a  pas  encore 
corrompues,  où  le  bon  sens  et  la  foi  sont  enra- 
cinés. Les  passions  du  paysan  sont  puissantes, 
mais  calmes,  et  par-dessus  tout  domine  l'amour 
du  sol,  du  lopin  sur  lequel  sa  ferme  est  bâtie,  et 
dont  la  fertilité  mystérieuse  le  nourrit,  l'étonné  et 
le  frappe  de  respect.  Païen,  il  eût  divinisé  la  terre. 
11  est  énergique,  et  ne  lui  marchande  aucun  soin. 
Depuis  deux  ans,  tous  les  jeunes  gens  sont  partis, 
il  ne  reste  que  des  femmes  et  des  vieillards,  et 
cependant  les  champs  sont  cultivés,  jusque  sous 
les  obus.  J'admire  ces  femmes  qui  se  lèvent  au 
petit  jour  et  ne  quittent  le  labour  qu'à  la  nuit  :  la 
France  leur  doit  tant  de  reconnaissance!  C'est  de 
leur  sang  que  sont  nés  les  soldats,  c'est  de  leurs 
greniers  pleins  que  s'acheminent  les  convois  qui 
nourrissent  l'armée. 

Mes  hôtes  ont  aussi  leurs  défauts,  et  c'est  heu- 
reux après  tout.  Leur  esprit  est  juste,  mais  étroit  : 
ils  ne  comprennent  pas  les  habitudes  étrangères. 
Leur  opiniâtreté  virile  confine  souvent  à  l'entête- 
ment, et  rivalise  sans  difficulté  avec  la  ténacité 
fameuse  des  Anglais  qu'ils  hébergent,  et  avec  les- 
quels ils  se  disputent  de  temps  à  autre.  Ils  sont 
âpres  au  gain,  un  peu  ladres,  capables  pourtant  de 
sacrifices  :  beaucoup  fournissent  l'aumône  et  le 


DE   BRUXELLES   A   SALONIQUE  343 

logement  à  des  évacués.  Et  j'en  ai  vu,  mainte 
fois,  (levant  leurs  maisons  bombardées,  leurs  toits 
béants,  leurs  meules  en  flammes,  essuyer  quelques 
larmes  et  refuser  les  condoléances  avec  ces  sim- 
ples mots,  si  banals  aujourd'imi  :  «  Que  voulez- 
vous?  c'est  la  guerre.  »  Et  encore  :  «  Le  bon  Dieu 
punit  nos  pccliés.  »  Car  ils  ont  une  qualité  qui 
couvre  une  multitude  de  fautes  :  ils  sont  pieux, 
dévots,  sans  ombre  de  superstition.  Ils  aiment  le 
curé  et  fréquentent  l'église.  Ils  ont  multiplié  sur 
les  routes  les  cbapelles  et  les  crucifix.  Presque 
toutes  les  fermes  ont  une  statuette  encastrée  dans 
le  mur. 

Vous  croyez  que  je  n'ai  jamais  eu  de  grand 
plaisir  i)ar  ici?  Comme  vous  vous  trompez!  Je  me 
suis  acquis  bien  des  amis.  Et  quelles  exquises 
veillées  d'iiiver  j'ai  passées,  au  milieu  des  braves 
gens,  autour  du  fourneau  rond,  buvant  le  café 
pendant  que  la  pluie  cinglait  les  vitres,  et  que  la 
fermière  en  venait  aux  conlidenccs,  me  tendait  les 
lettres  du  fils  et  du  mari...  La  veillée  se  terminait 
par  la  prière  en  commun,  —  devant  une  des  images 
coloriées  dont  les  murs  sont  couverts,  —  chromo- 
litliograj)liies  importées  de  Malines,  où  les  saints 
trop  vigoureux  et  trop  joufflus  sont  dus  au  pinceau 
d'un  Hubens  sans  talent  (encore  qu'ils  vaillent 
artistiipiement  mieux  que  telles  de  nos  statues  soi- 
disant  de  Paris,  aussi  terrestres  iju'étriquécs,  que 
l'anémie  ne  sauve  pas  de  la  vulgarité). 


344  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Mais  où  vais-je  m'égarer?  C'est  de  la  guerre  que 
vous  désirez  entendre  parler!  Vous  me  pardon- 
nerez d'avoir  songé  en  premier  lieu  aux  malheu- 
reux qui  habitent  aux  abords  de  la  ligne  de  feu. 
Ils  ont  tant  de  droits  à  la  pitié,  à  l'estime;  et  per- 
sonne ne  s'intéresse  à  eux.  C'est  mon  bonheur  de 
pouvoir,  par  ma  situation,  leur  rendre  beaucoup 
de  services. 

Et  puis  une  causerie  sur  la  guerre  ne  vous 
offrira  rien  d'inédit,  j'aurai  beau  faire,  vous  avez 
déjà  trouvé  mieux  autre  part,  peut-être  dans  les 
journaux,  sûrement  dans  les  lettres  d'amis  :  com- 
battants plus  haut  placés  que  moi,  plus  dange- 
reusement aussi,  plus  glorieusement.  Ah!  que  nos 
aumôniers  et  nos  frères-soldats  continuent  d'écrire! 
Elle  forme  un  album  sans  précédent,  la  collection 
de  leurs  lettres,  si  souvent  sanglantes,  et  dont  l'àme 
militaire  de  saint  Ignace  doit  tressaillir  de  fierté. 

La  vie  à  laquelle  nous  sommes  accoutumés  par 
ici  est  exactement  semblable,  je  suppose,  à  celle 
qu'on  mène  ailleurs,  le  long  de  600  kilomètres, 
depuis  Nieuport  jusqu'à  la  Suisse  :  quatre  ou  cinq 
jours  dans  les  dug-outs  (en  français  on  dit,  je  crois, 
les  gourbis)  et  quatre  ou  cinq  jours  en  réserve, 
dans  les  maisons  démolies  et  les  tentes.  Pour  dis- 
traction les  obus,  les  mines  dont  l'explosion  ouvre 
de  larges  cratères,  les  petites  expéditions  noc- 
turnes dans  le  voisinage  des  Boches,  ou  autres 


DE    BRUXELLES   A   SALONIQUE  345 

intermèdes  de  même  agrément.  Parfois,  repos  à 
l'arrière,  dans  un  villag^e  moins  endommagé,  où 
l'on  s'ennuierait  terriblement,  sans  l'exercice  matin 
et  soir,  les  jeux,  notamment  le  ballon,  et  les  Folies. 
Les  Folies,  c'est  le  nom  du  théâtre  que  la  division 
transporte  dans  ses  nombreux  bagages,  et  qui 
comprend  un  certain  nombre  de  décors,  un  réper- 
toire suffisant,  pas  mal  d'acteurs,  quelques  actrices, 
et  un  phonograplie. 

La  nature  du  terrain  sur  lequel  les  troupes  an- 
glaises livrent  bataille  leur  impose  quelques  diffl- 
cultés  spéciales.  Le  terrain  étant  plat,  on  est  abso- 
lument à  découvert  :  pas  un  de  ces  petits  sentiers 
défilés  que  nous  avions  connus  dans  l'Aisne,  de  ces 
jolis  villages  abrités  contre  le  vent  du  nord  et  les 
Allemands.  Pour  comble,  le  terrain  étant  aqua- 
tique, il  est  malaisé  d'y  creuser  des  tranchées.  En 
liiver,  l'inondation  noyait  la.  campagne,  routes  et 
fossés,  tranchées  et  lils  de  fer,  sous  une  surface 
immense,  uniformément  jaune.  Vêtus  de  longs 
pantalons  en  caoutchouc,  emportant  dans  leur  sac 
leurs  provisions  froides,  les  malheureux  fantassins 
se  relayaient  tous  les  deux  jours.  Et  durant  deux 
jours,  séparés  [>ar  la  boue  du  reste  du  monde, 
des  nouvelles  et  de  toute  civilisation,  ces  demi- 
scaphandriers,  trempés,  glacés,  malades,  pouil- 
leux, héroïques,  défendaient  la  ligne.  I^icore  si 
l'ennemi  avait  ralenti  le  feu  :  il  nous  réservait  pour 
Noël  un  bruvant  réveillon  ! 


346  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Un  élément  comique  égayait  nos  misères  :  des 
éclats  de  rire  se  mêlaient  aux  éclaboussements 
d'eau,  quand  tous,  à  tour  de  rôle,  y  compris  les  plus 
élevés  en  grade,  nous  faisions  une  chute  dans  les 
trous  ou  les  ronces,  cachés  par  la  crue.  Il  a  fallu 
changer  les  méthodes  de  la  première  heure;  les 
tranchées  nouvelles  ne  sont  pas  enfoncées  dans  le 
sol,  mais  surélevées  au-dessus  du  niveau  ordi- 
naire :  elles  fournissent  une  cible  à  l'artillerie, 
mais  les  officiers,  les  troupiers  et  les  rats  y  vivent 
à  sec.  Le  plus  désagréable  en  est  parfois  l'entrée 
ou  la  sortie.  A  2  000  mètres  de  la  ligne,  on  entend 
les  balles  siffler,  et  il  n'est  pas  rare  qu'on  ait  à  faire 
le  trajet  en  plein  champ,  sans  un  arbre,  sans  une 
motte  de  terre  pour  protection.  Quand  on  revient 
de  permission,  la  promenade  est  de  nouveau  assez 
émotionnante. 

Du  moins  les  Allemands  sont-ils  calmes,  en 
comparaison  des  jours  d'antan,  je  veux  dire  de 
l'automne  1914.  Quel  tintamarre,  quand  ils  essayè- 
rent de  se  frayer  un  chemin  vers  Calais!  Tous  les 
engins  capables  de  faire  du  bruit,  depuis  les 
énormes  how^itzers  jusqu'aux  fusils,  les  aéro- 
planes, les  crapouillots,  les  mitrailleuses,  les  tor- 
pilles s'en  donnaient  à  cœur  joie  toute  la  nuit.  Et 
c'était  une  féerie  sinistre,  quand,  les  oreilles  assour- 
dies par  le  mugissement  et  le  crépitement,  on 
avait  le  loisir  de  contempler,  dans  un  firmament 
noir,  sans  lune,  le  tracé  phosphorescent  des  obus 


DE   BRUXELLES   A   SALONIQUE  347 

(jui  s'entre-croisaient  par-dessus  nos  têtes  et  le  sil- 
lage (les  fusées  lumineuses.  Aux  alentours,  des 
maisons  flambaient.  Dans  un  cabaret  voisin,  choisi 
pour  ambulance,  les  blessés  et  les  mourants  dor- 
maient ou  râlaient  sur  le  parquet,  sali  de  vin,  de 
bière,  de  crachats,  de  sang,  pendant  qu'un  chirur- 
gien coupait  des  chairs  à  la  lueur  d'une  bougie. 
J'ai  eu  l'occasion  plusieurs  fois  d'introduire  un 
prêtre  dans  ces  lieux  d'agonie  et  de  misère. 

Jeudi  30  mars  1916.  —  J'ai  encore  changé  de 
local.  J'ai  retrouvé  un  logement  plus  conforme  à 
mon  ordinaire,  un  peu  trop  près  des  trous  d'obus  : 
une  vieille  cuisine,  aux  vitres  brisées,  mais  pourvue 
d'un  fourneau  qui  fume  et  tient  d'autant  plus 
cliaud,  de  vieux  fils  télégraphiques  où  pendent 
mes  habits  mouillés,  et  d'un  solide  carrelage  où  je 
partage  ma  paille  avec  un  lieutenant,  un  chien 
adoptif  et  des  souris.  Je  fais  bon  ménage  avec 
ledit  lieutenant  :  nous  nous  disputons  et  nous 
entr' aidons,  jouons  aux  échecs  avec  des  cartou- 
ches en  guise  de  personnages  et  ne  nous  quittons 
guère.  Je  vous  le  présente  :  haut,  maigre,  capri- 
cieux, en  théorie  anglican,  réduisant  en  pratique 
sa  religion,  pour  autant  que  j'en  puis  juger,  à 
quelques  préjugés  contre  le  pape;  honnête  d'ail- 
leurs, recevant  des  lettres  magnifiques  de  son 
père.  (|ui  est  converti,  fervent,  et  pour  l'amour 
duquel  il  porte  presque  en  vedette  un  Sacré-Cœur 


348  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

sur  sa  vareuse;  sans  fierté,  sans  méchanceté;  con- 
tent de  peu,  serviable,  poli,  fort  brouillon,  aimé 
des  soldats,  raffolant  des  chevaux,  des  jeux  de 
hasard  et  de  ses  fillettes. 

Pour  se  faire  une  idée  exacte  de  l'officier  anglais, 
il  faut  le  fréquenter  assidûment,  car  il  ne  se  livre 
pas  vite;  l'étudier  à  deux  moments  différents  : 
dans  la  tranchée,  où  il  est  à  la  peine;  au  mess,  où 
il  se  détend. 

J'ai  trouvé  les  définitions  qu'on  donne  générale- 
ment du  caractère  britannique,  les  jugements  qu'on 
colporte  comme  des  axiomes,  fort  éloignés  de  la 
vérité,  voire  du  bon  sens.  Je  dirais,  avec  un  peu 
d'exagération,  que  toute  la  différence  de  Yinsulaire 
au  continental  (on  aime  ces  deux  mots  de  l'autre 
côté  de  la  Manche)  tient  à  la  cuisine  et  aussi  à  la 
manière  de  saluer,  aux  habitudes  extérieures, 
mais  à  la  cuisine  surtout.  Vu  par  l'intime,  l'An- 
glais ressemble  au  Français  :  l'homme  a  partout 
la  même  âme.  La  Grande-Bretagne  se  vante 
d'avoir  produit  un  tempérament  national,  qu'on 
ne  doit  confondre  avec  aucun  autre  :  mais  les 
oppositions  sont  si  complexes,  si  imprécises,  si 
inattendues,  qu'on  en  doute  parfois.  Et,  par  exem- 
ple, les  soldats  de  S.  M.  George  V  n'ont  ni  le 
flegme,  ni  la  froideur  qu'on  leur  prête.  Au  con- 
traire, un  Anglais  es  t  d'ordinaire  un  sentimental, 
il  l'est  à  l'excès  :  seulement,  il  apprend  dès 
l'école  à  masquer  ses  émotions.  Et  lorsqu'on  dit 


DE    BRUXKLLKS    A    SALONIQUK  349 

qu'il  reclierclie  ses  aises,  on  se  trompe.  Les  tran- 
chées anglaises  sont  moins  confortables  que  les 
nôtres. 

L'officier  anglais  est  généralement  grand,  sec, 
raidc,  blond  avec  des  yeux  bleus.  Il  a  de  l'enthou- 
siasme, mais  il  n'aime  pas  faire  du  surérogatoire 
(ce  qui  s'appelle,  en  jargon  de  soldat,  du  rabiot). 
Encore  est-il  qu'il  se  montre  très  strict  sur  le  ser- 
vice, et  une  besogne  qui  lui  est  confiée  sera  rem- 
plie très  exactement.  Sa  bravoure,  très  admirée, 
est  faite  d'un  amour  spontané  du  risque,  des  aven- 
tures, comme  aussi  de  son  insouciance.  Car  l'in- 
souciance est  une  des  pièces  maîtresses  de  sa 
nature  :  parti-pris  ou  impuissance,  il  ne  s'inquiète 
pas  de  l'avenir.  C'est  la  raison  pour  laquelle  il  ne 
sait  jamais  économiser.  Les  soldats  anglais  gas- 
pillent à  l'envi  leur  argent  et  l'argent  du  gouver- 
nement, au  scandale  des  paysannes.  L'Anglais  ne 
pèche  pas  par  excès  d'iinagination;  on  le  voudrait 
plus  ingénieux,  plus  fécond  en  expédients.  Il  est 
lent  à  prendre  une  décision.  En  revanche,  il  est 
sage,  avisé.  Qu'il  s'agisse  de  stratégie  ou  d'habil- 
lement, il  préfère  le  solide  au  brillant.  Il  a  le  don 
de  «  réaliser  »  parfaitement  les  événements,  les 
situations,  car  les  apparences  lui  donnent  rare- 
ment le  change.  Il  est  tenace,  mais  uniquement 
quand  il  juge  à  propos  de  l'être  :  sinon,  il  est 
accommodant.  Quand  il  rencontre  un  étranger,  il 
fait   peu  d'avances;  il  est   simple   pourtant,  bon 


3S0  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

garçon,  se  laissant  traiter  d'égal  à  égal  par  le  pre- 
mier venu.  Il  tient  personnellement  à  ne  jamais 
manquer  à  l'étiquette,  propre,  ciré,  rasé,  —  pro- 
tocolaire; mais  il  n'exige  pas  l'étiquette  des  autres 
hommes.  Il  sait  également  jouir  du  confortable,  et 
s'en  passer.  Il  emporte  une  réserve  inépuisable  de 
bonne  humeur,  et  d'iiumour  même,  plus  caus- 
tique, moins  joyeux  que  notre  verve  gauloise. 
(Voyez  dans  le  journal  illustré  le  Bystander^  la 
curieuse  collection  de  croquis  :  Fragments  de  France^ 
par  le  capitaine  Bruce  Bairnfather;  la  guerre  a 
improvisé  caricaturiste  ce  soldat  de  métier,  et  l'on 
ne  trouve  peut-être  nulle  part  plus  de  gaieté  et 
plus  de  vérité.)  Par-dessus  tout,  l'officier  anglais 
est  fier  de  son  pays,  déteste  les  Allemands  et  croit 
à  la  victoire. 

Son  grand  défaut  est  d'être  trop  souvent  païen, 
au  sens  négatif  du  mot.  L'anglicanisme  est  pour 
beaucoup  une  pure  formalité  extérieure,  qui  ne 
perce  pas  jusqu'à  l'âme.  Mes  officiers  n'éprouvent 
aucun  amour  comme  aucune  haine  pour  leur  reli- 
gion. Mais  leur  conversation  —  et  leur  mort  — 
prouve  souvent  qu'ils  ont  toujours  vécu  en  dehors 
d'elle.  Et  si  tel  ou  tel  pèche  contre  les  commande- 
ments, il  le  fait,  j'allais  dire  sans  malice,  du  moins 
avec  une  spontanéité  étrange,  avec  l'air  naturel 
d'un  enfant  dont  la  conscience  n'est  pas  encore 
clairement  éveillée. 

L'Anglais  est  d'humeur  indépendante;  il  ne  se 


DE   BRUXELLES   A   SALONIQUE  B5! 

soucie  guère  des  «  qu'en  dira-t-on?  »  Aussi  l'armée 
anglaise  compte-t-elle  bon  nombre  d'originaux.  Je 
vous  citerais  mille  cas.  Un  major,  dont  j'ai  juste- 
ment fait  connaissance  avant-bier,  emporte  par- 
tout dans  sa  sacoclie  sa  défunte  première  femme, 
laquelle  il  lit  incinérer  par  amour  et  enfermer  dans 
un  joli  flacon  d  argent. 

Je  rends  cette  justice  à  mon  bataillon  que  par- 
tout où  nous  avons  logé,  les  fermiers  ont  été  satis- 
faits de  nous.  Nous  n'avons  qu'un  tort  à  leurs 
yeux  :  nous  avons  relevé  les  Hindous...  Or  les  vil- 
lageois placent  les  Hindous  à  cent  piques  au- 
dessus  de  toute  autre  division.  Ils  ne  se  consolent 
pas  d'avoir  perdu  ces  grands  diables  noirs,  dont 
leurs  enfants  raffolaient  —  non  pas  les  Gourkbas, 
qui  sont  des  manières  de  Cbinois  aux  yeux  cq 
amande,  au  visage  jaune  et  rond —  mais  les  Sigbs, 
au  grand  turban,  aux  traits  fins,  à  la  peau  de 
bronze,  aux  yeux  étonnés,  au  caractère  très  doux, 
très  souriant,  très  complaisant,  un  peu  mou. 

En  ce  moment,  j'entends  qu'on  barnaclie  les 
cbevaux;  et  nous  allons,  pour  la  centième  fois, 
nous  mettre  en  route  vers  les  mêmes  trancbées, 
parle  même  cbemin. 

Vendredi  31  mars.  —  Une  fois  de  plus,  je  suis 
revenu  sain  et  sauf  :  ce  dont  je  ne  suis  pas  mécon- 
tent. Voici  les  cboses  que  je  vois  et  entends 
cbaque  jour  durant  ma  petite  expédition. 


352  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Le  chemin  contourne  d'abord  l'église,  dont  les 
ruines  sont  déjà  tachées  de  mousse,  et  dont  le 
cimetière  bouleversé  laisse  voir,  au  fond  des  trous 
où  l'eau  croupit,  des  bouts  de  squelette.  On  dit 
encore  la  messe  dans  cette  désolation,  parce  qu'on 
la  dit  n'importe  oii,  même  en  plein  air,  même  dans 
des  chambres  misérables,  où  les  peignes,  savons 
et  habits,  traînent  sur  le  lit  qui  n'est  pas  fait.  La 
Providence  n'épargne  pas  (sur  terre)  les  paroisses 
où  l'on  pririt  le  mieux.  Mais  la  piété  des  fidèles 
survit  à  l'autel  démoli.  Ils  ont  construit  un  refuge 
au  saint  Sacrement,  une  hutte  en  terre  sèche  et  en 
chaume,  comme  toutes  les  maisons  des  pauvres 
en  cette  région,  propre,  étroite,  assez  vaste  cepen- 
dant pour  le  petit  nombre  d'habitants  qui  restent 
encore.  La  plupart,  surtout  les  riches,  ont  définiti- 
vement émigré.  Quelques-uns  s'en  vont  et  revien- 
nent selon  les  accalmies,  et  le  village,  morne  et 
désert,  redevient  vivant.  Dans  les  maisons  aban- 
données et  qui  s'effritent,  des  réfugiés  se  sont  ins- 
tallés :  pauvres  femmes  sans  foyer,  sans  argent, 
sans  meubles,  séparées  de  leurs  maris  et  de  leurs 
grands  garçons  que  l'armée,  la  mort  ou  les  Alle- 
mands retiennent  au  loin;  pas  trop  bien  vues  de 
leurs  voisins,  pour  qui  elles  sont  très  étrangères, 
soupçonnées  par  les  autorités,  elles  essayent  d'ou- 
vrir sans  patente  une  petite  boutique,  vendent  aux 
soldats  du  chocolat,  des  bagues,  de  la  brillantine 
et  des  œufs  —  pleurent  en  cachette,  et  guettent  le 


DE    BRUXELLES   A   SALONIQUK  353 

facteur.  On  les  voyait  jadis,  et  on  en  voit  encore, 
errer  au  iiasard  des  grandes  routes,  traînant  une 
brouette,  leur  marmaille,  et  deux  ou  trois  vaches 
sauvées  de  l'incendie...  obstinées  à  demeurer  le 
plus  près  possible  de  la  terre  natale. 

Les  cabarets  sont  très  achalandés  :  et  c'est  un 
spectacle  triste  de  voir,  au  milieu  des  décombres, 
une  échoppe  rafistolée  tant  bien  que  mal  avec  du 
papier,  où  les  lumières  sont  tamisées  par  ordre 
supérieur,  où  l'on  boit,  où  l'on  chante,  et  où  l'on 
oublie  qu'on  peut  être  surpris  d'un  instant  à  l'autre 
par  un  obus  —  et  le  jugement  de  Dieu.  Hélas,  les 
cantonnements  ne  sont  pas  des  lieux  toujours  édi- 
fiants. La  guerre  a  fait  du  bien  dans  les  âmes,  et 
du  mal;  elle  avive  toutes  les  énergies,  toutes  les 
passions,  les  plus  nobles  et  les  plus  viles;  l'amour 
du  pays,  de  la  famille,  de  Dieu,  comme  aussi  l'ava- 
rice et  la  sensualité...  A  commencer  par  les  mar- 
chandes en  tout  genre,  fruitières,  mercières,  char- 
cutières, qui  ne  sont  pas  de  méchantes  femmes,  et 
(jui  ont  décolleté  leurs  filles  pour  amorcer  la  clien- 
tèle. Mais  passons.  Dans  un  groupe  de  maisonnettes 
minuscules  et  toutes  semblables,  une  usine  fonc- 
tionne encore  :  charité  d'un  patron  qui  fournit  auK. 
ouvrières  le  logement  et  le  travail  ;  patron  chrétien, 
comme  il  y  en  a  tant  dans  le  Nord,  rem{)lissaiit 
admirablement  son  devoir  social. 

Les  alentours  du  village  sont  encon^  cultivés, 
mais  des  tombes  sont  éparses  au  milieu  des  sil- 

II.  i3 


3o4  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

Ions.  Les  laboureurs  les  respectent  toujours,  les 
fleurissent  parfois. ..  Plus  on  avance,  plus  la  culture 
et  les  maisons  encore  habitées  se  font  rares.  On 
entre  dans  la  zone  déserte  des  terres  en  friche  ;  les 
tombes  se  multiplient,  avec  l'inscription  :  «  Ci-gît 
un  inconnu.  »  Elles  sont  souvent  groupées  main- 
tenant par  l'administration  en  petits  cimetières, 
proprets,  verts,  gentils  comme  un  cottage  du  Kent. 
Les  grands  vieux  calvaires,  érigés  aux  carrefours, 
veillent  sur  les  morts.  J'aime  follement  à  chevau- 
cher sans  compagnon  dans  ces  espaces  solitaires, 
sur  les  routes  silencieuses...  (Le  cheval  me  man- 
quera après  la  guerre,  il  me  console  de  bien  des 
choses)...  et  j'en  ai  profité  pour  méditer  longue- 
ment et  prier,  l'automne  dernier. 

Il  faut  traverser  un  second  village,  mais  absolu- 
ment vide.  Pénètre  qui  veut  dans  les  logis  sans 
porte;  on  y  aperçoit  encore  quelques  bibelots,  des 
photographies  pendues  au  mur,  un  jouet  d'enfant, 
un  de  ces  curieux  berceaux  flamands  sur  lesquels 
une  Vierge  est  sculptée...  assez  pour  évoquer 
une  scène  paisible  d'intérieur,  rappeler  qu^ici  on 
s'aimait,  une  famille  vivait  heureuse,  une  mère 
priait  en  souriant  à  son  bambin.  Sur  la  grand'- 
place,  le  crucifix  est  intact;  quelques  mètres  plus 
loin,  un  pilier  se  dresse  comme  un  mât,  dernier 
vestige  de  l'église,  tombée  comme  un  capitaine  au 
champ  d'honneur.  Hier  soir,  il  faisait  clair  de  lune, 
et  les  silhouettes  des  toits  écroulés,  des  pans  de 


DE   BRUXELLES    A   SALONIQUE  3o5 

mur  avaient  un  aspect  fantastique.  J'ai  lu  beau- 
coup de  Sliakespcare  :  le  décor  conviendrait  à 
souhait  pour  ses  revenants...  En  tout  cas,  la  lune 
est  notre  amie.  Le  soleil  nous  dénoncerait  aux 
Allemands  qui  ont  posté  des  tireurs  et  repéré  les 
distances.  La  lune  nous  éclaire  sans  nous  trahir. 
Sans  elle  on  hute  sur  les  décomhres,  on  tombe 
dans  un  trou  d'obus.  C'est  elle  qui  met  un  peu  de 
poésie  sur  les  ruines,  fait  luire  dans  les  campagnes 
les  premières  pousses  de  trèfle,  et  les  hourg-eons 
dans  les  haies,  endort  un  rayon  blanc  sur  les  ruis- 
seaux, et  argenté  même  les  flaques  malpropres. 
C'est  pour  elle  que  chantent  les  oiseaux  du  soir,  et 
que  résonnent  allègrement  les  sabots  de  nos  che- 
vaux sur  le  sol  durci...  Les  nuils  sans  lune  sont 
horribles;  j'en  ai  subi  de  pluvieuses  où  je  ne  dis- 
tinguais même  pas  les  oreilles  de  ma  monture.  Il 
fallait  avancer  quand  mémo  au  grand  trot  :  heureu- 
sement, ma  bête  a  incontestablement  plus  dinstinct 
que  moi,  et  se  garait  soudain  fort  à  propos  par  un 
brusque  écart  d'un  arbre  renversé  ou  d'une  ambu- 
lance silencieuse.  Nos  camions  versaient  de  temps 
on  temps  dans  les  fossés.  Je  les  ai  quelqucO^is 
imités.  Avec  le  printemps,  l'approche  des  tran- 
chées deviendra  plus  aisée. 

Sur  la  ligne  de  fou,  vous  le  savez,  cIukjuo  sen- 
(ior,  chaque  maison,  un  puits,  une  borne,  tout 
objet  immobile  a  reçu  un  nom  :  souvenir   d'un 


356  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

événement,  jeu  de  mots  ou  d'esprit  :  Carrefour 
du  Cheval  tué,  Hyde  Park,  Buckingham  palace.. 
L'utilité  de  ces  désignations  est  incontestable,  et 
les  poteaux  indicateurs  sont  multipliés  à  profusion. 
On  nous  a  fixé  un  rendez-vous^,  et  nous  y  ren- 
controns les  hommes  de  corvée  venus  à  notre 
aide.  La  boue  est  épaisse  et  haute,  on  patauge, 
on  crie,  on  se  bouscule  dans  l'obscurité  sans  avoir 
la  permission  d'allumer  une  lampe  électrique;  on 
décharge  les  camions  sur  des  petites  charrettes  à 
bras;  et,  de  nouveau,  en  avant.  Plus  de  route,  un 
chemin  de  terre  gluante  et  d'ornières;  de  temps 
en  temps  un  pont  trop  étroit,  simples  planches 
jetées  en  travers  d'un  ruisseau.  On  y  culbuterait  : 
mais  le  scintillement  obscur  de  l'eau  décèle  à 
temps  le  danger.  On  passe  la  carriole,  on  g-lisse; 
les  roues  s'enfoncent  et  s'arrêtent;  on  les  déterre 
à  la  lueur  rapide  des  canons,  ou  des  fusées  lumi- 
neuses, dont  les  Allemands  sont  prodigues.  Brus- 
quement, on  est  surpris  par  un  projecteur,  une 
mitrailleuse,  des  obus.  On  se  jette  à  plat  ventre, 
et  le  danger  passé  on  repart.  La  charrette  s'em- 
bourbe encore,  et  la  mitrailleuse,  à  l'affût  d'une  .si 
bonne  aubaine,  tire  follement.  On  se  démène  pour 
se  dégager...  Oh!  c'est  alors  que  j'excuse  les 
hommes  de  jurer  un  peu.  On  rit  tout  de  même. 
(11  y  a  des  incidents  presque  comiques  :  deux 
ambulanciers  portaient  un  blessé,  sans  connais- 
sance, sans  mouvement;  quelques  balles  sifflent. 


DE    BHLfXKLLKS    A    SALOiMQUK  357 

et  nos  bons  samaritains  de  déguerj)ir,  en  laissant 
leur  fardeau  en  place.  Quand  ils  sont  revenus, 
j)lus  (le  malade.  Les  balles  lui  avaient  rendu  des 
forces,  et,  à  son  tour,  il  s'était  caclié.  Les  deux 
brancardiers  en  colère  cberchaient  partout,  et  de- 
mandaient à  tout  venant  :  «  L'avez-vous  vu?  »)  — 
On  arrive  malgré  tout;  mais  dans  quel  état,  et  en 
quel  lieu!  Les  trancbées  sont  des  ruisseaux  dégoû- 
tants, où  on  est  à  l'étroit  —  contents  quand  le 
parapet  ne  s'est  pas  effondré  sous  la  pluie...  Je 
suis  un  des  heureux  de  ce  monde.  Je  laisse  mes 
pauvres  compagnons  barbotter,  se  gêner  l'un 
l'autre,  et  achever  la  répartition  des  denrées;  et 
crotté,  grelottant,  je  cours  au  Head-Quarters' 
mess  qui  est  un  trou  un  peu  moins  sale  que  les 
autres  gourbis;  et  le  whisky  and  soda,  le  café, 
les  cigarettes,  le  rire  me  réchauffent. 

Au  retour,  mômes  incidents;  nos  brouettes... 

Vendredi  7  (itril.  —  J'ai  dû  abandonner  cette 
épître  durant  une  semaine...  Nos  brouettes  ne 
sont  pas  toujours  vides.  On  emporte  quelques 
cadavres  vers  le  cimetière  voisin.  Les  iniirmiers 
nous  les  livrent  dûment  empaquetés  dans  une 
toile  grise,  et  il  n'y  a  qu'à  les  déposer  auprès  des 
trous,  creusés  d'avance.  J'aide  à  la  besogne,  parce 
(jue  c'est  une  des  sept  œuvres  de  miséricorde,  et 
je  suis  probablement  le  seul  à  prier.  Mes  voisins 
s'ac(|uittent  do  la  corvée  en  .silence,  avec  respect. 


358  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

mais  avec  indifférence.  Je  songe  à  la  pauvre  mère, 
ou  à  la  veuve,  qui  écrit  peut-être  encore  une 
lettre;  je  songe  à  l'àme  surtout  qui  paraît  devant 
Dieu.  Les  derniers  indices,  les  papiers  trouvés 
dans  la  poche  du  mort  ne  permettent  pas  toujours 
d'espérer  fermement  pour  lui  le  repos  éternel. 
Mais  qui  sait  à  quelles  limites  s'arrête  la  bonté 
divine?  Vous  avez  sûrement  conseillé  à  vos  élèves, 
quand  parfois  ils  se  réveillent  au  dortoir,  la  nuit, 
de  songer  à  ceux  qui  n'ont  pas  de  Jit  et  tremblent 
sous  le  froid,  la  pluie  et  les  balles;  vous  leur  avez 
spécialement  recommandé  les  agonisants.  Deman- 
dez-leur de  vouloir  bien  réciter  parfois  une  oraison 
jaculatoire  pour  les  moribonds  anglais  :  ils  ont  été 
baptisés,  mais  combien  n'ont  jamais  appris,  dans 
le  culte  protestant,  à  aimer  Dieu.  Ils  ont  bien 
quelque  droit  à  notre  pitié  quand  leur  sang-  coule 
auprès  du  nôtre  sur  la  terre  de  France. 

Serai -je  un  jour  moi-même,  comme  eux, 
emmené  par  une  nuit  obscure  dans  une  tombe 
inconnue?  Je  l'ig-nore.  Heureux  les  jeunes  prêtres 
et  les  jeunes  religieux  qui  sont  tués,  car  ils  pas- 
sent d'un  seul  bond  de  la  boue  des  champs  dans 
l'éternelle  joie;  et  heureuse  la  patrie  pour  laquelle 
ils  se  sont  sacrifiés  :  car  ils  expient  ses  fautes.  Et 
heureux  ceux  que  Dieu  a  désignés  comme  vous 
pour  un  autre  poste,  celui  de  la  prière  :  car  ils 
nous  donneront  la  victoire.  Quant  à  moi,  empri- 


Dli    BRUXELLES    A    SALONIQUE  359 

sonnt'  dans  une  fonction  sans  gloire,  et  parfois  de 
médiocre  utilité,  j'ai  tout  de  même  une  consola- 
tion. La  guerre  ne  m'a  pas  seulement  révélé  à 
quel  point  j'aimais  la  France.  Le  face  à  face  avec 
le  danger,  qui  nous  guette  partout,  et  avec  le 
péché,  (|ui  s'étale  partout,  m'a  fait  comprendre 
aussi,  (ju'en  dépit  de  mes  fautes,  celles  que  les 
hommes  connaissent,  et  celles  qu'ils  ignorent, 
j'aimais  le  bon  Dieu.  Et  sous  rinflucnce  de  cette 
pensée,  je  pourrai,  à  l'occasion,  mourir  en  paix, 
et,  après  avoir  eu  le  cœur  assez  mesquin  pour  re- 
chigner devant  les  petits  sacrifices  quotidiens,  du 
moins,  si  Dieu  veut  la  prendre,  ne  pas  lui  mar- 
chander ma  vie. 

Souvenez-vous  de  moi  quand  vous  êtes  à  genoux 
devant  le  saint  Sacrement.  Je  vous  embrasse  très 

affectueusement. 

Georges  C..., 

Interprète  aux  Forces  de  S.  M.  britannique. 

P. -S.  —  A  propos  de  boue.  Savez-vous  que 
l'état-major  anglais  a  créé  un  corps  spécial  (et 
tout  français)  le  Labour  Corps,  dont  la  fonction 
principale  est  de  drainer  les  cours  d'eau  pour 
dessécher  le  pays?  Pittoresques  régiments,  sans 
uniformes,  sans  autres  armes  (jue  des  pelles  et 
des  faux,  où  se  sont  ennMés  pour  3  à  4  francs  par 
jour  tous  les  individus  dont  l'armée  n'a  pas  besoin, 
les  enfants,  et  les  vieillards,  et  les  éclopés.  Ils  ont 


360  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

fait,  je  crois,  de  leur  mieux,  sans  toutefois  se  fati- 
guer outre  mesure,  et,  en  tout  cas,  sans  donner 
de  grands  résultats.  Que  faire  quand  il  pleut  tou- 
jours, quand  une  averse  est  assez  puissante  pour 
entraîner  les  sacs  de  sable,  niveler  les  tranchées, 
démolir  les  abris,  tuer  et  ensevelir  des  soldats 
sous  les  éboulements? 


m 


LETTRES    U    ORIF.NT 

1.  —  Eu  route  fers  la  Serbie. 

Toulon,  27  octobre  1914.  —  Notre  division  a 
pris  quel({ues  jours  pour  se  préparer  à  son  nou- 
veau rôle.  Elle  a  laissé  dans  un  dépcjt  du  Midi  ses 
lourdes  voitures  ;  seules,  des  charrettes  à  deux 
roues  pourront  affronter  les  cliemins  serbes,  des 
mulets  en  grand  nombre  sont  venus  renforcer  ou 
remplacer  notre  cavalerie.  Tous  ces  préparatifs 
terminés,  les  troupes  sont  conduites  vers  diffé- 
rents ports;  c'est  à  Toulon  que  nous  nous  ren- 
dons. 

Le  long  des  quais  «rembarquement,  pa(|uebots 
et  tran.sports  sont  alignés.  Un  coup  d'œil  sur  les 
pavillons  et  l'entente  entre  les  alliés  s'affirme.  Le 
l>remicr  vapeur  qui  partira  avec  les  soldats  fran(;ais 
il  .son  bord  sera  ce  grand  navire  italien  qui  emporte 
un  bataillon  de  cliasseurs  à  pied  et  qui  larguera 
ses  amarres  aux  sons  de  la  Marseillaise  et  de  la 
Sidi-Brahim.  Suivra  le  paquebot  français,  iialiilu»' 


362  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

des  courses  entre  le  Havre  et  New-York  et  qui 
porte  le  général  de  notre  division. 

Celui-ci  démarre  doucement,  en  silence,  la  nuit 
venue,  comme  un  grand  fantôme,  tous  feux  éteints. 
Seules  trois  lumières  colorées  brillent  encore,  ac- 
crochées aux  filins  du  màt  d'arrière,  tandis  qu'une 
autre,  suspendue  au  màt  d'avant,  semble  une  étoile 
descendue  très  bas  sur  les  eaux  pour  guider  la 
marche  du  navire. 

Notre  formation  est  embarquée  sur  un  bâtiment 
de  la  Cunard  Company,  aux  dimensions  déjà  impo- 
santes. C'est  aussi  un  habitué  de  l'océan,  que 
Liverpool  a  cédé  momentanément  à  Toulon  et 
qui  a  déjà  effectué  quatre  fois  le  voyage  des  Dar- 
danelles, pour  y  transporter  des  troupes  britan- 
niques. Au  début  de  la  guerre,  il  a  servi  également 
de  prison  flottante  aux  captifs  allemands  détenus 
en  Angleterre.  C'est  une  geôle  dont  on  peut  s'ac- 
commoder. Nos  troupiers,  en  trouvant  les  quinze 
cents  couchettes  qui  les  attendent  à  bord  de  YAsca- 
nia,  sont  ravis  d'aise  :  il  y  a  beau  temps  qu'ils 
n'ont  plus  connu  pareil  confort.  A  peine  embar- 
qués, ils  roulent,  de  leur  pas  de  promenade,  sur 
les  différents  ponts  où  nulle  consigne  n'a  encore 
été  établie,  ils  examinent,  par  les  hublots,  l'ameu- 
blement des  cabines  et  du  salon.  Il  y  a  des  fau- 
teuils, des  canapés,  un  piano...  un  luxe  inouï  pour 
des  gens  qui,  depuis  tant  de  mois,  ont  surtout 
connu  le  sommaire  aménagement  des  tranchées. 


Dic  i;ruxi;lli;s  a  saloniquë  36 j 

D'ailleurs  on  serait  un  peu  en  peine  de  savoir 
les  impressions  exactes  de  tous  ces  parlants.  Sont- 
ils  fort  émus  do  quitter  la  France,  ou  plutôt  heu- 
reux d'éclianger  la  vie  monotone  et  la  lutte 
immobilisée  contre  une  existence  peut-être  plus 
pittoresque  et  plus  mouvementée?  Y  a-t-il,  parmi 
toutes  ces  âmes  aux  cultures  si  diverses,  aux  tem- 
péraments si  variés,  beaucoup  de  victimes  de  ce 
«  cafard  »,  du  mal  complexe  qui  sévit  parfois  dans 
les  camps?  Lécole  des  tranciiées  a,  dès  longtemps, 
appris  à  plusieurs  la  résignation  autlientique; 
d'autres  n'ont  retenu  de  ses  leçons  mal  comprises 
qu'un  certain  fatalisme  ;  d'autres  ne  disent  rien, 
même  s'ils  en  pensent  davantage.  Dans  l'en- 
semble, on  chercherait  en  vain  des  manifestations 
d'enthousiasme;  si  l'on  n'entend  guère  de  récri- 
minations, la  perspective  d'un  beau  voyage  ne 
suffit  pas  à  séduire  ces  voyageurs  malgré  eux  qui, 
depuis  quatorze  mois,  ont  quitté  leur  vie  généra- 
lement sédentaire.  Et  puis  le  terme  est  incertain, 
car  chacun  se  rappelle  plus  ou  moins  explicite- 
ment le  proverbe  et  se  demande,  en  partant,  si 
l'on  est  parti  à  point.  Pourtant  l'on  s'embarque, 
sans  tristesse  apparente,  puisque  la  consigne  est 
d'aller  là-bas. 

Le  bateau  a  démarré  si  doucement,  à  l'heure  du 
dîner,  (jue  les  paris  s'engagent  à  table  pour  savoir 
si,  oui  ou  non,  nous  bougeons.  Mais  quand  les 
convives  remontent  sur  le  pont,  les  lumières  du 


364  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

port  forment  un  cordon  déjà  lointain,  un  remor- 
queur, aux  flancs  du  navire,  l'entraîne  dans  une 
marche  lente  et  silencieuse  que  seul  dévoile  le 
tourbillon  d'écume  de  l'arrière.  Puis  brusquement 
le  remorqueur  vire  de  bord  et  s'éloigne,  cette  fois 
à  toute  vitesse.  Et  YAscania  toute  sombre,  car  la 
crainte  du  sous-marin  fait  voiler  les  lumières, 
g-agne  la  pleine  mer,  marchant  décidément  vers 
l'inconnu. 

Le  lendemain,  au  réveil,  les  côtes  de  la  Corse 
sont  en  vue,  sur  notre  droite,  puis  c'est  une  série 
d'îles  dont  l'île  d'Elbe  est  la  principale.  Chang'e- 
ment  des  temps  et  de  la  politique.  En  passant  de- 
vant l'ancien  lief  de  celui  qui  fut  d'abord  maître 
de  l'Europe,  ensuite  prisonnier  de  Sainte-Hélène, 
un  des  officiers  du  bord,  Anglais  fort  courtois  et 
prévenant  ainsi  que  ses  collègues,  me  confie  que 
tout  irait  peut-être  mieux  pour  les  alliés  si  Napo- 
léon était  encore  à  leur  tête.  Puis  il  ajoute  ce 
truisme  que  les  méthodes  de  guerre  ont  beaucoup 
varié  depuis  un  siècle;  le  génie  militaire  peut 
échouer  devant  des  mitrailleuses  et  se  désorienter 
en  face  d'un  réseau  de  fils  de  fer  barbelés. 

Nous  marchons  à  lente  allure,  notre  expédition 
est  formée  de  trois  bateaux  chargés  de  troupes, 
convoyés  par  un  torpilleur.  Le  voyage  ne  suit  pas 
les  routes  ordinaires,  où  pourraient  se  faire  les 
mauvaises  rencontres,  et  nous  n'accomplissons 
pas  le  rite  habituel  qui  consiste  à  saluer  l'Etna,  le 


DE    BRUXELLES   A    SALONIQUE  385 

roi  des  volcans.  Une  lonj^uc  bande  de  terre  h 
l'horizon,  c'est  tout  ce  que  nous  apercevons  de  la 
Sicile,  puis,  pour  des  lieures  et  même  des  jours, 
plus  rien  que  l'eau,  l'eau  bleue,  d'un  bleu  de  sa- 
phir, que  l'on  dirait  parfois  recouverte  d'un  vernis 
opaque  et  que  marbrent  seulement,  le  long  du 
navire,  les  veines  blanclics  d:^  l'écume.  Un  matin, 
cependant,  nous  nous  réveillerons  devant  Malle 
que  nous  saluerons  sans  entrer,  et  de  nouveau 
l'immensité  sans  repère  jusqu'à  ce  que  la  Grèce 
vienne  en  vue  (rancienne  et  la  nouvelle  Cythèrcj 
avec  les  îles  de  son  promontoire,  et  que  nous 
entrions  définitivement  dans  l'archipel  de  la  mer 
Egée.  D'ailleurs,  Teau  bleue  nous  est  clémente  ot 
nous  traite  sans  rudesse;  une  seule  fois  et  pour  un 
demi-jour  elle  nous  secoue  avec  vigueur,  juste 
assez  pour  nous  montrer  de  ([uoi  elle  serait  ca- 
pable si  elle  était  moins  débonnaire  :  nombre  d'es- 
tomacs jugèrent  même  excessive  la  brève  démons- 
tration. 

Et  pendant  que  l'hélice  tourne  et  que  les  heures 
succèdent  au.\  heures,  les  troupiers,  allongés  sui- 
les  planches  du  pont,  goûtent  les  charmes  de  la 
manille  aux  enchères  ou  bien  regardent  sans  fin 
la  mer  sans  bornes.  Rien  n'apparaît  inscrit  sur  la 
ligne  d'horizon  (juc  tous  les  yeux  interrogent. 
l'avenir  est  à  Dieu. 

Le  passé  lui  appartient  aussi,  et  c'est  le  moment 
de  se  le  rappeler  en  ces  jours  du  début  de  novembre 


366  IMPRESSIONS    DE    GUERRE 

OÙ  se  célèbre  la  commémoration  des  défunts.  Le 
dimanche  31  octobre,  les  lundi  1"  novembre  et 
mardi  2,  un  office  religieux  groupe  presque  tous 
les  soldats  dans  la  prière  et  le  souvenir.  A  la  même 
îieure  deux  messes  sont  dites,  l'une  sur  l'avant- 
pont,  l'autre  à  l'arrière,  pour  les  divers  éléments 
de  troupes  qui  y  sont  logés.  Et  gravement,  pieu- 
sement, les  soldats  de  l'expédition  serbe  prient 
pour  tous  les  camarades  tombés  en  Artois,  en 
Belgique,  en  Argonne.  —  Requiescant  in  pace. 
Qu'ils  reposent  dans  la  paix,  la  paix  plus  complète 
encore  et  meilleure  que  celle  poursuivie  sur  tous 
les  théâtres  de  guerre,  celle  qui  recule,  décevante, 
plus  loin,  toujours  plus  loin. 


2.  —  Salonique. 

Cinq  jours  et  six  nuits  de  cette  navigation  tran- 
quille nous  ont  amenés  à  destination.  Les  sous- 
marins  n'ont  point  paru.  Seules  les  précautions 
prises,  l'escorte  qui  nous  accompagne,  l'assiduité 
du  commandant  sur  la  passerelle  nous  rappellent 
leur  désagréable  souvenir.  Deux  fois  aussi,  durant 
la  traversée,  sur  un  signal  convenu,  les  troupes 
doivent  monter  sur  le  pont,  munies  de  la  ceinture 
de  sauvetage,  et  se  grouper  par  fractions  en  face 
de  la  barque  qui  deviendra  leur  refuge  si  paraît  la 


DE    BRUXELLES    A    SALONIQUE  367 

fâcheuse  torpille.  Mais  nous  en  restons,  sur  ce 
point,  à  la  théorie. 

Et  maintenant,  voici  Saloniijue,  «  la  ville  con- 
voitée »,  qui  apparaît  au  fond  de  son  golfe  et  sur 
laquelle  se  hraquent  toutes  les  jumelles.  De  loin, 
elle  présente  un  amas  confus  de  maisons  carrées 
et  hariolécs  que  dominent  les  aiguilles  de  nom- 
hreux  minarets.  Lentement  on  avance,  jetant  la 
sonde,  car  le  Vardar  comhle  peu  à  peu  le  port.  Et, 
fonçant  sur  le  navire,  de  toute  la  force  de  leurs 
rames,  des  harques  s'approchent,  lancent  une 
amarre  au  hout  de  laquelle  pend  un  panier,  et  tout 
aussitôt  les  mercantis  commencent  leur  œuvre  : 
«  Tahac,  cigarettes,  figues,  mettez  la  monnaie.  » 
Les  soldats  achètent,  comme  toujours,  et  payent 
des  prix  fabuleux  ces  produits  de  l'Orient  si  brus- 
quement offerts. 

Un  dernier  déjeuner  à  bord,  le  Champagne  offert 
aux  officiers  anglais  pour  les  remercier  de  leur 
cordialité  constante  et  du  repas  dont  ils  ont  tenu 
eux-mêmes  à  régaler  leurs  hôtes  en  cours  de  route. 
Los  chefs  échangent  des  vœux,  de  cliaudes  paroles 
malheureusement  un  peu  refroidies  par  le  canal 
il'une  traduction  nécessaire,  car  l'entente  cordiale 
a  besoin,  pour  s'affirmer  dans  l'occurrence,  d'un 
interprète,  d'ailleurs  fidèle.  Et  puis  l'on  descend 
dans  les  remorqueurs  aux  couleurs  franraises  qui 
ont  accosté  YAscania  et  qui  rapidement  nous  con- 
duisent à  terre.  La   terre   d'Orient!    La  terre  de 


368  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Grèce!  Tout  à  l'heure  nous  avons  passé  tout  près 
du  mont  Olympe  que  l'on  aperçoit  encore,  et  les 
jeunes  g-ens  se  remémorent  leurs  souvenirs  clas- 
siques. Avouons  qu'en  cette  fin  d'après-midi,  dans 
un  terrain  quelconque,  en  attendant  qu'on  nous 
indique  le  chemin  du  camp  voisin,  la  terre  d'Orient 
n'offre  pas  un  aspect  particulièrement  enchanteur 
ni  un  ahord  très  hospitalier.  Les  gens  qui  nous 
entourent  sont  fort  dépenaillés,  civils  ou  militaires  : 
ils  nous  regardent  sans  curiosité,  car  nos  prédé- 
cesseurs les  ont  hahitués  à  pareil  spectacle.  Et  de 
notre  C(Hé,  nous  avons  entendu  des  descriptions 
si  copieuses  sur  les  oripeaux  pittoresques,  sur  les 
ânes  minuscules  et  surchargés,  sur  tout  ce  mou- 
vement multicolore  et  empoussiéré,  qu'en  l'aper- 
cevant pour  la  première  fois,  nous  avons  presque 
la  sensation  du  déjà  vu. 

D'ailleurs  la  lumière  manque  ou  décline,  cette 
lumière  indispensable  à  tous  les  mirages,  et  les 
préoccupations  pratiques  absorbent  l'attention. 
Est-il  loin,  ce  camp  où  nous  devons  nous  établir  à 
notre  tour  et  quel  abri  nous  off rira-t-il  ?  Enfin  le 
cycliste  envoyé  en  reconnaissance  revient  pour 
nous  servir  de  guide  et,  dans  la  nuit  tombée,  nous 
nous  engageons  sur  le  chemin  de  Zeïtenlik,  dont 
0  kilomètres  nous  séparent  encore.  Ce  soir-là, 
nous  ne  verrons  de  la  ville  que  quelques  façades, 
des  cafés  où  les  consommateurs  sont  assis  prè.s 
des  barriques  qui  les  abreuvent.  Nous  ne  voyon.s 


DE   BRUXELLES   A   SALONIQUK  309 

guère  la  rue  elle-même,  qui  se  continue  par  une 
route,  nous  en  savons  seulement  les  fondrières 
par  les  dangers  qu'elles  font  courir  à  notre  équi- 
libre et  nous  en  absorbons  la  poussière  soulevée 
par  les  convois.  Anglais  sur  leurs  montures  de 
race,  indigènes  sur  leurs  poneys  ou  sur  leurs 
ânes,  soldats,  êtres  de  tout  liabit  et  d'allures  mul- 
tiples, c'est  déjà  un  grouillement  dont  nous  soup- 
çonnons la  variété,  même  au  milieu  de  la  nuit  qui 
la  cache.  Une  grande  caserne  grecque  borde  le 
chemin  ;  plus  loin  à  droite,  voici  l'un  des  camps  de 
nos  alliés  britanniques,  avec  leurs  tentes  pointues 
et  blanches.  Nous  tournons  à  gauche,  traversons 
des  baraquements  où  des  mercantis  nous  saluent 
comme  des  cHents  probables.  Et  nous  arrivons, 
après  plusieurs  recherciies,  à  notre  emplacement. 
On  y  dresse  quelques  tentes,  on  y  mange  quelques 
vagues  conserves  et  puis,  enroulé  dans  une  cou- 
verture, on  s'endort  —  si  l'on  peut  —  sur  cette 
terre  dont  le  premier  contact  est  décidément  un 
peu  dur. 

Le  lendemain,  presque  au  réveil,  c'est  la  douche 
violente  que  le  ciel  d'Orient  nous  déverse.  Et  dans 
l'installation  à  peine  ébauchée,  chacun  cherche 
un  abri  pour  sa  propre  personne  ou  bien  s'étudie, 
par  des  rigoles  hâtivement  creusées,  à  sauver  do 
l'inondation  les  bagages  restés  sur  h'  lorrain.  Au 
bout  d'une  heure  cependant  le  soleil  revient,  le 
soleil  tant  vanté,  et  nous  lui  savons  un  gré  spécial 

11  24 


370  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

de  joinidre  pour  nous  l'utile  à  l'agréable  et  de  nous 
sécher  rapidement  dans  sa  première  visite. 

Le  cajup  où  nous  sommes  est  une  vaste  région 
inculte  qui  domine  Salonique,  à  droite  de  la  ville 
cfiiand  on  se  tourne  vers  la  mer.  Pas  un  arbre 
n'apparaît  sur  toute  cette  étendue,  sinon  là-bas 
une  sorte  de  bosquet  formé  par  les  vergers  qui 
entourent  les  établissements  des  Sœurs  de  charité 
et  des  Pères  lazaristes  français.  C'est  un  peu  une 
oasis  dans  le  désert  que  constituent  ces  deux 
grands  édifices,  sur  lesquels  flotte  notre  drapeau 
national,  et  c'est  aussi  un  réconfort,  au  milieu 
d'uiie.  population  dont  la  sympathie  vraie  est  au 
moiûs  douteuse,  de  recevoir  un  si  cordi£d  accueil 
chez  les  religieux  de  France.  L'une  de  leurs  mai- 
sons,, celle  des  Sœurs,  abrite  quelques  bureaux  et 
la  demeure  d^n  général;  l'autre,  celle  des  Pères 
lazaristes,  un  ancien  séminaire  bulgare,  vide 
aujourdhui  de  ses  étudiants,  a  été  offert  par  ses 
propriétaires  pour  servir  d'hôpital  aux  soldats 
français  blessés  ou  malades.  Les  Sœurs  de  charité 
y  jouent  naturellement  leur  rôle  béni  d'infirmières, 
coiniRe  elles  le  font  encore,  dans  la  ville  même,  en 
leur  maison  de  la  «  rue  Franque  »  également 
occupée  par  nos  soldats  souffrants. 

Quand  on  retourne  au  désert,  c'est-à-dire  quand 
on  remonte  vers  le  camp,  on  ne  laisse  pas  que 
d'avoir  un  coup  d'œil  assez  pittoresque,  car  le 
désert  est,  à  l'heure  actuelle,  fort  peuplé,  si  le  sol, 


DE    BRUXKLLKS    A    SALOiNIQUF,  371 

par  la  faulc  des  hommes,  y  demeure  stérile.  Sur  le 
terrain  rocailleux,  vallonné,  coupé  par  ses  tor- 
rents réduits  aujourd'hui  à  de  simples  filets  d'eau, 
les  troupes,  à  mesure  qu'elles  déharquenf,  vien- 
nent séjourner  quelques  jours.  Elles  y  dressent 
leurs  petites  tentes,  basses  et  oblongues,  de  cou- 
leur jaune,  dont  chacune  peut  abriter  six  habitants 
couchés.  Les  cuisines  fument,  les  lessives  sèchent. 
On  dirait  qu'une  immense  tribu  de  Romanicliels 
s'est  abattue  sur  ce  terrain  vague  où  jusque-là 
foisonnaient  surtout  les  lézards,  où  se  promenaient 
lentement  quelques  rares  tortues,  où  serpentaient 
quelques  vipères  heureusement  plus  rares  encore. 
D'innombrables  bandes  de  corbeaux  tournent  au- 
dessus  de  ces  hôtes  insolites  et  parfois  lorsque, 
dans  une  chevauchée  matinale,  on  s'aventure  jus- 
qu'au fond  de  la  plaine,  quelques  vautours,  au  cou 
dénudé,  regardent  sans  efTroi  passer  les  prome- 
neurs. 

Autour  du  camp,  une  ligne  de  collines  partant 
de  la  ville  s'en  va,  dans  un  demi-cercle,  vers  la 
vallée  du  Vardar.  Au  sud,  Salonique  apparaît  et 
aussi,  dans  une  éciiancrure,  la  mer  avec  quelques 
cuirassés  alliés  ou  navires-hôpitaux  qui  dorment 
sur  leurs  ancres. 

Nous  avons  refait  plusieurs  fois  la  route  par- 
courue dans  l'obscurité,  le  premier  soir.  Nous 
l'avons  refaite,  en  sens  inverse,  pour  des  excur- 
sions dans  Salonique  même.  Le  chemin  qui  mène 


372  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

vers  la  cité  bruyante  commence  par  longer  nombre 
de  nécropoles.  Il  y  a  le  cimetière  catholique,  le 
cimetière  grec,  entourés  de  murs  et  plantés  d'ar- 
bustes. A  gauche,  ces  pierres  tombales,  incrustées 
d'inscriptions  dorées,  marquent  les  sépultures  des 
juifs  passés  à  l'islamisme.  Et  toutes  ces  stèles 
lamentables,  dispersées  dans  un  terrain  à  demi 
abandonné  où  stationnent  les  bêtes  de  somme, 
représentent  le  cimetière  turc. 

Cette  complexité  des  tombes  rencontrées  par  le 
touriste  en  marche  vers  Salonique  ne  lui  donne 
encore  qu'une  vague  idée  du  mélange  des  vivants 
dans  la  ville.  Ici  cohabitent  les  races  les  plus 
variées  :  nous  sommes  en  Macédoine,  dont  le  nom 
désigne  les  assemblages  ^disparates,  et  Salonique 
elle-même  n'appartient  à  la  Grèce  que  depuis  trois 
ans.  Par  le  nombre  et  par  le  commerce,  les  Juifs 
prédominent  et  les  emplettes  deviennent  difficiles 
le  samedi,  car  les  magasins  ferment  en  raison  du 
sabbat.  Les  fils  d'Israël  sont  discernables  pour  un 
observateur  exercé;  on  rencontre  dans  les  rues  de 
Salonique  des  types  aux  longues  barbes,  au  nez 
arqué,  qui  ont  figuré  dans  les  tableaux  de  la  Pas- 
sion; les  rabbins  se  promènent  en  robes  au  col  de 
fourrure.  A  côté  d'eux  passent  les  prêtres  ortho- 
doxes, aux  abondants  cheveux  surmontés  du 
bonnet  cylindrique.  Puis  il  y  a  des  Turcs,  les 
anciens  maîtres  de  céans,  et  parmi  eux,  ici  ou  là, 
quelque  saint  de  l'Islam,  porteur  du  turban  vert. 


DK    BRUXELLES    A    SALONIQUI-:  373 

en  signe  «lu  pèlerinage  accompli  au  tombeau  du 
Propliète.  Il  y  a  surtout  des  mercantis,  de  race  et 
de  provenance  incertaines,  Grecs,  Maltais,  Espa- 
gnols, Italiens...  qui  tous  s'accordent  en  l'univer- 
selle exploitation  de  l'étranger.  Dans  toute  cette 
foule  bigarrée  circule  aujourd'lmi  un  fort  contin- 
gent de  soldats  grecs.  L'armée  possède  un  uni- 
forme marron  souvent  défraîchi;  quelques  régi- 
ments (ce  sont,  paraît-il,  des  corps  d'élite)  sont 
munis  de  hauts-de-chausse  et  bas  blancs,  ainsi  que 
de  souliers  découverts  dont  la  pointe  porte  un 
large  pompon  noir.  Ces  troupiers  déambulent  à 
travers  les  rues  de  Salonique,  s'arrêtent,  pour  de 
longues  et  fréquentes  stations,  chez  les  marchands 
de  liquides.  Les  documents  nous  manquent  pour 
dire  ce  qu'ils  y  absorbent  et  nous  ignorons  si  l'au- 
torité militaire  veille  sur  la  provenance  des  bois- 
sons offertes  aux  soldats.  Nous  savons  seulement 
qu'à  l'élément  civil,  l'absinthe  ou,  du  moins,  un 
breuvage  qui  porte  ce  nom,  est  proposée  pour  un 
prix  dérisoire,  tandis  qu'une  composition  appelée 
«  mastic  »  doit  réaliser  l'un  des  derniers  mots  de 
l'art  d'accommoder  les  produits  frelatés. 

Quant  aux  soldats  grecs  en  service,  nous  avons 
aperçu  souvent  les  hommes  de  corvée  poussant 
devant  eux  la  file  de  leurs  ânes  qui  disparaissent 
presque  sous  les  deux  balles  de  foin  dont  ils  sont 
chargés,  ou  bien  quehjues  cavaliers  chevauchant 
leurs  très  petites  montures.  I'en<lant  notre  séjour 


374  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

à  Salonique,  le  prince  héritier  de  Grèce  est  venu 
passer  en  revue  ses  guerriers,  mais,  dans  les  cir- 
constances actuelles,  il  est  difficile  aux  alliés  d'as- 
sister à  ces  exhibitions  militaires  et  nous  n'avons 
donc  pu  juger  de  l'attitude  plus  ou  moins  martiale 
des  troupes  hellènes  sous  les  armes. 

Salonique,  la  ville  qui  sert  de  cadre  à  cette  popu- 
lation cosmopolite  et  à  tous  ces  hôtes  d'occasion, 
a  déjà  eu  une  longue  histoire  que  racontent  des 
volumes  érudits  et  compacts.  Tous  les  souvenirs 
s'y  mêlent,  comme  aujourd'hui  se  mêlent  dans  ses 
rues  toutes  les  races,  et  les  gloires  les  plus  loin- 
taines y  rejoignent  les  plus  modernes  illustrations. 
Le  rectangle  qui  forme  la  ville  est  coupé  de  deux 
lignes  médianes,  perpendiculaires.  L'une  se  nomme 
la  rue  Jgnatia,  d'un  nom  qui  remonte  à  de  très 
vieux  âges,  l'autre  :  la  rue  Venizelos,  célèbre  la 
popularité  d'un  homme  fort  mêlé  à  l'histoire  ac- 
tuelle. Ici  se  dressent,  en  pleine  ville,  les  restes 
d'un  arc  de  triomphe  qui  date  du  règne  d'Alexandre 
le  Grand,  roi  de  Macédoine,  et,  quelques  pas  plus 
loin,  une  colonne  commémore  l'entrée  des  Grecs 
à  Salonique,  il  y  a  trois  ans.  Les  églises,  témoins 
ordinaires  des  lointaines  époques,  racontent  aussi, 
à  leur  manière,  l'histoire  de  la  ville  qui  les  compte 
en  grand  nombre.  On  n'y  retrouve  plus  la  trace 
de  la  chambre  où  saint  Paul  devait  réunir  les 
fidèles  de  Thessalonique,  mais  plusieurs  édifices 
datent  des  premiers  siècles.  Ces  temples  ont  subi 


DE    BRUXliLLKS    A    SALONIQUH  ST.-i 

divers  avatars,  par  suilc  de  la  religion  des  maîtres 
successifs  de  Salonique.  Aujourd'hui  subsistent 
encore  des  mosquées  et  des  synagogues,  mais 
l'ancienne  calliédrale,  Sainte-Sophie,  a  vu  dég-ag-er 
récemment  ses  belles  mosaujues  que  les  Turcs 
avaient  recouvertes,  et  dans  la  plupart  des  égii-ses, 
les  prêtres  ou  diacres  grecs  psalmodient,  chaque 
jour,  dans  leur  langue  nationale,  tandis  que  l'offi- 
ciant balance  son  encensoir  à  clochettes  et  qu-e  les 
rares  lidèlcs,  plutôt  passants  qu'assistants,  s'incli- 
nent devant  les  icônes  dorées,  en  oubliant  peut- 
être  le  tabernacle  de  l'autel.  La  religion  catholique 
ne  compte  (ju'une  paroisse,  celle  des  Pères  laza- 
ristes qui  se  dresse  au  milieu  du  quartier  français, 
à  côté  de  l'hospice  des  Sœurs  de  charité,  non  loin 
du  grand  établissement  des  Frères  de  la  Doctrine 
chrétienne. 

En  dehors  de  quelques  églises,  Salonique  ne 
possède  guère  de  monuments  remanjuables.  Ce 
que  cette  ville  a  de  spécial  en  Orient,  c'est  que 
beaucoup  de  ses  rues  sont  assez  larges  ;  ce  qu'elle 
a  de  commun  avec  ses  sœurs  ou  rivales,  c'est  que 
ces  mêmes  rues  sont  mal  pavées  et  mal  entrete- 
nues. Sur  tout  un  quartier  juif,  le  plus  haut  de  la 
ville,  la  saleté  règne  sans  conteste  et  les  vieilles 
façades  ornées  de  miradors  ne  dissimulent  pas  la 
misère  des  intérieurs  qui  prolonge  celle  de  la 
chaussée.  Ailleurs  pourtant,  il  y  a  des  magasin.^ 
(jui  ne  dépareraient  pas  nos  grandes  villes  et,  spé- 


376  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

cialement  le  long  du  port,  en  bordure  d'un  quai 
que  suit  un  tramway  électrique,  des  maisons  de 
meilleure  apparence  s'en  vont  rejoindre  le  quar- 
tier neuf  du  boulevard  Constantin  et  les  immeubles 
de  la  colonie  européenne. 

On  parle  beaucoup  français  à  Salonique.  C'est 
un  résultat  constaté  par  tous  ceux  qui  ont  voyagé 
en  Orient  et  c'est  un  bénéfice  pour  lequel  les 
voyageurs  impartiaux  saluent  les  missionnaires 
de  France.  Cette  même  impartialité  nous  fait 
ajouter  ici  qu'en  dehors  des  écoles  catholiques  de 
l'Institut  commercial  tenu  par  les  Frères  de  la 
Doctrine  chrétienne,  l'usage  de  notre  langue  est 
encore  propagé  par  la  Mission  laïque  et  l'Alliance 
israélite. 

Mais  nous  nous  sommes  assez  attardés  dans  la 
ville.  Voici  trois  semaines  bientôt  que  nous  avons 
débarqué  et  notre  tente  est  toujours  plantée  au 
camp  de  Zeïtealik.  Le  soleil  a  brillé  sur  elle,  assez 
chaud  dans  l'après-midi  pour  nous  faire  éprouver 
parfois,  dans  la  nuit  suivante,  de  brusques  des- 
centes de  2o  degrés.  La  pluie  est  aussi  venue 
mettre  à  l'épreuve  l'imperméabilité  de  nos  toiles 
et  le  vent,  soufflant  le  long  du  Vardar,  aussi  vio- 
lent que  son  collègue  le  mistral  du  Rhône,  a 
furieusement  agité  nos  éphémères  demeures,  dont 
plusieurs  se  sont  effondrées  sur  leurs  habitants. 
Des  détachements  ont  campé  auprès  de  nous, 
puis  sont  partis  pour  le  front  serbe,  des  zouaves 


DE   BRUXELLES    A   SALONIQUE  377 

errent  par  le  camp,  dans  leur  costume  kaki,  arrivés 
parfois  des  Dardanelles  ou  expédiés  de  France  pour 
renforcer  leurs  régiments  déjà  engagés.  Dans  ce 
va-et-vient  nous  sommes  immobiles,  et,  pour  notre 
part,  cette  immobilité  commence  à  nous  peser. 
Nous  ne  sommes  pas  ici  en  touristes  et  Salonique 
a  épuisé  les  cbarmes  de  linconnu.  Notre  division 
a  déjà  combattu  là-bas  et,  de  ces  engagements, 
nous  voyons  revenir  (juebjues  blessés,  nous  en- 
tendons quelques  écbos.  Mais  nous  pourrions 
oublier, en  ce  qui  nous  concerne,  que  nous  faisons 
partie  dune  expédition  guerrière.  Le  canon  ne 
s'entend  plus,  sinon  pour  saluer  l'arrivée  du  dia- 
doque  ou  celle  encore  de  M.  Denys  Cocbin  dans 
sa  mission  problémati(juc.  Enfin,  notre  tour  sur- 
vient avec  l'ordre  d'embar(|ucr  sur  la  voie  ferrée 
grecque  qui  remonte  la  vallée  du  Vardar  vers  le 
théâtre  de  la  guerre  actuelle.  Notre  destination  est 
Krivolak,  l'un  des  points  les  plus  rapprochés  des 
Bulgares,  et,  le  samedi  20  novembre,  notre  convoi 
s'ébranle  vers  la  Serbie. 


.9.  —  En  Serbie. 

Le  train  qui  nous  emporte  vers  le  front  serbe  com- 
mence par  traverser  les  terrains  bas  le  long  de  la 
mer,  adroite  de  Saloniuue,  vers  la  vallée  du  Vardar. 


378  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

Jusqu'ici  nous  avons  soupçonné  plutôt  qu'aperçu 
le  fleuve  désormais  célèbre  qui  fermait  notre  hori- 
zon par  son  ruban  brillant.  Ce  matin,  nous  le  pas- 
sons sur  un  pont  sans  parapet  au-dessous  duquel 
il  roule  ses  eaux  jaunes  et  rapides.  La  voie  re- 
monte maintenant  à  angle  droit  de  sa  direction 
première,  suivant  presque  constamment  la  rive, 
vers  la  frontière  gréco-serbe  que  nous  atteignons 
à  Guevgueli.  Là,  une  alerte;  le  commissaire  de 
gare  nous  arrête,  il  paraît  que  les  troupes  combat- 
tantes, et  donc  notre  division,  doivent  évacuer  sous 
peu  le  territoire  qu'elles  occupent;  est-il  bien  utile 
de  nous  envoyer  les  rejoindre  pour  un  mouvement 
de  repli  imminent?  On  va  demander  des  ordres 
complémentaires  par  téléphone;  en  attendant  nous 
descendons  de  wagon  et  nous  avançons  quelque 
peu  dans  la  cité  frontière.  Un  boulevard  planté 
d'arbres  en  fait  le  plus  bel  ornement;  le  long  de 
cette  voie,  des  maisons  d'aspect  presque  confor- 
table. Nous  stationnons  en  face  d'un  vaste  bâti- 
ment à  plusieurs  étages,  c'est  un  hôpital  serbe  de 
construction  récente  et  chère,  sur  lequel  flotte 
actuellement  le  drapeau  de  la  Croix-Rouge  et  où 
s'est  installée  une  ambulance  française.  Nous  cau- 
sons avec  quelques  blessés  convalescents,  mais, 
pour  ma  part,  une  crainte  me  hante,  celle  d'un 
arrêt  à  Guevgueli,  avec  l'inaction  qui  déjà  fut 
notre  lot  trop  prolongé  à  Salonique.  Était-ce  la 
peine  d'être  venu  de  si  loin  pour  piétiner  sur 


DI-:    BRUXELLLIS   A   SALON  IQUIi  371 

place?  Mieux  valaient,  à  ce  compte,  le  séjour  dans 
les  cantonnements  de  Ciiampagnc  et  les  tournées 
dans  la  tranchée  crayeuse.  Heureusement  on  nous 
rappelle  à  la  gare,  les  ordres  demandés  sont  venus, 
ils  concluent  pour  la  prolongation  de  notre  voyage. 
Et  nous  voilà  repartis  vers  Krivolak,  notre  pre- 
mière destination.  Le  soir  tombe  malheureuse- 
ment à  mesure  ({ue  la  vallée  se  resserre  ;  il  fait  à 
peu  près  sombre  lor.scjue  nous  passons  les  défilés 
de  Demir-Kapou,  où  les  hauteurs  surplombent  le 
fleuve  pour  ne  lui  laisser  qu'un  couloir  assez  étroit. 
Il  fait  tout  à  fait  nuit  lorsque  nous  atteignons  le 
terme  et  que  nous  avons  installé  rapidement  notre 
tente  dans  un  terrain  proche  de  la  gare. 

Lors(jue  le  jour  se  lève,  le  lendemain,  on  aper- 
(joit  de  l'autre  côté  du  Vardar  une  agglomération 
de  maisons  rouges  et  une  tour  extrêmement  ef- 
fdée  :  c'est  Krivolak  avec  son  minaret.  Une  cein- 
ture de  collines  arrête  la  vue  et  dérobe  assez  vite 
le  cours  ultérieur  du  lleuve;  ce  sont  les  hauteurs 
occupées  par  les  Bulgares,  d'où  ils  bombardent, 
cha(jue  jour,  avec  des  obus  de  petit  calibre,  la  gare 
et  les  trains  en  manœuvre.  Ils  bombardent,  c'est 
du  moins  l'intention  qu'on  leur  suppose,  car,  en 
réalité,  ils  n'ont  jusiju'ici  jamais  atteint  ce  but  et 
se  contentent  d'envoyer  leurs  munitions  dans  les 
[)arages,  spécialement  dans  une  iiauleur  voisine. 
Plus  tard  nous  constaterons  et  nous  entendrons 
dire  par  des  témoins  autorisés  que  l'artillerie  bul- 


380  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

gare  possède  des  pointeurs  fort  experts;  le  bom- 
bardement platonique  de  Krivolak-gare  reste  une 
énigme,  peuf-être  les  canons  ennemis  avaient-ils 
un  autre  objectif  inconnu. 

Nous  sommes  au  dimanche  et  la  messe  se  célè- 
bre en  plein  air,  sur  une  modeste  table,  à  mi-hau- 
teur de  la  colline  qui  nous  dérobe  à  la  vue  de  nos 
adversaires.  Puis  on  se  met  à  table  et  pendant  le 
déjeuner  le  sifflement  connu,  mais  à  demi  oublié 
depuis  six  grandes  semaines,  se  fait  de  nouveau 
entendre;  les  Bulgares  envoient  à  quelques  cen- 
taines de  mètres  de  notre  salle  à  manger  cham- 
pêtre leur  ration  quotidienne  d'obus.  Tous  les 
projectiles  n'éclatent  pas;  cette  petite  sérénade  n'a 
rien  évidemment  des  grands  concerts  habituels 
aux  régions  d'occident. 

L'après-midi,  on  se  remet  en  marche,  notre 
convoi  refait  en  sens  inverse,  et  cette  fois  par  la 
route,  une  minime  partie  du  chemin  parcouru,  la 
veille,  puis  s'en  éloigne  vers  l'ouest.  Nous  devons, 
en  effet,  aller  rejoindre  notre  division  groupée  à 
une  douzaine  de  kilomètres,  autour  de  Kavadar. 
Pour  nous  y  rendre,  nous  traversons  Négotin,  un 
gros  bourg  dont  la  tour  carrée,  en  briques,  fait 
de  loin  —  mais  de  loin  seulement  —  presque  figure 
d'un  de  nos  beff"rois  du  Nord,  et  dont  tout  un  quar- 
tier, démoli  par  les  précédentes  guerres,  nous 
rappelle  les  villages  ruinés  des  environs  de  Ver- 
dun. 


DE    BRUXELLES   A    SALONIQUE  381 

Kavadar,  où  nous  arrivons  vers  le  soir,  pour 
camper  dans  son  voisinage  immédiat,  occupe 
assez  exactement  le  foyer  d'un  arc  d'ellipse  plus 
ou  moins  régulière,  arc  qui  serait  dessiné  par  la 
Cerna,  affluent  du  Yardar,  et  par  le  Vardar  lui- 
même.  Les  Bulgares  occupent  presque  tout  le 
contour  de  cet  arc,  puisque  à  l'est  ils  se  trouvent 
dans  la  région  haute,  voisine  de  leur  frontière,  qui 
borde  le  cours  du  g:rand  fleuve,  et  que,  d'autre 
part,  au  nord  et  à  l'ouest,  après  avoir  pénétré  le 
territoire  serbe  transversalement,  dans  la  direction 
de  Monastir,  ils  se  sont  rabattus  sur  la  rive  gauche 
de  la  Cerna  qui  sépare  ainsi  les  deux  adversaires. 
Les  troupes  françaises,  si  elles  doivent  se  replier, 
ne  pourront  donc  le  faire  que  par  le  sud,  par  la 
vallée  du  Vardar,  et  elles  devront  le  faire  aussi  par 
échelons,  afin  de  résister  toujours  à  la  pression 
ennemie  sur  les  parois  de  ce  couloir  nécessaire. 
Pendant  que  les  éléments  les  plus  avancés  se  reti- 
reront, les  autres,  espacés  depuis  le  front  qui 
recule  jusqu'à  la  frontière  grecque,  maintiendront 
la  sécurité  de  la  retraite  en  faisant,  pour  ainsi  dire, 
la  haie  sur  le  passage,  mais  la  haie  face  à  l'en- 
nemi. 

Ainsi  qu'on  nous  l'avait  fait  pressentir  à  Guev- 
gueli,  c'est  bien  en  efTet  de  la  retraite  (ju'il  est 
(juestion  lorsque  nous  rejoignons  notre  division 
placée  en  extrême  pointe  sur  la  rive  droite  de  la 
Cerna.  Le  front  actuel,  ainsi  limité  [)ar  la  rivière, 


382  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

date  seulement  de  quelques  jours  ;  auparavant  nos 
troupes  s'étaient  avancées  à  10  ou  12  kilomètres 
plus  au  nord;  elles  ont  dû  céder  du  terrain  devant 
des  forces  très  supérieures.  Nous  recueillons,  à 
notre  arrivée,  les  échos  de  ces  combats  récents  où 
nos  soldats  ont  pris  un  premier  contact  avec  les 
Bulgares.  Ceux-ci  sont  des  guerriers  montagnards 
qui  gravissent  en  courant  les  hauteurs,  qui  se 
glissent  dans  les  ravins  pour  tourner  les  crêtes 
occupées  par  leur  adversaire.  Ils  vont  sans  autre 
chargement  que  leur  fusil  et  leur  ceinture  de  car- 
touches ;  ils  montent,  avec  un  réel  courage,  parfois 
sous  le  feu  de  nos  mitrailleuses,  et  quand  ils  ont 
occupé  l'une  des  cimes  convoitées,  ils  entonnent 
un  chant  de  triomphe  impressionnant.  Prodigues 
de  leurs  munitions,  au  moins  en  ce  qui  concerne 
les  balles  de  leurs  fusils  bruyants,  venant  en  foule, 
ils  donnent  à  la  guerre  une  physionomie  différente 
de  celle  qu'elle  garde  souvent  sur  le  théâtre  occi- 
dental. Et  nos  soldats,  habitués  au  silence  fréquent 
de  la  tranchée  française,  à  la  cohésion  des  troupes 
chargées  de  la  défendre,  avouent  être  de  prime 
abord  un  peu  désorientés  lorsque,  dispersés  dans 
la  montagne  par  petits  groupes,  avec  un  horizon 
tourmenté,  difficile  à  fouiller,  ils  voient  surgir 
cette  masse  d'uniformes  couleur  kaki  qui  repré- 
sente une  colonne  d'assaillants.  Les  assaillants 
ont,  d'ailleurs,  largement  souffert,  alors  que  nos 
pertes  en  hommes  sont  relativement  faibles.  Et  la 


DE   BRUXELLES   A    SALONIQUE  383 

conclusion  de  tous  les  discours  est  qu'il  serait 
lacile  de  poursuivre  l'ofTcnsive,  si  seulement  la 
disproportion  du  nombre  était  un  peu  moins  écra- 
sante en  faveur  de  l'adversaire.  Ceci  doit  être  éga- 
lement lavis  des  Bulgares  eux-mêmes,  car  depuis 

qu'ils  ont  atteint  la  rive  gauche  de  la  Cerna,  ils 

n'ont  point  fait  d'elTort  sérieux  pour  traverser  la 
rivière  et  nous  inquiéter  au  delà.  Pendant  une 
semaine,  le  mouvement  de  repli  se  continue  tran- 
quille, tandis  qu'un  rideau  de  troupes  reste  pour 
contenir  l'ennemi.  Nous  restons  aussi,  pendant 
ces  huit  jours,  aux  environs  inmiédiats  de  Ka- 
vadar.  La  ville,  si  on  peut  l'appeler  de  ce  nom, 
n'a  rien  d'attrayant  ni  de  pittoresque.  Ce  sont  tou- 
jours les  mûmes  maisons  carrées,  souvent  basses, 
les  murs  de  terre,  les  toits  en  tuiles,  les  mômes 
flèches  de  minarets.  La  population,  cinq  à  six  mille 
âmes,  offre  toujours  le  même  assemblage  des  races 
les  plus  disparates.  Quelles  pensées  se  cachent 
derrière  ces  fronts  sombres  et  ces  physionomies 
cuivrées?  Les  Serbes  authentiques  ne  sont  peut- 
être  pas  très  nombreux  en  ces  })arages;  on  en  verra 
quol(jues-uns,  à  l'annonoo  du  repli  des  troupes 
françaises,  charger  leur  pauvre  mobilier  sur  un 
chariot  attelé  de  bœufs  et  s'en  aller  vers  des  ré- 
gions moins  exposées.  iMais  il  y  a  ici  beaucoup  de 
Turcs,  qui  possèdent  un  (juartier  s])écial  même 
dans  les  petits  villages  voisins.  Il  y  a  des  Bulgares 
et,  plusieurs   fois   dans  cette  semaine,  il  faudra 


384  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

fusiller  des  comitadjis  venus  sous  un  déguisement 
pour  des  desseins  plutôt  mauvais. 

Si  les  g-ens  ont  ici  l'aspect  farouche,  la  terre  qui 
les  porte  est  morne,  désolée.  Nous  sommes  dans 
une  plaine  vallonnée,  entourée  de  collines,  plus 
hautes  surtout  du  côté  de  la  Cerna.  Pas  d'arbres, 
sinon  quelques  arbustes  rabougris  marquant  le 
cours  de  la  Vética,  petite  rivière  qui  serpente  et 
traverse  Kavadar.  Pas  de  végétation,  surtout  à 
cette  époque.  Certains  champs  sont  pourtant  cul- 
tivés et  Ton  aperçoit  de-ci  de-là  quelques  charrues 
primitives  formées  de  poutres  non  équarries  et 
d'un  soc  en  fer.  Des  petits  bœufs  gris  tirent  cet 
instrument  d'une  culture  peu  intensive,  le  labou- 
reur porte  une  large  ceinture  souvent  rouge  et 
autour  de  la  tête  un  mouchoir  de  même  teinte. 
Mais  en  dépit  de  ces  quelques  travaux,  l'ensemble 
de  la  plaine,  avec  ses  gros  galets  de  granit  et  ses 
vastes  espaces  inhabités,  ressemble  encore  à  un 
désert. 

La  neige,  au  milieu  de  notre  séjour,  étendit  sur 
toute  la  région  son  tapis  d'une  blancheur  uni- 
forme. Pendant  trois  jours,  nous  avons  éprouvé 
les  charmes  réfrigérants  d'un  campement  d'hiver 
bien  réel,  où  la  toile  de  tente  qui  vous  recouvre 
se  double  d'une  couche  de  glace,  où  le  vent  fait 
pénétrer  dans  votre  domicile  précaire  plus  d'un 
flocon  indiscret,  où  la  cuisine  a  bien  des  luttes 
à  soutenir  contre  les  éléments  pour   servir  une 


DE    BRUXELLES   A    SALONIQUE  385 

soupe  vaguement  chaude.  Hélas!  l'épreuve  devait 
ôtrc  fatale  à  mon  collègue  de  la  N"  division, 
M.  l'abbé  V...  Est-ce  le  froid  qui  réveilla  chez  lui 
le  genne  d'une  maladie  ancienne?  Toujours  est-il 
que,  renvoyé  vers  Salonique,  avec  une  très  forte 
fièvre,  il  devait  y  succomber  quinze  jours  plus 
tard.  Et  cependant,  nos  misères  climatériques, 
vite  abrégées  par  l'abri  d'une  maison  abandonnée, 
ne  peuvent  se  comparer  avec  celles  des  soldats 
qui,  chargés  de  garder  le  passage  de  la  Cerna, 
restèrent,  huit  jours  durant,  en  de  mauvais  trous 
dans  la  neige,  l'œil  au  guet  et  le  ventre  trop  sou- 
vent creux,  par  suite  du  ravitaillement  difficile. 

Cependant,  les  troupes  se  retirent  et  le  silence 
se  fait  peu  à  peu  dans  cette  région  tout  h  l'heure 
encore  si  mouvementée.  Il  nous  souvient  d'une  fin 
d'après-midi  où  nous  nous  sommes  avancés  sur  la 
route  de  Kavadar  jusqu'au  pont  —  détruit  par  nos 
troupes  —  de  la  Cerna.  Quelques  jours  plus  tôt, 
cette  route  était,  sur  une  bonne  partie  de  son 
parcours,  bordée  par  les  campements  français. 
Maintenant,  c'est  la  solitude,  c'est  le  silence,  ce 
silence  spécial  aux  temps  de  neige,  avec  les  teintes 
particulières  à  ces  journées  d'hiver.  Sur  la  route 
oii  glisse  et  patauge  mon  cheval,  on  n'aperçoit 
(ju'un  convoi  de  muletiers  porteurs  de  provisions 
pour  nos  derniers  défenseurs;  dans  la  plaine, 
quelques  chiens  errants.  Et  là-bas,  de  l'autre  côté 
de  la  Cerna,  les  hauteurs  occupées  par  les  Bul- 

II.  25 


386  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

gares,  hauteurs  dont  la  taille  s'exagère  aujour- 
d'hui, par  suite  de  leurs  névés  éphémères,  s'es- 
tompent dans  un  brouillard  mauve. 

Notre  tour  est  venu  de  nous  en  aller  aussi  et 
nous  repartons  vers  Krivolak,  la  gare  où  nous 
sommes  arrivés,  celle  par  où  nous  avons  à  nous 
rembarquer.  Oh  !  la  triste  journée,  commencée 
dès  l'aube,  sur  le  chemin  souvent  transformé  en 
patinoire  glissante,  où  nos  mulets  et  chevaux, 
pourtant  ferrés  à  glace,  ont  quelque  peine  à  pro- 
gresser! Puis  c'est  l'attente  pendant  de  longues 
heures,  dans  la  boue  que  le  dégel  amène  et  que 
malaxent  les  convois  aux  abords  de  la  gare. 
L'obscurité  vient  et  nous  patientons  toujours, 
errant  dans  le  même  marécage.  Les  Bulgares 
envoient  quelques  salves  d'artillerie,  avec  l'ineffi- 
cacité propre  à  leur  tir  dans  cette  région.  Et  nos 
chevaux  et  nos  voitures  sont  enfin  embarqués, 
difficilement,  dans  la  nuit  à  peine  éclairée  de 
quelques  lanternes,  par  des  équipes  de  soldats 
transis  et  fatigués.  Le  train  s'ébranle  pour  redes- 
cendre la  vallée  du  Vardar;  nous  n'avons  guère 
plus  de  30  kilomètres  à  faire  et  cependant,  le  ma- 
tin est  déjà  venu  quand  nous  sommes  à  destina- 
tion. 

Stroumitza,  où  nous  nous  arrêtons,  marque 
l'étape  où  notre  division  devra  tenir  quelques 
jours,  en  attendant  que  d'autres  troupes  redes- 
cendent à  leur  tour.  A  la  gare,  un  vénérable  adju- 


Dli    BRUXELLES    A    SALONIQUE  .187 

darit  m'aborde,   en  voyant  ma  soutane.  Il  porte 
une  barbe  superbe  et  sa  physionomie  n'est  point 
celle  d'un  soldat  ordinaire.  En  causant,  j'apprends 
que  j'ai  devant  moi  un  Père  assomptionniste,  de- 
puis vingt-six  ans   missionnaire  en  ces  parages, 
(jui,  pendant  la  première  guerre  balkanique,  fut 
lui-môme  aumônier  dans   l'armée   serbe  et  qui, 
présentement,  sert  d'interprète  au  corps  expédi- 
tionnaire. Il  donne  d'intéressants  détails  sur  les 
Bulgares.  La  guerre  actuelle  ne  suscite  chez  eux, 
me  dit-il,  aucun  enthousiasme,  le  peuple  marche 
volontiers  contre  les  Serbes,  parce  qu'il  y  a  entre 
les  deux  nations  des  iiaines  vivaces  et  anciennes, 
mais  il  n'a  point  d'animosité  spéciale  contre  les 
Français.   Quant   aux   Russes,   on   a  été   obligé, 
paraît-il,  de  faire  appel  à   des  divisions  turques 
pour  garnir  la  frontière  du   côté  où   pourraient 
venir  les  soldats  slaves,  car  les  Bulgares  n'auraient 
point  consenti  à  combattre  ceux  qu'ils  regardent 
toujours  comme  leurs  libérateurs.  Le  Père  me  ra- 
conte encore  qu'appelé  tout  récemment  par  ses 
fonctions  à  interroger  un  sous-lieutenant  bulgare 
blessé,  il  n'a  pas  été  peu  surpris  de  se  trouver  en 
face  d'un  de  ses  anciens  élèves  de  Philippoj)oh, 
qui  lui-même  ne  cachait  ni  son  émotion  de  revoir 
son  professeur,  ni  sa  satisfaction  d'en  avoir  lini 
personnellement  avec  une  guerre  déplaisante.  Une 
transformation  heureuse  nous  attendait  à  Slrou- 
mitza  :  le  soleil  s'y  montre  radieux,  séchant  capotes 


388  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

et  chaussures,  dissipant  presque  le  souvenir  des 
mauvaises  heures  récentes.  Notre  camp  a  un 
aspect  joyeux,  au  milieu  de  mûriers,  entouré  de 
collines  couvertes  de  houx.  Un  village  le  domine,^ 
mais  la  population  elle-même  est  beaucoup  plus 
sympathique  que  les  demi-sauvages  des  régions- 
parcourues  jusqu'ici.  Nous  sommes  toujours  en 
Macédoine,  mais  ces  gens  sont  de  race  serbe.  Peu 
d'hommes  sont  restés,  parce  que  la  guerre  les  a 
réclamés.  Les  femmes  portent  des  robes  claires  et 
une  large  ceinture  rayée,  d'étoffe  voyante,  dont 
un  large  pan  retombe  presque  jusqu'aux  pieds. 

Nous  coulons  là  deux  ou  trois  jours  heureux  et 
sans  histoire.  Mais,  un  soir,  quelques  soldats 
blessés  d'un  des  régiments  qui  nous  flanquent  à 
l'ouest,  arrivent  avec  d'assez  mauvaises  nouvelles. 
Un  bataillon  a  été  surpris,  à  l'heure  de  la  soupe, 
dans  un  village  de  la  montagne;  il  s'est  retiré 
précipitamment,  éprouvant  quelques  pertes.  Par 
ailleurs,  au  nord,  vers  Demir-Kapou,  l'ennemi 
s'avance.  Il  est  temps  d'accélérer  un  peu  la  re- 
traite et  presque  tous  les  éléments  qui  campent 
avec  nous  reçoivent  l'ordre  de  se  replier,  dans  la 
nuit  même.  Comme  on  nous  signale  des  blessés 
qui  seraient  restés  dans  la  montagne,  au  poste  de 
secours  du  bataillon  un  peu  bousculé  tout  à  l'heure, 
un  groupe  de  brancardiers  part  avec  quelques 
mulets  dans  cette  direction;  je  me  joins  à  leur 
convoi.  Un  homme  du  pays  nous  sert  de  guide,  à 


DE    BRUXELLES    A    SALONIQUE  389 

nous  et  à  une  compagnie  de  chasseurs  à  pied 
qui  monte  là-liaut,  avec  d'autres  renforts,  en  vue 
des  combats  probables  pour  le  lendemain.  Sans 
lumière  et  presque  en  silence,  nous  nous  en 
allons  par  un  sentier  où  les  mulets  ont  cent  fois 
l'occasion  de  mériter  leur  réputation  de  grimpeurs, 
où  les  piétons  trouvent  autant  de  dangers  de  re- 
cueillir des  entorses.  A  mi-cliemin,  les  chasseurs 
à  pied  s'arrêtent  un  moment,  nos  mulets  les  imitent 
■et  nous  continuons,  à  quatre,  toujours  sous  la 
direction  de  notre  montagnard.  Un  torrent  à  tra- 
verser sur  quelques  pierres,  une  colline  à  con- 
tourner, et  nous  arrivons  à  quelques  taclies 
blanches  étendues  sur  la  terre.  Ces  taches  repré- 
sentent le  médecin  et  les  brancardiers  que  nous 
recherchons  et  qui  dorment,  plutôt  mal  que  bien, 
sur  le  sol  liumide.  Ils  nous  apprennent  que  leurs 
blessés  ont  pu  être  reconduits  jusqu'au  village 
avant  notre  arrivée  et  même  avant  la  chute  com- 
plète du  jour.  Tant  mieux;  nos  mulets,  dans  la 
nuit,  n'auraient  jamais  réaUsé  la  gymnastique  du 
retour  sans  risquer  d'achever  les  patients  aven- 
turés sur  leur  dos. 

Pourtant,  comme  je  n'ai  plus  de  tente  oîi  reposer 
ma  tête  —  tous  nos  bagages  sont  partis  tout  à 
l'heure  avec  les  convois  en  retraite  —  et  comme 
je  prévois  une  journée  mouvementée,  je  demeure 
à  errer  longtemps  sur  le  sentier,  tout  lier  de 
pouvoir  utiliser  mes   connaissances   fraîchement 


390  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

acquises  et  de  guider,  tel  un  vrai  montagnard,  les 
nouveaux  renforts  qui  surviennent  et  qui  cherchent 
leur  voie. 

Tous  ces  renforts  étaient  à  leur  place  et  les 
mitrailleuses  garnissaient  les  crêtes,  quand  les 
Bulgares  attaquèrent,  d'ailleurs  assez  mollement, 
quelques  heures  plus  tard.  Leur  but  principal 
semblait  être,  ce  jour-là,  de  filer  le  long  d'une 
partie  du  front  défendu  par  les  Français  pour 
gagner  plus  vite  la  vallée  du  Vardar  et  troubler  la 
retraite  des  éléments  qui  continuaient  à  se  replier. 
Pourtant,  dans  l'après-midi,  ils  essayèrent  de  dé- 
border l'une  de  nos  sections  établie  sur  une  crête; 
le  mouvement,  enrayé  en  temps  voulu,  n'eut  pas 
de  suites  et  la  nuit  vint  calmant  les  ardeurs  belli- 
queuses de  l'ennemi.  Mais  au  jour  suivant  l'at 
taque  fut  plus  vive,  plus  nombreux  les  effectifs 
lancés  contre  nos  compagnies.  Les  balles  sifflaient, 
plus  méchantes,  un  peu  dans  tous  les  replis  de  la 
petite  montagne  et  même,  dans  un  recul  momen- 
tané de  nos  soldats,  le  seul  sentier  de  retraite, 
exactement  repéré  par  l'artillerie,  se  voyait  arrosé 
de  shrapnells,  sitôt  qu'y  paraissaient  les  mulets 
des  mitrailleurs.  Le  soir  vint,  on  avait  cédé 
quelque  terrain,  perdu  un  peu  de  monde,  mais  on 
avait  tenu  les  positions  essentielles  pendant  les 
heures  nécessaires  où  l'on  était  de  faction. 

Et  ce  fut  encore  la  consigne  toujours  observée 
des  jours  qui  suivirent.  A  mesure  que  les  troupes 


DE    BRUXELLES    A    SALONIQUE  391 

françaises  se  rapprocliaicnt  de  la  Grèce,  les  Bul- 
gares devenaient  plus  pressants,  on  peut  même  se 
demander  si  dans  les  dernières  heures  ils  étaient 
encore  seuls  et  surtout  s'ils  n'avaient  point  reçu 
de  leurs  puissants  alliés  du  matériel  de  guerre.  On 
vit  reparaître  alors  dans  les  plaines  de  Macédoine 
les  nuages  noirs  qui  inarquent,  ailleurs,  l'éclate- 
ment des  classi(jucs  «  marmites  ».  Un  jour,  dès 
l'aube  et  jusqu'à  midi,  en  dépit  d'un  brouillard 
intense,  les  mitrailleuses,  des  deux  côtés,  n'arrê- 
tèrent guère  leur  tic  tac  meurtrier.  Ce  jour-là,  les 
blessés  furent  évidemment  plus  nombreux  chez 
nous  que  d'ordinaire,  si  les  pertes  des  gros  batail- 
lons ennemis  furent  considérables.  Presque  tous 
les  régiments  engagés  connurent  des  moments 
difdciles  ;  des  compagnies  entières  se  crurent 
cernées  et  prises,  mais  réussirent  pourtant  à  se 
dégager  et  à  rejoindre.  Ce  fut  une  retraite  mou- 
vementée pour  tous,  pour  quelques-uns  tragique, 
mais  rien  ne  ressembla  moins  à  une  déroute  que 
cette  marche  de  la  petite  armée  emportant  son 
matériel  à  peu  près  intact,  et  toujours  assez  forte 
pour  contenir  un  adversaire  numériquement  très 
supérieur.  De  dire  pourtant  ce  qui  serait  ad- 
venu si  l'unique  piste,  coupée  de  gués  fréquents, 
avait  été  déjà  détériorée  par  les  pluies  abondantes 
qui  tombèrent  quelques  jours  plus  tard,  nous 
n'avons  ni  la  mission  ni  la  compétence;  mais  le 
ciel  nous  fut  clément  et  la  terre  macédonienne 


392  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

ne  garda  aucun  des  nombreux  convois  qui  la  fou 
1èr  ent. 

Lorsque  notre  convoi  personnel  atteignit  à  pied 
la  frontière  grecque,  au  soir  du  samedi  11  dé- 
cembre, trois  semaines  après  l'avoir  franchie  en 
ce  même  point  dans  notre  marche  en  avant,  l'obs- 
curité était  déjà  venue.  Après  avoir  traversé  la 
voie  du  chemin  de  fer,  nous  nous  arrêtâmes  un 
moment.  Déjà  les  dépendances  de  la  gare  de  Guev- 
gueli  flambaient  dans  la  nuit.  Il  importait  de  ne 
laisser  rien  d'utilisable  aux  Bulgares  qui  seraient 
là  dans  quelques  heures.  Un  vaste  bâtiment  s'allu- 
mait progressivement,  le  feu  couvait  le  long  de  sa 
toiture,  semblant  de  loin  enflammer  les  cordons  de 
gaz  d'un  palais  en  fête.  L'expédition  serbe,  tout 
au  moins  l'un  de  ses  chapitres,  se  fermait  triste- 
ment sur  cette  vision  d'incendie.  Alors  nous  avons 
passé  le  Vardar  sur  le  magnifique  pont  de  fer  déjà 
miné  par  le  génie  et  qui  sauterait  le  lendemain 
matin.  Désormais  nous  sommes  en  territoire  grec 
où  nous  avançons  toute  la  nuit. 

Les  Bulgares  passeront-ils  cette  même  fron- 
tière? Telle  était  la  question  qui  se  posait  immé- 
diate et  l'on  s'est  encore  retourné  pour  attendre  et 
faire  face.  Nul  n'a  rien  vu  venir  et  le  corps  expé- 
ditionnaire a  opéré  une  nouvelle  concentration. 
Désormais  c'est  la  période  d'arrêt,  après  quelques 
étapes  faites  sous  la  pluie  torrentielle,  c'est  l'arrêt 
dans  la  boue  qui  ne  nous  laisse  rien  à  envier  à  nos 


DE    BRUXELLES    A    SALONIQUE  393 

frères  des  trancliées  françaises.  Et  revenus  de 
l'expédition  où  les  nouvelles  ne  nous  atteignaient 
guère,  nous  avons  lu  quelques  journaux  locaux, 
nous  en  avons  reçu  d'autres  en  nos  courriers  plus 
ou  moins  tardifs.  Nous  avons  vu  que  là-bas  on 
iliscutait  notre  cas  et  notre  avenir,  nous  n'avons 
pas  encore  bien  démêlé  quel  serait  notre  sort.  Ver- 
rons-nous de  graves  événements  ultérieurs  ou 
bien  resterons-nous  l'arme  au  pied,  en  laissant 
faire  le  temps,  à  défaut  d'une  vaillance  réelle  mais 
inégale  à  la  tâche  ?  Que  les  responsables  pro- 
noncent, et  que  Dieu  bénisse  leurs  desseins.  Le 
rôle  du  narrateur  se  termine  ici. 

Henri  du  P..., 

Aumônier  de  la  N'  division. 
Janvier  1915. 


4.  —  Sur  la  frontière  grecque. 


NE    VOlS-TU    RIEN    VENIR.' 

Au  bas  du  village  dont  les  murs  d'argile  rouge 
se  détachent  sur  le  tapis  vert  du  sol,  sur  le  fond 
souvent  violet  des  montagnes  proches,  il  est  un 
ravin  où  poussent  les  mûriers  et  les  vignes  rede- 
venues sauvages.  Deux  lilets  d'eau  s'y  précipitent, 


394  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

affectant  des  allures  de  torrents  sur  des  cascades 
en  miniature.  Autour  d'une  petite  place,  posée 
dans  un  élargissement  du  fossé,  des  tentes  recou- 
vertes de  feuillage,  des  tonnelles,  un  pont  rus- 
tique. Quelques  chevaux,  quelques  mulets  sont 
attachés  aux  arbres,  une  poule  avec  sa  couvée  de 
poussins  cherchant  sa  pitance.  Est-ce  un  village 
suisse  comme  on  en  montre  parfois  aux  exposi- 
tions parisiennes?  Non,  nous  sommes  en  Macé- 
doine grecque,  les  ruisselets  déversent  leurs  eaux 
dans  le  Vardar  qui  coule  au  bas  de  la  pente,  le 
campement  est  celui  des  Français,  nomades  par 
devoir,  venus  en  ces  régions  lointaines  pour  com- 
battre les  Barbares. 

Pourquoi  ces  combattants  en  expectative  ont-ils 
planté  leur  tente  dans  ce  ravin  peut-être  pitto- 
resque, mais  sûrement  inconfortable,  où  présente- 
ment la  pluie  les  inonde  à  moins  que  le  soleil  ne 
les  grille?  Ce  n'est  point  affaire  de  goûts  bucoli- 
ques maintenus  même  au  milieu  des  heures  belli- 
queuses, mais  il  est  à  cette  résidence  plus  d'une 
raison  valable.  D'abord  le  village  voisin  est  en 
piteux  état,  comme  presque  tous  ses  semblables  de 
cette  région  macédonienne.  Les  guerres  d'il  y  a 
trois  ans  n'ont  pas  eu  besoin  d'engins  perfectionnés 
pour  jeter  bas  nombre  des  mauvaises  masures  qui 
formaient  les  agglomérations  campagnardes.  Au- 
jourd'hui, toutes  ces  petites  localités  sont  aux  trois 
quarts  en  ruines.  Il  en  est  une,  par  exemple,  non 


DE   BRUXELLES   A    SALONIQUE  395 

loin  d'ici,  où  l'on  chercherait  en  vain  une  toiture 
en  place,  seuls  des  pans  de  murs  délimitent  encore 
la  surface  des  maisons  d'autrefois.  Les  habitants 
ont  fui  ces  demeures  trop  incomplètes  pour  être 
encore  hospitalières,  mais  d'autres  habitués  du 
village  n'ont  point  voulu  céder  la  place.  Les  cigo- 
gnes ont  bâti  leurs  nids  dans  les  arbres  qui  bordent 
la  petite  rivière  ;  placides  et  familières,  elles  ac- 
cueillent dans  leur  domaine  le  troupier  émigré. 
D'ailleurs  un  trait  au  moins  de  leurs  mœurs  s'ac- 
corde, de  façon  fortuite,  avec  le  cadre  de  guerre  : 
rien  ne  ressemble  au  bruit  de  la  mitrailleuse  homi- 
cide comme  le  claquement  de  bec  habituel  à  ces 
oiseaux  de  la  paix. 

Mais  revenons  à  notre  village,  ou  plutôt  au  vil- 
lage qui  pourrait  être  nôtre  si  nous  ne  nous  en 
étions  écartés.  Chez  lui  quelques  maisons  subsis- 
tent encore,  capables  d'offrir  un  abri,  surtout  à  des 
gens  qui  n'ont  plus  connu,  depuis  six  mois,  le  luxe 
d'une  bâtisse  à  peu  près  stable. 

Seulement  les  villages  sont  endroits  malsains 
dans  ce  pays  où  ne  passent  point  seulement  les 
cigognes  en  un  grand  vol  plané.  D'autres  oiseaux, 
d'humeur  plus  farouche,  circulent  fréquemment, 
de  jour  et  même  de  nuit.  Icare,  l'ancêtre  des  avia- 
teurs eut,  dit-on,  en  cette  région,  des  expériences 
malheureuses  qui  finirent  par  un  plongeon  dans 
une  mer  voisine.  Ses  descendants,  les  hommes 
volants  d'aujourd'hui,  passent  et  repassent,   au 


396  IMPRESSIONS   DE    GUERRE 

contraire,  sous  le  ciel  de  la  Grèce  et  jettent  un 
coup  (l'œil  inquisiteur  sur  la  région  qu'ils  domi- 
nent. C'est  pourquoi  mieux  vaut  se  tapir  pour  ne 
point  faciliter  les  choses  à  l'artillerie  d'en  face,  ni 
servir  d'objectif  à  quelques  bombes  descendues  du 
ciel  bleu. 

D'ailleurs  même  les  indigènes  ont  abandonné  la 
place  et  se  sont  retirés,  pour  la  plupart,  en  des 
zones  plus  calmes  que  celles  des  armées.  Nous 
avons  assisté  à  leur  exode  pitoyable  comme  celui 
des  fugitifs  de  France  devant  l'invasion  des  pre- 
miers mois.  Eux  aussi, les  partants  de  Macédoine^ 
avaient  entassé  leurs  trésors  hétéroclites  sur  leurs 
charrettes  de  culture.  Mais  les  charrettes  étaient 
seulement  de  forme  plus  mérovingienne  etl' attelage 
des  petits  bœufs  gris  s'en  allait  lentement,  comme 
à  regret,  conduit  par  leur  guide  aux  haillons  ba- 
riolés. Ces  partants  n'avaient  point  pourtant  d'at- 
taches bien  profondes  dans  le  pays  même.  Il  y  a 
seulement  trois  ans,  quand  les  Grecs  se  firent 
adjuger  cette  portion  de  terre  macédonienne,  X..., 
le  petit  village  qui  domine  notre  ravin,  était  habité 
de  Turcs  et  de  Bulgares.  Soit  qu'ils  aient  fui,  sans 
esprit  de  retour,  lors  des  luttes  qui  ont  eu  leurs 
vallons  pour  théâtre,  soit  que  les  nouveaux  maî- 
tres leur  aient  signifié  un  définitif  congé,  tous  ces 
indigènes  ont  disparu.  Alors  la  Grèce  fit  appel, 
pour  repeupler  son  nouveau  domaine,  à  des  élé- 
ments de  race  hellénique  qui  avaient  quitté  la  mère 


DE    BRUXELLES   A    SALONIQUE  397 

patrie.  Elle  leur  fît  sans  doute  un  tableau  st'^duisant 
des  provinces  offertes  à  leur  zèle  colonisateur.  Les 
émigrés  revinrent,  ils  revinrent  de  Thrace,  d'Asie 
Mineure,  des  régions  caucasiennes;  pendant  trois 
ans,  ils  s'applaudirent  (encore  n'est-ce  pas  très  sûr) 
d'être  entrés  dans  la  terre  promise.  Mais  aujour- 
d'hui un  nouveau  départ  s'impose  à  ces  déracinés 
Les  Français  ne  sont  pourtant  pas  les  seuls  à 
occuper  actuellement  cette  région  frontière,  le  bleu 
horizon  et  le  kaki  n'ont  pas  le  monopole  des  vête- 
ments qui  se  portent  ici.  Toute  une  phalange  d'ou- 
vriers a  été  recrutée  pour  la  confection  des  routes 
et  quand  ces  cantonniers  partent  au  travail,  la  pelle 
ou  la  pioche  sur  l'épaule,  c'est  une  variété  de  cos- 
tumes qui  défilent  avec  le  bataillon.  Les  larges 
ceintures  rouges,  les  immenses  fonds  de  culottes, 
les  fez  ou  les  bonnets,  les  sandales,  les  gilets 
bizarres  et  la  peau  des  visages  tannés,  tout  cela 
demanderait  les  nuances  d'une  palette  assortie  et 
tout  cela  désespère  nos  photographes  dont  les 
plaques  se  refusent  à  enregistrer  les  couleurs. 

Ces  travailleurs  sont,  nous  l'avons  dit,  des 
étrangers  au  pays.  Dans  le  village  à  peu  près  vide 
de  ses  habitants  normaux,  un  peu  à  l'écart  et  en 
contre-bas,  l'église  est  demeurée  intacte,  si  les  pa- 
roissiens et  le  pasteur  se  sont  éloignés.  C'est  une 
église  bulgare,  puisque  le  pays  était  naguère 
encore  partiellement  occupé  par  des  Bulgares,  tan- 
dis que  les  Turcs  avaient,  sur  la  j)lace  même  du 


398  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

village,  leur  mosquée  restée  maintenant  sans  affec- 
tation. Mais  depuis  trois  ans,  les  Grecs  ortho- 
doxes installés  à  X  ..  avaient  naturellement  utilisé 
l'église  pour  leur  culte.  Du  temple  lui-même,  il 
n'y  a  rien  à  dire.  On  y  retrouve  la  disposition 
ordinaire,  beaucoup  de  bariolage  sur  les  piliers  de 
bois  et  le  plafond.  Dans  le  bas,  séparé  du  reste  par 
une  cloison  à  claire-voie,  se  trouve  l'espace  ré- 
servé aux  femmes,  espace  surmonté  lui-même 
d'une  tribune.  Le  chœur  est  évidemment  séparé 
aussi  de  la  nef  par  la  paroi  de  l'iconostase  qui 
porte  toutes  les  figures  de  saints  devant  lesquelles 
brûlent  de  nombreuses  lampes.  Au  centre  de  cette 
paroi  un  espace  libre  permet  d'apercevoir  l'autel, 
mais  un  voile  cache  cet  autel,  suivant  la  coutume 
grecque,  au  moment  le  plus  solennel  de  la  messe. 
L'église  était  vide  ;  nous  y  avons  installé  une 
table,  bien  en  évidence,  au  milieu  de  la  nef,  devant 
l'iconostase. 

C'est  là  que,  le  jour  de  Pâques  notamment,  sur 
un  autel  garni  de  feuillages  et  de  fleurs  cham- 
pêtres, la  messe  a  été  célébrée,  avec  cette  simpli- 
cité que  veulent  les  circonstances,  mais  qui  ne 
détruit  pas  la  solennité  religieuse.  Et  tous  les  pa- 
roissiens d'un  jour  de  cette  paroisse  d'occasion, 
par  cette  matinée  radieuse  et  chaude,  songeaient, 
sans  doute,  aux  cloches  de  Pâques  qui  sonnaient, 
malgré  la  tristesse,  dans  leurs  clochers  de  France 
et  qui,  de  loin,  leur  donnaient  rendez-vous  pour 


DE   BRUXELLES   A    SALONIQUE  89» 

l'ail  procliain  à  pareille  date...  au  plus  tard.  Celte 
cérémonie  presque  régulière,  dans  une  église  véri- 
table, n'était  pas  uni(jue  pour  la  région. 

Ici,  plus  que  partout  ailleurs,  c'est  l'exception 
qui  devient  la  règle,  la  voftte  du  ciel  est  à  peu  près  la 
seule  que  connaissent  nos  cérémonies  religieuses, 
à  moins  qu'une  toile  de  tente  ne  protège  des 
atteintes  directes  du  soleil  heureusement  presque 
toujours  fidèle  à  nos  fêtes,  du  vent  qui  soufUe  les 
lumières.  Pâques  surtout  vit  s'improviser  plus 
d'un  autel,  au  creux  des  rociiers,  dans  le  fond  des 
ravins,  et  nombre  de  soldats  vinrent  s  agenouiller 
sur  le  sol  pour  recevoir  leur  Dieu. 

Mais  la  guerre,  oîi  est-elle  en  tout  ceci  et  quelles 
en  sont  les  manifestations?  La  guerre  n'est  pas  ici 
évidemment  à  l'état  aigu.  Les  Allemands  sont 
devant  nous,  pas  très  loin,  flanqués  de  leurs  amis 
les  Bulgares.  On  sait  (jue  même  ils  sont  en  Grèce, 
puiscju'en  ces  derniers  temps  ils  ont  franchi  la 
frontière  qu'ils  avaient  respectée  trois  mois,  après 
la  conquête  de  la  Macédoine  serbe  et  la  retraite  de 
l'armée  française.  Maintenant  ils  ont  pénétré  de 
quelques  kilomètres  et  c'est  peut-être  (nous  ne 
sommes  pas  dans  les  secrets  stratégiques)  pour 
empêcher  le  progrès  de  cette  marche  en  avant  que 
nos  troupes  sont  en  partie  venues  du  camp  relran- 
ciié  de  Salonique  occuper  des  positions  aussi  plus 
avancées. 

Depuis  que  les  adversaires  se  sont  ainsi  rappro- 


400  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

chés,  il  y  a  ce  que  nos  communiqués  pourraient 
définir  «  activité  moyenne  de  l'artillerie  ».  11  y  a 
même  une  activité  intense  de  nos  avions.  Les 
autres,  ceux  de  l'ennemi,  viennent  bien  aussi  nous 
rendre  visite  et  se  font  réaccompagner  jusqu'à 
leurs  lignes  par  des  obus  souvent  fort  bien  pointés. 
C'est  tout  un  art,  et  un  art  difficile  que  le  tir  à 
l'aéroplane.  Les  artilleurs  avouent  y  rencontrer 
des  problèmes  ardus  et  ne  disposent  souvent,  pour 
les  résoudre,  que  de  moyens  de  fortune.  Mais  ici 
(et,  sans  doute,  ailleurs)  se  trouvent  des  spécia- 
listes et  des  instruments  spéciaux.  La  poursuite  de 
l'ennemi  dans  les  airs  devient  un  spectacle  qu'on 
admire  d'en  bas,  en  oubliant,  plus  ou  moins  volon- 
tairement, que  malgré  tout  l'ennemi  est  un 
homme.  Depuis  nombre  de  semaines,  alors  même 
que  les  troupes  françaises  étaient  toutes  encore 
retranchées  dans  leur  camp,  les  avions,  de  part  et 
d'autre,  firent  leur  besogne.  Les  nôtres  partaient 
quelquefois,  en  bandes,  comme  des  oiseaux  migra- 
teurs, et  les  échos  lointains  nous  apportaient  le 
bruit  des  bombes  lancées  sur  les  campements  de 
l'adversaire.  Les  Allemands  rendaient  la  politesse, 
mais  avec  moins  d'envergure.  Les  journaux,  même 
français,  ont  signalé  leurs  raids  sur  Salonique  et 
les  environs,  avec  accompagnement  de  zeppelins. 
Une  nuit,  l'une  de  ces  lourdes  machines,  par  un 
ciel  assez  nuageux,  vint  ronronner  autour  de  notre 
campement  personnel.  On  entendait  très  distinc- 


DE    BRUXELLES    A   SALONIQUE  401 

tement  le  moteur,  on  ne  pouvait  distinguer  l'appa- 
reil lui-même.  Les  bombes  dont  il  gratifia  la  cam- 
pagne eurent  moins  d'effets  meurtriers  que  celles 
dont  ses  congénères  arrosèrent  la  ville  en  d'autres 
circonstances.  Seul,  un  pauvre  canonnier  suc- 
comba, au  moins  indirectement,  sous  leurs  coups, 
écrasé  par  l'éboulement  (ju'un  projectile  avait 
provo({ué. 

Ces  expéditions  aériennes  amènent  des  combats 
entre  avions.  Les  nôtres  comptent  plus  de  victimes 
à  leur  actif  (|u'ils  n'ont  subi  de  pertes.  Tout  à 
l'heure  nous  exagérions  tout  de  même  la  supério- 
rité des  temps  nouveaux  sur  l'antiquité,  quand 
nous  parlions  des  progrès  accomplis  depuis  le  vol 
d'Icare.  Par  deux  fois,  les  légers  appareils,  l'un 
français,  l'autre  allemand,  vinrent  s'abattre,  eux 
aussi,  dans  les  eaux  d'un  lac,  tuant,  hélas!  les 
passagers  dans  leur  cimtc.  Il  est  vrai  que,  dans 
les  deux  cas,  l'adversaire  leur  avait,  plus  ou  moins 
directement,  brisé  les  ailes. 

Tout  ne  se  passe  plus  en  l'air,  maintenant  que  les 
lignes  sont  en  face  l'une  de  l'autre.  Le  bombarde- 
ment réciproque  a  conunencé,il  se  continue  quand 
l'un  des  adversaires  aperçoit  ou  croit  apercevoir 
un  objectif  de  choix.  Et  parfois  les  lourdes  mar- 
mites arrivent,  hurlantes,  pour  s'écraser  avec 
fracas.  Parfois  aussi,  dans  la  nuit,  les  patrouilles 
avancées  en  viennent  aux  mains,  y  laissent  qucl- 
(jues-uns  des  leurs  ou  ramènent  quelques-uns  des 

II.  28 


402  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

autres.  Notre  petit  cimetière  à  X...  contient  une 
douzaine  de  tombes  fraîches,  marquées,  sur  le  tertre 
même,  d'une  croix  de  cailloux  blancs,  et  bordées 
de  gazon.  Une  autre  croix  de  bois  porte  le  nom  de 
celui  qui  est  venu  jusqu'ici  tomber  pour  la  patrie 
lointaine. 

Ces  épisodes  de  guerre,  tristes  ou  mouvementés, 
nous  rappelleraient,  s'il  en  était  besoin,  le  grand 
drame  où  nous  jouons  un  rôle  momentanément 
effacé.  Durant  trois  mois,  au  camp  retranché  de 
Salonique,  la  guerre  active  nous  apparaissait  plus 
lointaine  encore  et  les  soldats  maniaient  la  pelle 
beaucoup  plus  souvent  que  le  fusil.  Les  fossés  se 
creusaient  dans  un  enchevêtrement  calculé,  les 
uns  parallèles  à  ce  grand  fossé  plein  d'eau,  le 
Vardar,  la  dernière  des  lignes  défensives, les  autres 
s'en  allant  en  zigzags  multiples,  le  tout  abondam- 
ment muni  de  fils  de  fer.  Derrière  ces  enceintes 
rébarbatives,  le  camp  dans  l'immense  plaine  val- 
lonnée s'aménageait  presque  pour  le  confort.  On 
y  creusait  des  puits,  on  y  délimitait  des  jardins  • 
où  déjà  poussaient  les  radis  roses,  où  les  salades 
donnaient  bon  espoir.  Plus  d'un  soldat  même  avait 
abandonné  les  armes  pour  la  houlette  et  quelques 
bergers  bleu  horizon  promenaient  par  la  plaine  le 
troupeau  de  leur  régiment.  Les  habitations  affec- 
taient toutes  les  formes,  tentes  oblongues  ou  ma- 
rabouts ronds   et  pointus,  cabanes   de   roseaux, 


DR    BRUXF.LLRS    A    SALONIQUR  403 

huttes  en  terre,  cavernes  au  liane  d'un  ravin, 
quelcjues  maisons  môme  en  vrai  ciment,  en  pierres 
autlientiques.  Un  Decau ville  aidait  au  ravitaille- 
ment ordinaire  des  unités  plus  lointaines,  en 
attendant  de  servir  au  ravitaillement  éventuel  de 
la  grosse  artillerie.  Il  avait  fallu  travailler  ferme 
pour  mener  à  bien  ces  travaux  de  la  guerre  et,  de 
la  paix,  le  troupier  d'Orient  n'a  pas  connu  beau- 
coup de  loisirs. 

Maintenant  la  plupart  des  auteurs  de  ces  mer- 
veilles ont  dû  laisser  derrière  eux  et  à  des  succes- 
seurs le  fruit  de  leur  travail  ;  ils  ont  avancé, 
comme  nous  l'avons  dit.  Le  camp  apparaît  comme 
la  citadelle  formidable  où  l'on  reviendrait  s'enfer- 
mer en  cas  de  besoin.  Mais  l'on  songe  plutôt  à 
partir  plus  en  avant  encore.  L'on  songe  surtout, 
sans  regret  pour  cette  terre,  étrangère  remuée  au 
prix  d'un  constant  labeur,  à  l'autre  terre  quittée 
depuis  six  mois  et  vers  laquelle  se  tendent  la 
pensée  et  les  vœux.  Périodiquement  circule,  par 
ici,  le  bruit  du  retour  en  France,  et  les  moins  naïfs 
se  défendent  mal  de  s'y  laisser  prendre,  parce 
qu'on  est  toujours  un  peu  dupe  de  ses  propres 
désirs.  Quand  le  courrier  se  fait  attendre,  la  poste 
recueille  une  ample  moisson  de  malédictions  et 
Verdun  nous  intéresse  plus  que  tous  les  hameaux 
grecs  de  la  région  frontière.  Presque  tous  les  sol- 
dats d'ici  ont  connu  le  front  français  ou  celui  des 
Dardanelles;  dans  l'attente  d'un  avenir  incertain. 


404  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

ils  s'amusent,  un  instant,  du  spectacle  exotique 
que  les  hasards  de  la  guerre  leur  ont  montré.  Mais 
le  spectacle  est  monotone,  les  comparaisons  con- 
cluent à  l'avantage  du  vieux  pays  que  l'on  aspire 
à  retrouver.  L'herbe  verdoie,  les  pistes  poudroient 
et  l'on  ne  voit  rien  venir,  tandis  que  le  soleil 
monte  plus  chaud  à  l'horizon.  Les  Serbes  peut- 
être?  ou  les  Russes  encore?  Pâques  est  passé, 
la  Trinité  s'approche.  N'importe,  si  l'on  grogne 
parfois,  l'on  est  prêt  à  marcher  toujours,  par  le 
chemin  que  l'on  ignore,  qui  sera  bon  dès  lors  qu'il 
mène  à  la  victoire. 

Henri  du  P..., 
Aumônier  de  la  N*  division. 

Mai  1916. 


FIN 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Avant-propos. 


LIVRE  PREMIER 

IMAGES  DE  LA  GRANDE  GUERRE 

I.  —  En  Cliampagne 3 

1.  —  Rolèvc   de   blesses  à  la   Butte    de  Taliure 

(13-15  octobre  1915) 3 

2.  —  DouK  marsouins  de  1915. 24 

3.  —  La  confession  du  Juif. . .    57 

IL  —  En  Artois 62 

1.  —  Une    Saint-Martin  inouvementée    (11    no- 

vembre 1915) 62 

2.  —  Au  seuil  de  la  terre  natale  (mai-avril  1915).  80 

3.  —  Ma  batterie  pondant  l'offensive  {H-21   sep- 

tembre 1915) 95 

4.  —  Sur  les    pentes  de    Notre-Dame-de-Loretle 

(juillet-septembre   1915) 107 

8  1.  —  Lettres  à  Notre-Dame 107 

I  2.  —  Leurs   paroles 115 

5  3.  —  L'abbé  Jose(>b  Régal,  Savoyard 122 

5.  —  Le  prisonnier 139 

III.  —  Dans  la  fournai!^e  de  Verdun  (février-mars   1916)..  144 

1.  —  La  dernière  barrière  (26-29  février  1916)...  144 

2.  —  En  réserve  sous  les  obus  (l"-8  mars  j916).  17» 

3.  —  Retour  de  Verdun 199 


406  IMPRESSIONS   DE   GUERRE 

IV.   -  La  guerre  de  détail  (avril-juin  1916) 217 

1 .  —  Le  cadre  et  la  vie 217 

2.  —  Les  actions  militaires 240 

3.  —  Un  brave 271 


LIVRE  II 

DE    BRUXELLES    A    SALONIQUE 

I.  —  La  Belgique  sous  le  joug  (191  S) 291 

II.  —  Avec  les  Anglais  dans  les  Flandres  (septembre  1914- 

avril   1916) 339 

III.  —  Lettres  d'Orient  (octobre  1914-mai  1916) 361 

1 .  —  En  route  vers  la  Serbie 361 

2.  —  Salonique 366 

3.  —  En  Serbie 377 

4.  —  Sur  la  frontière  grecque 393 

Table  pes  matières 40& 


PARIS 

TYPOGRAPHIE    PLON-NOURRIT     KT    c'* 

S,  rue  Garancière,  6« 


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